Le jour de notre rencontre, Paul Hudson a appris que l’Elysée montait le 17 novembre un événement « Choose France » valorisant les entreprises tricolores investissant dans l’Hexagone. L’initiative le ravit – il l’appelait de ses voeux. Directeur général de Sanofi depuis six ans, cet Anglais de Manchester a beau afficher dans son bureau un maillot dédicacé de l’emblématique club de foot de sa ville natale, il n’en martèle pas moins son soutien à l’équipe de France de l’industrie.
A ses yeux, pas d’ambiguïté : Sanofi reste français. Lui, pourrait le devenir – la demande est déposée. Si sa francophilie bute encore sur la langue de Molière, le dirigeant croit dans l’avenir de notre pays, notamment grâce à l’intelligence artificielle, levier majeur d’une possible « révolution biotechnologique ». Ce qui n’exclut pas une stratégie internationale pour trouver aux Etats-Unis ou en Chine les médicaments de demain. Ceux qui permettront au laboratoire de passer le cap de 2031, lorsque le Dupixent, son produit phare, tombera dans le domaine public.
L’Express : Ces dernières années, vous avez recentré la stratégie de Sanofi autour de l’immunologie, des vaccins et des maladies rares. Pourquoi ?
Paul Hudson : Nous nous concentrons sur les domaines où nous estimons avoir un réel avantage scientifique et technologique. Nous pourrions aller sur des terrains dont on parle beaucoup comme l’obésité, mais nos chances d’y découvrir un médicament réellement innovant seraient moindres. Nous préférons investir là où notre savoir-faire maximise nos probabilités de succès.
Le modèle économique de notre secteur est unique par rapport à celui de fleurons français comme TotalEnergies, Schneider, ou encore à celui des secteurs du luxe et de la beauté, qui reposent sur une activité de base stable, qu’ils développent par l’innovation et des acquisitions successives. S’ils sont bien gérés, leur trajectoire est régulière : ils croissent de manière prévisible, avec quelques à-coups liés aux cycles économiques, au numérique, à l’intelligence artificielle ou à la géopolitique. Le schéma de l’industrie pharmaceutique est tout autre. Tous les deux ou trois ans, l’un de nos médicaments majeurs disparaît du marché : son brevet arrive à expiration. Nous sommes correctement rémunérés pendant la durée de vie du produit, mais dès que le brevet tombe, les revenus associés s’effondrent du jour au lendemain.
Nous savons déjà, par exemple, que notre médicament phare, le Dupixent, qui générera au total plus de 22 milliards d’euros de chiffre d’affaires pour Sanofi, verra ses ventes décliner au plus tôt en 2031. Notre activité n’est donc pas linéaire. Elle est faite de cycles de lancements, de succès, puis de déclins. C’est précisément pour cette raison que nous concentrons nos efforts sur quelques domaines clés où nous pensons pouvoir innover et lancer de nouveaux traitements. Dans notre industrie, le statu quo n’existe pas. Si nous cessons d’investir dans la recherche et le développement (R & D), nous disparaissons. Nos équipes en ont conscience. Elles savent aussi que l’innovation est la meilleure garantie pour la pérennité des emplois et pour leur propre développement professionnel.
Cette stratégie s’est notamment traduite par des acquisitions de biotech ces derniers mois, surtout aux Etats-Unis…
Acheter des sociétés à l’étranger est pour nous un moyen de trouver de nouvelles sources de croissance. Il s’agit parfois d’entreprises ayant déjà découvert un médicament approuvé par la Food and Drug Administration ou l’Agence européenne du médicament : nous les acquérons à la fin de leur parcours scientifique, mais au tout début de leur vie commerciale.
Ce type d’investissement est coûteux, car à mesure qu’un médicament s’approche d’une mise sur le marché, le risque d’échec diminue, donc sa valeur augmente. Un projet en développement depuis quatre ans a encore 90 % de chances d’échouer. Au bout de neuf ans, l’aléa tombe à 30 %. Cette réalité est mieux comprise aux Etats-Unis, en Chine ou au Royaume-Uni qu’en France, où l’on perçoit parfois mal la notion de risque inhérente à notre métier.
Certaines sociétés françaises pourraient-elles vous intéresser ?
L’écosystème français des biotechnologies représente à peine 5 % de celui des Etats-Unis. Le nombre de candidats potentiels est donc beaucoup plus limité. Pour autant, nous investissons massivement en France : depuis 1997, nous y avons dépensé environ 50 milliards d’euros dans la recherche. Un effort considérable, qui n’a permis la découverte d’aucun médicament. Cela ne veut pas dire que nos équipes ne sont pas performantes : c’est simplement le prix de la recherche pharmaceutique. Nous restons le premier investisseur privé en R & D en France, avec environ 2,5 milliards d’euros par an. Ce montant représente un tiers de nos dépenses mondiales de recherche, une proportion qui n’a jamais varié et qui ne changera pas, même si l’enveloppe globale augmente.
Comment expliquez-vous cet insuccès français ?
Trouver un nouveau médicament est extrêmement difficile. Aujourd’hui, entre la découverte et l’autorisation de mise sur le marché, il faut compter trois à quatre milliards d’euros et environ dix ans. C’est un investissement colossal, mais incontournable. Douze nouveaux médicaments Sanofi sont actuellement en phase avancée de développement, à deux à cinq ans de leur mise sur le marché. La plupart dans nos domaines clés : vaccins, immunologie, neurologie, un peu d’oncologie et de maladies rares. L’enjeu est clair : lorsque le Dupixent commencera à décliner, ces nouvelles molécules devront générer suffisamment de revenus pour compenser.
Pourquoi la France accuse-t-elle un tel retard de performance par rapport aux États-Unis ?
La France regorge d’entrepreneurs talentueux et de chercheurs brillants, issus notamment de Polytechnique ou de Paris-Saclay. Mais le principal obstacle reste le capital disponible et la motivation à transformer une découverte scientifique en entreprise. Aux Etats-Unis, la réussite et l’ambition sont des moteurs puissants, dans tout le pays. En France, les chercheurs sont souvent guidés par le désir de faire progresser la science et de contribuer à la société, ce qui est admirable, mais les acteurs financiers ne suivent pas toujours.
L’Etat français a pourtant fait beaucoup d’efforts pour soutenir les start-up et leur fournir des fonds d’amorçage, une politique qui commence à porter ses fruits. Mais il ne peut pas, à lui seul, financer un écosystème complet. En conséquence, il y a moins de centres de recherche privés et moins d’entrepreneurs.
En définitive, quand nous décidons de racheter une biotech, sa localisation importe peu. Simplement, la taille du marché américain ouvre davantage d’opportunités. Il faut aussi regarder l’avenir : d’ici 2040, on estime que 30 à 40 % des nouveaux médicaments découverts dans le monde viendront de Chine !
Un marché où Sanofi investit ?
Oui, bien sûr, comme tout le monde. Le gouvernement chinois a mis en place un plan de développement dans la santé sur vingt ans, avec une vision de long terme et, de fait, une grande stabilité politique. Il a également fait revenir dix mille chercheurs titulaires d’un doctorat formés aux Etats-Unis, en leur donnant les moyens de créer leur propre entreprise en Chine. D’ores et déjà, on voit émerger de plus en plus de sociétés innovantes dans le domaine des biotechnologies.
Vous avez annoncé il y a quelques mois un investissement de 20 milliards d’euros aux Etats-Unis. Une décision pragmatique liée à la politique de Trump ?
Donald Trump estime que l’Europe devrait payer davantage pour ses médicaments. Aujourd’hui, la France consacre 9 % de ses dépenses de santé aux médicaments, comme le Royaume-Uni, l’Allemagne 15 %, l’Italie 16 à 17 %. La France n’est donc pas parmi les pays qui paient le plus, mais elle consacre une part significative de son budget de santé aux traitements.
Aux Etats-Unis, les prix sont jusqu’à quatre à cinq fois plus élevés. Cela s’explique en partie par la structure du système : les compagnies d’assurances, les pharmacies et d’autres intermédiaires captent une part importante de la valeur. Ce que souhaite Donald Trump, c’est que les médicaments soient produits sur le sol américain, au nom de la souveraineté sanitaire, mais aussi pour des raisons économiques et politiques. D’autres pays, comme la Chine, l’Allemagne ou le Royaume-Uni, ont adopté des politiques plus incitatives pour attirer les entreprises pharmaceutiques.
Donald Trump demande aux groupes pharmaceutiques de s’engager à investir aux Etats-Unis. Dans notre cas, cela représente environ 20 milliards de dollars sur les cinq prochaines années. En parallèle, avec seulement 3 % de nos ventes en France, nous sommes engagés à investir un tiers de nos dépenses totales de R & D, à fabriquer un tiers de nos médicaments et vaccins et à maintenir 25 % de nos effectifs en France sur la même période. Sans oublier notre contribution positive de 17 milliards d’euros à la balance commerciale du pays, multipliée par 2,4 depuis 2020.
Sanofi reste très implanté en France mais celle-ci a un poids très faible dans son chiffre d’affaires.
Il y a quelques mois, lorsque vous avez vendu la majorité d’Opella (Doliprane) à un fonds américain, certains y ont vu une atteinte à notre souveraineté sanitaire. Cette inquiétude était-elle justifiée ?
Le Doliprane est vendu dans un seul pays, la France. Il est fabriqué en France, pour les Français. Et nous n’avons jamais fabriqué autant de boîtes, donc il n’y a aucun problème de souveraineté. A l’époque, personne ne m’a posé la question de ce que pensait la direction d’Opella de cette décision. En réalité, elle en était à l’origine, me faisant valoir que le modèle était différent de celui de Sanofi, que la société devait être indépendante pour lever des capitaux, racheter des entreprises. Et je rappelle que Sanofi en détient toujours 48 % du capital.
Quelle est votre ambition pour Sanofi ?
Ma mission est de créer la plus importante, et peut-être la plus grande entreprise pharmaceutique d’Europe, et pourquoi pas du monde si nous osons rêver. Nous voulons que ce pays soit fier. Personnellement, j’ai même demandé la nationalité française. Quoi qu’il advienne de mon mandat, je préfère rester en France. J’aime ce pays et je souhaite que cette entreprise laisse une empreinte ici.
D’où vient, selon vous, le sentiment diffus que Sanofi délaisse son pays d’origine ?
Nous n’en avons fermé aucun. Nous les avons transférés de manière responsable à des partenaires solides avec des engagements fermes sur l’emploi et l’activité pendant plusieurs années. Lorsque des départs ont eu lieu, nous avons toujours accompagné nos collaborateurs avec des conditions exceptionnelles, reflétant notre engagement envers nos équipes. A vrai dire nous investissons de plus en plus dans nos sites de production et d’approvisionnement en France : nous avons presque quadruplé nos investissements annuels, en passant de 100 millions à 400 millions environ. 25 % de nos employés sont en France et cela n’a pas vocation à changer.
Mais nous devions nous moderniser. Sanofi n’a jamais été une entreprise de recherche, les investisseurs le savent. Ils nous demandent donc de démontrer que dans un horizon de quelques années, le groupe sera capable de découvrir des médicaments susceptibles de devenir des superstars dans le monde entier. Nous avons commencé : Beyfortus [NDLR : traitement préventif contre la bronchiolite] et Altuviio [NDLR : médicament contre l’hémophilie] en sont de bons exemples.
La prochaine étape, d’ici la fin de l’année, concerne les résultats du tolebrutinib, notre médicament destiné à diminuer le risque, pour les malades atteints par la sclérose en plaques, de se retrouver en fauteuil roulant. Un autre suivra en janvier dans le domaine des maladies de peau. Dans notre secteur, il faut sept ans pour repenser complètement la R & D, et nous en sommes à cinq ans. Les deux prochaines années vont donc décider de notre réussite. Deux grands concurrents aux Etats-Unis opèrent ce même mouvement mais n’ont pas assez de nouveaux médicaments pour faire face à la chute des précédents.
Lorsque j’ai rejoint l’entreprise, nous dépensions environ cinq milliards d’euros en recherche et développement. Ce montant était le plus faible des vingt premières entreprises pharmaceutiques. Cette année, nous y consacrons environ 8,2 milliards avec de meilleurs collaborateurs, une meilleure organisation, une meilleure utilisation de l’IA pour essayer de trouver des médicaments made in Sanofi.
Est-il important pour Sanofi d’être coté à la Bourse de Paris ? Envisagez-vous, comme TotalEnergies, d’avoir une cotation pleine et entière à Wall Street ?
Nous apprécions que notre cotation principale soit en France. Nous avons des ADR [NDLR : titre qui reflète le cours de l’action parisienne] aux Etats-Unis sur le Nasdaq. Chaque entreprise a des besoins différents. Nous obtenons d’excellents résultats en France et en Europe. Certes, il est important que les niveaux d’imposition soient corrects, mais je ne veux pas créer d’incertitude à ce sujet. Nous sommes fiers d’être cotés ici. Nous ne voyons aucune raison de changer quoi que ce soit.
En fin de compte, Sanofi doit rester français. Mais le groupe doit aussi prendre sa place dans le réseau mondial. Gagner pour la France suppose de gagner à l’international. Malheureusement, parfois, nous ne sommes pas aidés par certaines décisions des autorités, et Lovenox en est un bon exemple. Nous avions beaucoup investi pour que cet anticoagulant soit fabriqué en France. Mais les autorités ont fait le choix d’opter pour une version chinoise dont le prix était équivalent. Maintenant nous sommes face à un dilemme. Nous avons un site magnifique mais les emplois sont désormais en Chine.
Et au niveau européen, recevez-vous du soutien ?
Les biens les plus exportés d’Europe sont les produits pharmaceutiques : 300 milliards d’euros par an. Pourtant, il n’y a pas de stratégie pour la santé en Europe. Or nous ne pouvons pas rivaliser seuls avec la Chine et les Etats-Unis. Ce n’est possible qu’en tant que partie intégrante d’une Europe prospère.
Quels changements l’IA va-t-elle apporter à l’industrie pharmaceutique et à Sanofi dans les prochaines années ?
L’IA change tout, pour tout le monde. J’ai le grand privilège de coprésider avec Bill Gates la table ronde des dirigeants, qui réunit tous les patrons du secteur de la santé, deux fois par an. La dernière s’est tenue à Paris. Il m’a dit : « Paul, le défi de l’IA est que, contrairement aux révolutions précédentes du téléphone portable ou d’Internet, dont les répercussions se sont étalées sur deux ou trois générations dans le monde du travail, son impact se fait sentir en une seule génération ». Ce choc provoque beaucoup d’incertitudes. Notre objectif n’est pas de réduire le nombre d’emplois grâce à l’IA. Nous avons nos propres outils comme PLAI et notre propre modèle linguistique à grande échelle, Concierge, qui permet aux collaborateurs de Sanofi d’utiliser en toute sécurité une version de ChatGPT en privé dans l’entreprise. Grâce à ses mathématiciens, la France a un avantage. Nous faisons un excellent travail avec Mistral. Une autre start-up créée en France, Owkin, a été l’une des premières entreprises à se lancer dans le développement de médicaments.
Dans un monde rêvé, un superordinateur équipé de puces Nvidia trouverait en quatre secondes un médicament pour traiter le cancer du pancréas. C’est en fait peu probable, car chaque personne est différente et tous les médicaments n’ont pas le même effet sur tous les patients. En revanche, l’IA pourrait permettre de réduire le risque d’échec en phase 1, de 90 % à, mettons, 65 %. Ce qui reste élevé, mais permettrait d’éviter de commettre certaines erreurs. Je pense donc que cela améliorera globalement nos chances de réussite.
Ainsi, les 8,2 milliards dépensés en R & D seront plus efficaces chaque année que la précédente. C’est en France que Sanofi investit le plus dans l’IA, parce que notre travail consiste à créer l’entreprise française la plus rentable, et non à construire plus d’usines. A construire l’usine la plus avancée avec des ingénieurs et des informaticiens, pas d’avoir plus de personnel administratif. A utiliser la meilleure IA, créée en France par des codeurs français. Voilà où réside la magie dans ce pays en ce moment, à la croisée des mathématiques et de la biologie. Si le gouvernement en prend conscience, alors il sera possible de créer une révolution biotechnologique en France. Avec un capital nécessaire moindre, il est possible d’avancer beaucoup plus vite. C’est une opportunité majeure.
Source link : https://www.lexpress.fr/economie/entreprises/paul-hudson-patron-de-sanofi-les-deux-prochaines-annees-vont-decider-de-notre-reussite-22R2TE4JGBFKZEOGLCUIMBV65E/
Author : Thibault Marotte, Muriel Breiman
Publish date : 2025-11-10 17:00:00
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