Le fracas quotidien des bombardements en Ukraine et l’intransigeance du maître du Kremlin nous font souvent perdre de vue une évidence : il existera, tôt ou tard, un monde sans Vladimir Poutine. Même si lui-même, obsédé par l’éternité, semble avoir du mal à se faire à cette idée. Les greffes d’organes pourraient permettre aux humains d’atteindre l’immortalité, expliquait-il en substance au président chinois Xi Jinping lors d’une conversation privée à Pékin en septembre dernier. L’autocrate russe a d’ailleurs fait de la recherche sur les « technologies anti-vieillissement » une priorité scientifique nationale. Pourtant, le dirigeant, qui a fêté en octobre ses 73 ans, a beau avoir modifié la Constitution de sorte à pouvoir se maintenir théoriquement au pouvoir jusqu’en 2036, sa succession est inévitable. Et les Occidentaux doivent l’anticiper dès aujourd’hui prévient John Kennedy, directeur de recherche au sein de la division Europe de la Rand Corporation dans une analyse publiée récemment sur le site du think tank américain. Une démarche prématurée ? Il ne le pense pas : « La stabilité stratégique de l’Europe à l’avenir en dépend ». D’autant plus que cette transition, affirme-t-il, « en raison de la structure de gouvernance et de la culture politique russes », pourrait être « imprévisible, longue et violente. » A L’Express, cet ancien collaborateur du gouvernement britannique sur les questions russes déroule comment les alliés de l’Otan peuvent se préparer concrètement à la question, toujours taboue à Moscou, de la succession du président russe. Entretien.
L’Express : certes, à 73 ans, Vladimir Poutine a déjà dépassé d’environ cinq ans l’espérance de vie moyenne des hommes en Russie, selon les derniers chiffres de l’OMS datant de 2021. Mais n’est-il pas prématuré de s’intéresser à sa succession, alors que la guerre en Ukraine se poursuit et qu’il ne montre aucun signe de vouloir céder le pouvoir ?
John Kennedy : Je ne le crois pas. Il me semble à la fois souhaitable et utile de penser au-delà de la crise immédiate, de réfléchir à la position dans laquelle nous souhaiterions nous trouver lorsque Poutine ne sera plus là. C’est, à mon sens, un exercice raisonnable. Nous devons recueillir des preuves, les analyser, et proposer des cadres de réflexion permettant aux décideurs de planifier sa disparition — ou une situation dans laquelle on penserait qu’il est mort — afin d’élaborer différents scénarios et être prêts à réagir. Il est impératif d’y réfléchir dès maintenant pour anticiper cet événement lorsqu’il surviendra. Nous devrions nous donner l’espace nécessaire pour envisager, de manière systématique, les figures qui, aujourd’hui, pourraient incarner un successeur potentiel — tout en acceptant un certain degré d’incertitude — et planifier en conséquence car il existe des méthodes pour y parvenir. Et il est utile de se rappeler que le statu quo russe auquel nous sommes actuellement confrontés finira par évoluer avec le temps. Il est important que nous soyons prêts à cela, en particulier dans les cercles chargés de la planification stratégique et de la politique étrangère.
Vladimir Poutine n’échappe pas aux lois de la nature, il vieillit. Il en a pleinement conscience d’ailleurs. Ce qui est peut-être le plus révélateur à ce sujet, c’est cet échange qu’il a eu avec Xi Jinping à Pékin, en septembre dernier. Il y a évoqué l’idée que certains humains pourraient, à l’avenir, vivre indéfiniment. Xi lui a répondu — de manière assez étonnante — que certains scientifiques estiment que l’âge de 150 ans pourrait être atteint. Cette discussion, qui semblait devoir rester privée (NDLR : les micros étaient restés ouverts), en dit long sur l’état d’esprit des deux autocrates. D’ailleurs, plusieurs signes anecdotiques, ces dernières années, montrent que Poutine se préoccupe de plus en plus de sa propre survie. Par exemple, il a maintenu une distanciation très visible entre lui et les autres pendant la pandémie, et même après. Il exige souvent que ses interlocuteurs portent un masque en sa présence. Il privilégie désormais les visioconférences aux rencontres en face-à-face. Il existerait même des rapports indiquant qu’il s’intéresse aux remèdes traditionnels et aux plantes médicinales, sans oublier ses retraites régulières en Sibérie.
Faut-il s’attendre à ce que Vladimir Poutine se présente de nouveau en 2030, si son état de santé le lui permet ?
Tout porte à le croire. Il a modifié la Constitution afin de pouvoir rester au pouvoir indéfiniment. Il est déterminé à réprimer toute forme d’opposition, ainsi que les médias indépendants. Il cherche à s’assurer que lui, et lui seul, puisse rester en poste aussi longtemps que possible. Ce que l’on observe depuis le début de la guerre en Ukraine — et cela était déjà perceptible avant 2022 — c’est une concentration croissante du pouvoir entre ses mains. Il n’y a vraiment personne autour de lui qui conteste son autorité. Son principal opposant, Alexeï Navalny, est mort en prison après avoir été la cible de multiples attaques pendant plusieurs années. Donc oui, il est tout à fait plausible, et même probable, que Vladimir Poutine cherche à rester au pouvoir au-delà de son mandat actuel. Et l’histoire russe nous enseigne qu’il n’est pas rare que les dirigeants meurent au pouvoir.
Il faut envisager la possibilité qu’un successeur émerge en dehors des cercles traditionnels du pouvoir
Il existe de nombreux éléments historiques propres à la culture politique russe auxquels on peut se référer, mais l’un des plus saisissants est sans doute l’autocratie, que Poutine incarne pleinement. Historiquement, les autocrates russes du XXe siècle sont tous morts au pouvoir, à l’exception de Boris Eltsine qui, se sachant malade, a cédé le pouvoir à Poutine. C’était donc une étape intéressante. On peut aussi évidemment penser à Staline. Poutine n’a pas encore dépassé Staline en durée de pouvoir, mais l’on ne voit aujourd’hui aucun signe indiquant qu’il envisage de se retirer. Certains facteurs pourraient bien sûr influencer sa décision. L’un des scénarios possibles serait lié à une évolution défavorable de la situation en Ukraine. Si Poutine venait à se sentir vulnérable sur le plan politique ou militaire, son calcul pourrait alors changer. Un autre facteur déterminant serait un problème de santé sérieux. Si son état physique se détériorait ou si son état d’esprit évoluait, il pourrait ressentir le besoin d’assurer sa succession, de garantir une transition, de protéger son héritage, sa personne et sa famille. Ce sont des raisons plausibles parmi d’autres qui sont susceptibles d’amener un changement dans sa façon de voir les choses. Mais il faut nous préparer à ce qu’il reste en place jusqu’à sa mort, car aucun changement de posture ne suggère une transition à venir.
Pour anticiper au mieux l’après-Poutine, vous écrivez que « les gouvernements occidentaux doivent améliorer leur renseignement sur les élites russes. La succession ne se jouera pas en public, mais au sein de réseaux de clientélisme opaques ». Comment les Occidentaux peuvent-ils s’y prendre concrètement ? Vladimir Poutine lui-même a-t-il une préférence pour un successeur éventuel ?
Les services de renseignement en Occident doivent commencer par cartographier les différents réseaux d’influence, tracer les actifs des élites et comprendre les rivalités internes. Ils doivent s’appuyer au maximum sur des diplomates, universitaires et dissidents russes pour analyser les dynamiques au sein du cercle rapproché de Poutine. Pour répondre à votre deuxième question, Poutine n’a pas, à ce que l’on sache, préparé publiquement de successeur. Mais une liste assez large de candidats potentiels peut être établie à partir des personnalités proches du pouvoir en utilisant la vieille méthode de la « Kremlinologie », qui consiste à observer les signes de proximité avec le président, les marques de faveur, pour évaluer leurs chances respectives. Ainsi, des spéculations ont circulé autour d’Alexeï Dioumine, ancien garde du corps de Poutine, récemment promu secrétaire du Conseil d’Etat (NDLR : chargé d’assurer la bonne coordination de l’ensemble des organes d’État). On évoque aussi la possibilité que le successeur vienne des services de sécurité, le milieu d’origine de Poutine, et dans lequel il semble le plus à l’aise. Il s’est entouré d’hommes issus de cet univers. Cela dit, s’il désignait trop clairement un successeur, cela mettrait en danger ce dernier, car d’autres figures influentes pourraient aussi convoiter ce poste. Et cela enverrait aussi un signal : celui que Poutine est fatigué, qu’il envisage de partir ou qu’il ne se sent plus capable d’assumer son rôle. Autrement dit, en parlant ouvertement de succession ou en la planifiant, Poutine affaiblirait en réalité sa propre position.
« L’histoire de la Russie nous enseigne que les transitions peuvent réserver des surprises », écrivez-vous, rappelant que « peu d’observateurs avaient prévu que Poutine serait choisi par Eltsine en 1999, ou que Medvedev lui succéderait en 2008 ». Cette imprévisibilité vaut-elle aussi pour la Russie d’aujourd’hui ?
Personne ne sait vraiment comment la transition se déroulera dans le cas de Poutine. Mais on voit actuellement en Russie un certain nombre de conditions socio-économiques qui se détériorent. La trajectoire est négative. Et cela s’est accentué avec l’intensification des attaques ukrainiennes contre les infrastructures énergétiques russes. Certes, la trajectoire socio-économique n’est pas aussi négative qu’à la fin de la période soviétique. Mais on observe une vulnérabilité croissante, une dépendance accrue au sein même de la Russie. Les tendances démographiques sont très négatives. L’économie est concentrée sur certaines industries. L’innovation n’est pas encouragée. Il existe donc toute une série de défis qui, si Poutine reste au pouvoir et poursuit sur sa ligne politique actuelle, vont s’accentuer.
Il laissera à son successeur une Russie plus dépendante de la Chine, plombée par les retombées intérieures et internationales de la guerre et confrontée à une situation sanitaire et démographique en déclin. Donc, quoi qu’il arrive, la transition pourrait être surprenante. Elle pourrait être prolongée et potentiellement violente. Certains des facteurs sociaux et économiques entourant cette transition influenceront ce qui se passera ensuite.
Qu’entendez-vous par « violente » et « surprenante » ?
Poutine a attribué à des individus influents certains secteurs de l’économie politique, en échange de leur loyauté notamment. Et ces hommes, car ce sont majoritairement des hommes, détiennent le contrôle de larges pans de l’État ou de l’économie. Ils ont un accès privilégié aux bénéfices issus de ces verticales. Historiquement, on pourrait les comparer aux « boyards » — des sortes de seigneurs féodaux russes. Ces hommes contrôlent et profitent des rentes générées par les différentes verticales du pouvoir. Ils s’enrichissent personnellement en échange de la stabilité dans les secteurs économiques et dans la société — c’est la raison pour laquelle la lutte de l’opposant Alexeï Navalny reposait sur la dénonciation de la corruption de ces élites, et non sur une idéologie politique gauche/droite — or, dès lors qu’on admet que leur loyauté est liée à un seul homme, leur position dépend entièrement de lui. Sa disparition les placerait dans une situation de grande vulnérabilité. Et la vérité, c’est que nous savons très peu de chose sur la façon dont ils pourraient réagir en période de transition. Rien ne garantit qu’ils parviendraient à s’entendre sur un successeur. Et nous ignorons dans quelle mesure ces élites s’entendent réellement entre elles. Voilà pourquoi, comme je vous le disais, il est important dès aujourd’hui de s’y pencher et d’analyser leurs profils, leurs chances possibles.
Il faut également envisager la possibilité qu’un successeur émerge en dehors des cercles traditionnels du pouvoir. Il pourrait s’agir d’une figure venue des régions, voire — de manière plus inattendue — d’un héros de guerre issu du conflit ukrainien, ou même d’une personnalité surgie directement de la population. Ce dont on parle ici est, par nature, hautement spéculatif. Mais il est important de spéculer de manière plausible. Le système russe, sur les plans politique et économique, est organisé selon un ensemble de « verticales » observables. Il faut donc examiner chaque verticale de pouvoir, en identifiant qui en est le chef, et en analysant les relations et les rivalités entre ces individus placés sous l’autorité de Poutine.
Que nous apprend l’étude approfondie de ces verticales du pouvoir ?
Ces « boyards » ont tendance à rester en place très longtemps, ce qui signifie que dans la Russie de Poutine, la loyauté l’emporte sur la compétence, même si on observe périodiquement quelques remaniements. On peut citer, par exemple, la nomination de Mikhaïl Michoustine au poste de Premier ministre, ou encore la promotion de Viktor Zolotov et Alexeï Dioumine, tous deux anciens gardes du corps de Poutine. Tous ces hommes ont gravi les échelons avec son soutien personnel. À côté de ces promotions, certains piliers du système sont en poste depuis des décennies, comme Igor Setchine, le patron du groupe pétrolier Rosneft, Alexeï Miller, PDG de Gazprom, Sergueï Kirienko, qui dirigeait auparavant Rosatom et travaille maintenant au Kremlin sur des sujets clés en matière politique étrangère. La plupart de ces hommes ont entre 60 et 70 ans, et ont avancé en même temps que Poutine. Beaucoup d’entre eux sont même d’anciens collègues et amis à lui, à l’instar d’Andreï Kostine, qui dirige la banque VTB, mais aussi Igor Setchine ou encore Nikolaï Tokarev, président de Transneft. Même Sergueï Choïgou, qui était ministre de la Défense et qui a manifestement échoué dans ses missions pendant l’invasion de l’Ukraine en 2022, a eu droit à une « sortie en douceur » en étant muté au Conseil de sécurité. Poutine protège donc fortement son entourage proche. Et ces personnalités ont conservé des postes de haut niveau sur le long terme. C’est pourquoi il est probable que ces responsables, qui sont ses pairs, resteront à ses côtés jusqu’au bout, car ils lui sont loyaux.
Les décideurs devraient faire preuve de plus de prudence dans la préparation de l’ère post-Poutine.
En parallèle, Poutine a aussi besoin de personnalités qui offrent un certain niveau de compétence dans des domaines clés — en particulier l’économie, mais aussi, plus récemment, dans le développement du complexe militaro-industriel. C’est le cas d’Elvira Nabioullina, qui est à la tête de la Banque centrale, ou Andrei Belousov, le nouveau ministre de la Défense : ce sont des technocrates qui supervisent des politiques essentielles. Et Poutine ne peut pas se permettre de les laisser partir. Il a d’ailleurs été rapporté que Nabioullina aurait voulu démissionner après l’invasion de l’Ukraine, mais que le président l’en aurait empêchée.
Y a-t-il des inimitiés connues dans les cercles du pouvoir poutinien, que ce soit au Kremlin ou dans la sphère des affaires ?
C’est le cas, oui. Si l’on regarde Gazprom et Rosneft, par exemple — les deux plus grandes entreprises énergétiques de Russie — nous savons qu’il y a une certaine rivalité entre Igor Setchine et Alexeï Miller. Cela a été documenté. Un certain degré de rivalité est d’ailleurs important pour Poutine, car cela lui permet de se positionner en arbitre. Cela démontre sa primauté. On peut observer ce type de rivalités dans l’histoire, à travers divers secteurs. Mais on la perçoit probablement moins dans le système gouvernemental lui-même, et davantage dans l’économie au sens large.
« L’absence de Vladimir Poutine ne rendra pas automatiquement la Russie moins dangereuse », concluez-vous. Qu’entendez-vous par là ?
Les historiens de la Russie mettent souvent en lumière certains traits socioculturels persistants, tels que l’autocratie, le nationalisme et l’orthodoxie, qui continuent de façonner la culture politique du pays. De même, les chercheurs en « culture stratégique » — une méthode analytique développée par Jack Snyder au sein de la RAND Corporation dans les années 1970 — attirent notre attention sur les caractéristiques semi-permanentes de la prise de décision au Kremlin en matière de politique étrangère. L’exemple le plus évident est la vision historiquement impérialiste que la Russie entretient à l’égard de sa région — une vision incarnée notamment par le discours tristement célèbre et fallacieux de Poutine en 2021, sur l’unité des peuples russe et ukrainien.
Un autre trait marquant est la tendance des dirigeants russes à considérer leur pays comme un pôle civilisationnel et géopolitique à part entière, équivalent aux États-Unis et — plus récemment, de façon plus prudente — à la Chine, et ce malgré les faiblesses relatives de la Russie. Bien entendu, je parle ici de tendances de long terme. Mais à mon avis, les observateurs et les décideurs occidentaux — moi y compris — ont été trop optimistes quant à la possibilité que la Russie devienne une démocratie, ou que les relations avec Moscou puissent être stabilisées par l’intégration économique. Les décideurs devraient faire preuve de plus de prudence dans la préparation de l’ère post-Poutine.
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Author : Laurent Berbon
Publish date : 2025-11-09 17:00:00
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