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Dix ans après le 13-Novembre : les pièges de la « résilience », par Anne Rosencher

Dix ans après le 13-Novembre : les pièges de la « résilience », par Anne Rosencher

La France a été meurtrie de nombreuses fois par le terrorisme islamiste ces quinze dernières années, mais chacun des attentats a eu sa signification propre dans la population française. L’effroyable tuerie du 13-Novembre, dont nous commémorons cette semaine les dix ans, a bien entendu eu la sienne.

Récapitulons d’abord. En mars 2012, deux ans et demi avant le Bataclan, il y avait eu Mohammed Merah. Trois militaires tués à Toulouse et à Montauban ; puis quatre juifs dont trois enfants dans la cour d’une école confessionnelle de la ville rose. Et pour l’essentiel, le débat s’était aveuglé, faisant de Merah un « loup solitaire », un « fou ». Certains, dans la conversation publique, incriminaient même les jeux vidéo. Il faut se replonger dans les archives du moment pour y croire : Merah – cursus honorum du parfait djihadiste au Levant – abreuvé de littérature islamiste, et évoluant, de retour en France, dans un environnement obsédé par les juifs et les mécréants, devenait un symptôme des dangers de la PlayStation. Bref : dans les grandes lignes, en 2012, la France n’avait rien compris.

Puis vint Charlie. 7 janvier 2015. Un traumatisme national dans la patrie de Voltaire. Cette fois, le mobile était clairement saisi par la majorité. Mais dans trop de discours encore, et d’interprétations – qu’elles fussent admiratives ou réprobatrices –, demeurait cette idée que ceux de Charlie s’étaient « exposés ». Version laudative : ils avaient résisté et l’avaient payé de leur vie. Version accusatoire : ils avaient « provoqué ». Le lendemain du 7, la policière municipale Clarissa Jean-Philippe avait été assassinée à Montrouge. Puis le lendemain encore, une prise d’otage sanglante avait lieu à l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes. Des juifs, encore. Pour eux, bien sûr, on ne disait pas qu’ils l’avaient cherché – ce glissement-là n’aurait lieu que quelques années plus tard, à l’extrême gauche –, mais il y avait (déjà) quelque chose de la fatalité. Quelque chose de : les juifs, les pauvres, on sait bien que les islamistes les détestent. De sorte que, malgré l’émotion indéniable et la communion réelle, beaucoup de Français continuaient de se dire qu’en n’étant ni juif, ni flic, ni dessinateur blasphémateur, peut-être vivaient-ils à l’abri de cette haine-là. Un peu comme dans cette blague de l’écriteau apposé à la porte d’un magasin : « Interdit aux juifs et aux coiffeurs. » Un badaud s’interroge : « Pourquoi les coiffeurs ? »

Ceux qui étaient Charlie ; ceux qui ne l’étaient pas

Les « coiffeurs », ce fut le 13 novembre 2015. Au Bataclan, à la terrasse des cafés, au Stade de France. Une tuerie de masse. Les kalachnikovs ont décimé à l’aveugle : ceux qui étaient Charlie ; ceux qui ne l’étaient pas. Les athées, les chrétiens, les musulmans, les juifs, les « de gauche », les « de droite », les laïques et les autres… Le 13-Novembre fut pour beaucoup de Français une douloureuse sortie de la naïveté. La validation de ce que le philosophe et résistant Julien Freund répondait aux pacifistes quand ces derniers lui reprochaient d’avoir une vision du monde trop partagée entre amis et ennemis : « Vous croyez que c’est vous qui désignez l’ennemi. Mais c’est l’ennemi qui vous désigne. Vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitié. Du moment qu’il veut que vous soyez son ennemi, vous l’êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin. » Le 13-Novembre disait cela : que les islamistes détestent tout de nous. Nos principes, oui. Mais aussi nos mœurs. Tout.

Un traumatisme, et un éveil brutal. Pour en faire quoi ? C’est la question qui se pose dix ans plus tard. La société, les politiques et le débat public parlent beaucoup de « résilience » ; à mon avis, c’est un très mauvais signe. Une façon jolie, une façon feel good de mettre les choses sous le tapis. Et de tourner la page entre deux attentats. Car la litanie n’a pas cessé : Magnanville, Nice, Saint-Étienne-du-Rouvray, Trèbes, Samuel Paty, Dominique Bernard et tant d’autres encore. D’un point de vue sécuritaire, les renseignements et la police sont aujourd’hui certes bien mieux équipés face à la menace. Mais le djihadisme n’a pas disparu. Et l’islamisme – qui est son idéologie mère – continue d’infuser dans des pans de la population, avec la complicité de certains et le silence des autres, tantôt indifférents, tantôt intimidés.

TikTok, premier prédicateur salafiste de France

Pire, un nouveau défi est apparu ces dix dernières années avec l’essor des réseaux dits sociaux, et surtout de TikTok, devenu le premier prédicateur salafiste de France. Certains adolescents y passent jusqu’à neuf ou dix heures par jour, et il leur suffit de chercher une seule fois un mot-clé pour que l’algorithme pousse, en un temps record et en quantité illimitée, des contenus radicalisés. Que peut l’école, au juste, face à ce défi-là ? Pas grand-chose. C’est de tout cela et du reste qu’il nous faut parler. « La vérité, c’est que dix ans après le 13-Novembre, il y a toujours autant de jeunes qui veulent commettre des attentats, remarque Arthur Dénouveaux, rescapé du Bataclan et président de l’association Life for Paris Je ne sais pas si vous, ça vous laisse tranquilles… Mais moi, non. » Non plus.



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Author : Anne Rosencher

Publish date : 2025-11-12 06:30:00

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