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Affaire Shein : « La Commission européenne n’utilise pas le bazooka juridique dont elle dispose »

Affaire Shein : « La Commission européenne n’utilise pas le bazooka juridique dont elle dispose »

Il aura fallu qu’une internaute monte au créneau pour que tout bascule. Le 24 octobre dernier, une lectrice contacte 60 millions de consommateurs pour alerter de la présence sur le site de vente de Shein de poupées sexuelles à l’apparence d’enfants. Son signalement à la plateforme dédiée de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), Signal Conso, est resté lettre morte. Le magazine repart à la charge en sollicitant directement la direction rattachée au ministère de l’Economie. Cette fois-ci le message passe : le 1er novembre, la DGCCRF saisit le procureur de la République. Quelques jours plus tard, le gouvernement annonce engager une procédure de suspension de la plateforme de vente chinoise, avant d’y renoncer vendredi 7 novembre. « Les procédures judiciaires à l’encontre de Shein continuent », a néanmoins précisé l’exécutif. Une affaire qui intervient alors que la marque d’ultra fast-fashion vient d’ouvrir son premier magasin physique au sein du BHV, à Paris.

Depuis ses bureaux à Bruxelles, Dirk Vantyghem, directeur général d’Euratex, la confédération européenne de l’habillement et du textile, suit attentivement ce qui se déroule en France. Il y a quelques semaines, il signait avec les principales fédérations du Vieux Continent une déclaration commune pour que l’Union européenne agisse plus vite face à la montée des plateformes chinoises comme Shein ou Temu. Selon lui, la décision française de vouloir suspendre le géant de la mode éphémère pourrait certes accentuer la pression sur Bruxelles, mais il considère que l’action doit être menée en coordination avec les autres Etats membres.

L’Express : La décision du gouvernement français intervient alors que les industriels européens, dont votre filière, alertent depuis plusieurs mois sur la déferlante de petits colis venus de Chine. Quelle est aujourd’hui l’ampleur du phénomène à l’échelle européenne ?

Dirk Vantyghem : Évidemment, nous suivons ce dossier de très près. L’impact sur l’industrie textile et sur l’économie européenne est considérable, même s’il est difficile à chiffrer précisément. Ce que l’on observe surtout, c’est que dans les pays producteurs de vêtements comme le Portugal, l’Italie ou l’Espagne, de nombreuses entreprises ferment ou tournent à la moitié de leur capacité. La demande globale ne baisse pas vraiment, mais elle se déplace : si les consommateurs achètent chez Shein, ils n’achètent plus ailleurs. L’effet est donc direct et très concret.

La France a-t-elle raison d’avancer seule sur le sujet ?

D’une certaine manière, on peut saluer le fait que la France prenne des initiatives. Mais ce n’est pas la meilleure solution, car ce sujet nécessite une réponse européenne. Si la France interdit certains produits Shein, ils entreront simplement par d’autres pays du marché intérieur, comme la Grèce ou l’Irlande. Et si chaque État agit de manière isolée, c’est tout le marché européen qui se fragilise.

Je comprends la position des ministres français, qui doivent réagir politiquement, mais la seule voie efficace reste une action coordonnée à l’échelle de l’Union. Cela dit, cette initiative française a au moins le mérite de faire pression sur Bruxelles, pour accélérer les décisions.

En septembre, Euratex et d’autres fédérations du textile ont appelé Bruxelles à agir plus rapidement contre la fast-fashion. Pensez-vous que la Commission européenne a désormais pris la mesure du problème ?

Tout le monde sait ce qu’il faut faire : avancer sur la réforme de l’union douanière. Le problème, ce n’est pas tant la Commission européenne que certains États membres, encore réticents à agir rapidement. Il existe aujourd’hui un débat persistant entre certains États membres et Bruxelles sur la manière d’avancer dans ce dossier. Tout le monde s’accorde sur le diagnostic, mais pas sur la mise en œuvre.

Prenons l’exemple du seuil de « de minimis » [NDLR : l’exemption de droits de douane sur les colis de moins de 150 euros], qu’il faut supprimer. Tout le monde en convient depuis un an. Mais certains s’y opposent en expliquant que cela impliquerait de contrôler jusqu’à 12 millions de colis par jour, ce qui dépasse leurs capacités logistiques. Ils préfèrent donc éviter de « se créer un problème » en avançant sur ce point.

Le projet européen prévoit aussi des « frais de traitement » de 2 euros par colis. Ce montant est-il suffisant ? Est-ce le bon levier ?

Le principe fait consensus, mais la question reste de savoir à qui reviendra cette somme : aux douanes nationales, à la Commission européenne, ou à un autre acteur ? Ces discussions se déroulent souvent à huis clos, et elles retardent les décisions.

Il faut aussi mettre en place une infrastructure numérique commune, un data hub permettant de centraliser toutes les données douanières. Or, les États membres estiment que c’est à la Commission de le créer, tandis que la Commission dépend d’eux pour lui transmettre les informations. Ce jeu de responsabilités partagées ralentit considérablement le processus.

Je ne cherche pas à défendre la Commission, mais il faut reconnaître que si certains États reprochent à Bruxelles de ne pas avancer, ce sont en fait souvent eux-mêmes qui freinent, par prudence ou par souci de conserver leurs compétences. La création d’une autorité douanière européenne impliquerait en effet un transfert de pouvoir vers l’Union, ce à quoi plusieurs pays sont encore réticents. Même au sein de nos propres organisations, certains nous reprochent d’être trop lents, mais la frustration est la même à la Commission. Les équipes à Bruxelles veulent avancer, elles savent ce qu’il faut faire, elles disposent des chiffres, des données, et constatent elles aussi le manque de surveillance effective du marché.

Quels pourraient être les moyens d’action immédiats ?

Un domaine sur lequel la Commission pourrait agir plus vite est la responsabilité des plateformes d’e-commerce. Il faut les rendre juridiquement responsables des produits qu’elles mettent sur le marché. C’est tout l’enjeu illustré par le récent cas de ces poupées sexuelles.

Le Digital Services Act (DSA) donne à la Bruxelles les moyens juridiques d’imposer cette responsabilité aux plateformes. Pourtant, elle ne les utilise pas pleinement. C’est difficile à comprendre : malgré une communication en février sur le commerce en ligne, qui allait dans la bonne direction, la Commission n’a pas franchi le pas décisif consistant à déclarer ces entreprises juridiquement responsables de ce qu’elles commercialisent.

Elle se montre prudente, se limite à des déclarations, et n’utilise pas ce « bazooka » juridique qu’elle a à disposition. Certains estiment qu’elle hésite à aller trop loin vis-à-vis de la Chine, en raison d’autres enjeux géopolitiques, notamment avec les États-Unis. Sur ce point, il n’y a pas vraiment d’excuse : même si certains États membres avancent lentement ou invoquent des difficultés techniques, elle a les moyens d’agir. Ce qui manque aujourd’hui, c’est le courage politique d’assumer une confrontation avec la Chine. Il faut oser dire stop.

Vous dénoncez depuis longtemps une concurrence déloyale des plateformes étrangères. Quelles sont aujourd’hui les pratiques les plus problématiques selon vous ?

Sur le fond, le problème est plus structurel. Les produits vendus par des plateformes comme Shein bénéficient d’un avantage concurrentiel injustifié : ils échappent aux contrôles de qualité et aux taxes. Ils ne paient pas de droits de douane, tandis que la TVA est souvent sous-déclarée. Cela représente plusieurs milliards d’euros de pertes pour l’Union. Concrètement, un colis peut être déclaré à 1 euro alors qu’il en vaut 100. Cette pratique est massive.

Ces produits profitent donc d’un double avantage : économique, puisqu’ils échappent à la fiscalité, et environnemental, puisque leurs conditions de production ne sont soumises à aucun contrôle. Résultat : ils peuvent être vendus à des prix imbattables. Et évidemment, pour des raisons de pouvoir d’achat, beaucoup de consommateurs vont faire le choix d’un t-shirt à 5 euros.

Le vrai problème est que le système économique et juridique actuel récompense ceux qui ne respectent pas les règles du jeu, au détriment de ceux qui les appliquent. Tant que ce déséquilibre persistera, les acteurs responsables seront pénalisés face à des concurrents qui, eux, s’affranchissent totalement de ces règles.

L’industrie européenne du textile parle d’un « combat pour sa survie ». Que risquent concrètement les emplois du secteur si rien n’est fait ?

Les conséquences pour l’industrie textile européenne seront considérables. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le chiffre d’affaires et l’emploi reculent partout. Et au-delà de l’aspect économique, c’est une question de dépendance stratégique. Certains diront qu’un t-shirt n’a rien de vital, mais le textile, c’est aussi du matériel médical, des tissus techniques, de défense… Si l’on perd ce savoir-faire, on devient dépendants dans des domaines essentiels.

Nous, acteurs du secteur, faisons des efforts pour rendre la production plus durable, réduire les déchets, limiter les émissions. Mais si le reste du monde continue comme avant, ils seront vains. C’est tout le paradoxe européen : on adopte des législations ambitieuses sur la durabilité, la traçabilité… et dans le même temps, on laisse entrer des produits qui ne respectent aucune de ces règles.

On parle beaucoup de « réindustrialiser l’Europe », mais dans la pratique, on assiste à l’effet inverse. Il faut donc corriger le fonctionnement du marché. Cela peut sembler paradoxal, venant d’entrepreneurs attachés à la libre concurrence et à la libre circulation des biens, mais encore faut-il que la concurrence soit loyale. Sans cela, c’est la fin de l’industrie textile européenne. Et avec elle, davantage de dépendance, plus d’émissions de CO2 à cause du transport, une perte de recettes fiscales et des milliers d’emplois supprimés.

Le secteur représente encore 1,3 million d’emplois en Europe, mais ce chiffre baisse chaque année. Et il ne s’agit pas seulement de la fast-fashion : si la base industrielle disparaît, c’est aussi le haut de gamme et le luxe, encore produits en France ou en Italie, qui seront touchés à leur tour.



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Author : Thibault Marotte

Publish date : 2025-11-07 15:58:00

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