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Trop ambitieux… ou pas assez : ces salariés que l’on regarde de travers

Trop ambitieux… ou pas assez : ces salariés que l’on regarde de travers

Rarement une qualité prend la forme si particulière de deux défauts opposés l’un à l’autre : l’ambition. « Aujourd’hui, dire d’un individu qu’il est « ambitieux », est une attaque sournoise. C’est lui prêter de viles intentions. A l’inverse, dire qu’il est « sans ambition » est une insulte. Ce paradoxe reflète notre tension dans notre perception de l’ambition, à la fois valorisée et suspectée », résume Catherine Valmorin, doctorante en psychologie au CNAM dans sa thèse Ambition professionnelle et réalisation de soi à différents âges de la vie. « Dévoré par l’ambition », ce salarié suscite parfois l’envie, souvent la méfiance mais toujours le commentaire. Le carriériste, forcément sans scrupules, a « les dents qui rayent le parquet ».

Celui qui n’affiche pas d’ambition, lui, provoque le mépris, incarne la médiocrité avec la sentence qui le condamne pour toujours : « aucune ambition ! ». Impliqué contre démotivé. Excellent contre moyen. Se surpasser ou s’économiser. D’où vient cette différence d’appréciation ? Aristote répond que tout est dans le regard du commentateur : « celui qui ne recherche les honneurs ou les dignités qu’autant qu’il faut, et comme la saine raison l’exige, est appelé ambitieux par les uns, et homme sans ambition par les autres. » (Ethique à Nicomaque).

Mais qu’est-ce qui motive les gens à agir comme ils le font ? « Pendant des décennies, les théories de la motivation humaine ont mis l’accent sur les récompenses et les punitions externes », rappelle l’American Psychological Association, qui met en avant la théorie de l’autodétermination (TAD), élaborée dans les années 1970 par les psychologues Edward L. Deci et Richard Ryan et formalisée dans un livre publié en 1985. Ils ont travaillé sur les facteurs qui favorisent ou entravent la motivation humaine, qu’elle soit intrinsèque (activité réalisée pour la satisfaction qu’elle procure) ou extrinsèque, lorsqu’elle vise un but extérieur à l’individu et à l’activité comme gagner de l’argent (Intrinsic Motivation and Self-Determination in Human Behavior, 1985). Selon cette approche, la motivation repose sur trois besoins psychologiques : l’autonomie, la compétence et l’appartenance. Les chercheurs ont mis en exergue son opposé : l’amotivation. Une « quête de sens » pas si nouvelle.

Le poids du collectif

Le psychologue Douglas McGregor a modélisé ces personnalités (The human side of enterprise, McGraw Hill, 1960). « Il distingue deux conceptions de l’homme au travail, à l’origine de deux conceptions organisationnelles et managériales différentes », analyse Suzy Canivenc (Les nouveaux modes de management et d’organisation Innovation ou effet de mode ?, Paris, Presses des Mines, 2022). La théorie X repose sur trois hypothèses : l’individu éprouve une aversion innée pour le travail, qu’il fera tout pour éviter ; il n’aime pas les responsabilités, a peu d’ambition et recherche la sécurité avant tout ; il est égocentrique, donc indifférent aux besoins d’une organisation. Au contraire, « la théorie Y repose sur les prémisses opposées » : le travail est perçu comme une activité physique aussi naturelle que le jeu pour l’homme ; celui-ci cherche à satisfaire certains besoins psychosociaux qui l’encouragent à s’impliquer et à prendre des responsabilités ; il est capable d’exercer son imagination, sa créativité au service d’une organisation. Celle-ci ne peut alors qu’apprécier les ambitieux.

Pourtant, l’écosystème est mouvant : la motivation peut s’annihiler dans un environnement défavorable, étouffée par la pression des pairs ou la conformité au groupe. C’est la force — et le piège ? — d’une dynamique collective, qu’il s’agisse d’une classe d’élèves ou de collègues au travail, comme le souligne Yves Bodart dans Les phénomènes de groupe (Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale 2018, Presses universitaires de Liège).

« Un phénomène de stigmatisation »

C’est aussi l’impact de la communauté : selon un rapport du Pew Research Center (2023), 68 % des adultes estiment que les réseaux sociaux influencent leur perception du succès et de la réussite personnelle. « L’image personnelle que tel ou tel renvoie aux autres risque de déboucher sur le phénomène de stigmatisation, lequel réside dans le fait de réduire la personne à l’apparence, forcément partielle, qu’elle donne et que les autres lui donnent d’elle-même », observe Yves Bodart. Repoussoir.

Au contraire, dans un environnement d’excellence et performatif, où le challenge est perçu comme positif — comme sur un stade —, l’ambition redevient reine. Et à l’échelle d’une nation ou d’une entreprise ? Il s’agit de choisir entre deux formes d’ambition : la « spourdachia » et la « philotimia ». La première est la quête du pouvoir pour lui-même. La seconde est vertu et profite aux autres, telle que la présente Socrate, dans Le Banquet de Xénophon. Comme le souligne Pierre Pontier (Socrate dans la maison de Callias : du bon usage de l’ambition, Études platoniciennes, 2009), pour le philosophe, « être au service de sa cité pour le bien public est la seule finalité de l’ambition, lorsqu’elle est légitime ».



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Author : Claire Padych

Publish date : 2025-11-11 12:00:00

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