Que peuvent bien avoir en commun Wall Street et le Saint-Siège ? Un monde sépare les bruyants bureaux de trading des couloirs séculaires du Vatican. En 2025, ces deux univers scrutent cependant avec autant d’intérêt – bien que pour des raisons distinctes – les inventions de la Silicon Valley. Diplômé en mathématiques, le pape Léon XIV a porté le sujet de l’IA dès sa première conférence de presse. Il en parle désormais fréquemment dans ses discours et sur les réseaux sociaux. Son nom lui-même fait référence au pape Léon XIII et son traitement de la question sociale lors des premières révolutions industrielles, l’actuel souverain pontife estimant que l’IA sera une transformation d’ampleur similaire.
C’est donc tout naturellement à l’intelligence artificielle que l’association des Semaines sociales de France a choisi de consacrer sa rencontre annuelle qui se déroule à Bordeaux et en ligne du 15 au 16 novembre. L’ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve, le philosophe Olivier Abel, le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot, la directrice de recherche au CNRS Claire Mathieu… Des profils variés viendront éclairer le sujet sous différentes facettes. Une lettre du cardinal Pietro Parolin, numéro deux du Saint-Siège, sera également lue en préambule de l’événement. Un document que L’Express a pu consulter en avant-première et qui montre que le Vatican a étonnamment bien cerné les enjeux de cette technologie.
Affronter le défi de l’IA « sans crainte »
Alors que beaucoup, ébahis par la maîtrise du langage qu’a acquis l’IA, commettent l’erreur de lui prêter une conscience et des intentions propres, Rome n’est pas tombé dans ce piège. « L’IA reste avant tout un instrument. Et, par définition, l’instrument renvoie à l’intelligence de celui qui l’a fait et tire une grande partie de sa force éthique des intentions de ceux qui l’utilisent », écrit le cardinal Pietro Parolin.
Le Vatican ne commet pas non plus l’erreur de prôner – comme certains néoluddites – un arrêt complet des recherches en IA. Celle-ci place l’humanité face à des « opportunités sans précédent », pointe le secrétaire d’Etat du Saint-Siège qui invite dans sa lettre à affronter ce défi « non pas avec crainte » mais avec un sens des responsabilités. « Ce que produit le génie humain est d’abord quelque chose dont il faut se réjouir, même s’il faut naturellement l’étudier », fait valoir le frère Jacques-Benoît Rauscher, auteur de L’Ecran, l’icône et le miroir (ed. Desclée de Brouwer) qui donnera plusieurs conférences lors des Semaines sociales de France 2025.
Le défi climatique est l’un de ceux que l’IA pourrait aider à relever. S’il faut encore « réduire la consommation énergétique des grands modèles de langage », observe Etienne de Rocquigny, mathématicien, entrepreneur et cofondateur du think tank Rerum Novairum, « l’IA peut d’ores et déjà aider à réduire nettement celle de bâtiments en pilotant plus efficacement, par exemple, l’éclairage et le chauffage. »
Le Vatican face à l’IA
Rome a correctement identifié les dangers que pose réellement l’IA. « Il y a un risque grave de déléguer à des processus algorithmiques des décisions qui affectent la vie des personnes – dans le travail, la justice, l’aide sociale – sans recourir de manière adéquate au discernement et à la responsabilité humains », souligne la lettre du cardinal Pietro Parolin.
Le numéro deux du Saint-Siège pointe également les problèmes que peuvent poser l’érosion de la vie privée par la surveillance de masse, l’avenir du travail ou encore les biais algorithmiques. Ce dernier point tracasse particulièrement les spécialistes du secteur car les IA doivent être entraînées sur des textes et des choix humains – historique de CV retenus, de produits achetés, etc. – pour nous être utiles. Ce qui les amène à intégrer, voire amplifier, certains de nos préjugés.
Avec des conférences sur les liens entre l’IA et la sécurité, le climat ou encore la vérité, les Semaines Sociales de France tenteront de cerner plus finement les opportunités et les défis posés par l’intelligence artificielle. « Des ateliers permettront aux participants de contribuer à la rédaction d’un manifeste pour une IA éthique et démocratique », précise Sophie de Ravinel, membre du conseil d’administration de l’association.
La Silicon Valley s’agace
Si le Vatican reconnaît le potentiel de l’IA pour s’attaquer aux défis les plus graves – maladies, pauvreté, crises sociales – le cardinal rappelle avec insistance au secteur tech actuellement engagé dans une féroce compétition que cela ne pourra advenir que si le développement de l’IA « est guidé par un esprit de solidarité » avec un « engagement mondial en faveur du partage des connaissances et des ressources, en particulier au profit des pays en développement. »
Des piqûres de rappel morales qui surprennent autant qu’elles agacent certains pontes de la Silicon Valley. Le 9 novembre, la star du capital-risque, Marc Andreessen a raillé un tweet du pape Léon XIV qui appelait les professionnels de l’IA à faire preuve de « discernement ». Avant de subir un brutal retour de boomerang. De nombreuses voix de l’écosystème tech ont critiqué l’attitude moqueuse de l’investisseur. « Marc finance des applications de pari en ligne […] et des fermes à bots. Il n’a pas d’intérêt personnel à ce que l’IA serve le bien commun », égratigne le populaire compte @growing_daniel. Devant la bronca, Andreessen a supprimé sa publication.
Il n’est pas surprenant, en réalité, que le Vatican s’intéresse à l’IA. La technologie ravive des débats philosophiques que le monde religieux connaît bien. Quelle relation entretenir avec les morts, par exemple, lorsque des IA font miroiter la possibilité de dialoguer avec eux ? « Certains dans la Silicon Valley rejouent la vieille tentation gnostique : fantasmer un monde ‘pur esprit’ où l’on se débarrasserait du corps et des émotions, ce que l’Eglise a combattu par le passé. Il faut à nouveau lutter contre cette idée, pointe Etienne de Rocquigny qui se réjouit en revanche de voir l’IA forcer « nos sociétés post-modernes à se replonger dans les questions spirituelles qu’elles avaient eu tendance à délaisser. Si les machines nous dépassent sur le plan rationnel, pour quelles raisons à l’avenir nous lèverons-nous le matin ? Quel est le sens de nos existences humaines ? Des questions passionnantes à étudier. »
La mue technologique du monde religieux
Si le monde religieux a diabolisé la TV à ses débuts, il n’a pas commis la même erreur avec les technologies suivantes, notamment Internet. Les croyants disposent désormais d’applications de prière modernes et de plateformes de rencontres amoureuses ciblant leur confession. Les réseaux sociaux se sont peuplés d’influenceurs religieux rompus à l’usage des mèmes et aux tendances TikTok. Le numérique peut aider les fidèles à s’informer et échanger entre eux. Et il ouvre aux religions prosélytes d’immenses perspectives. La possibilité de s’adresser aux populations du monde entier sans même avoir à se déplacer.
L’IA pourrait encore accélérer ce phénomène. ChatGPT et ses concurrents maîtrisent avec brio l’art de la conversation. Les internautes sont donc plus enclins à leur partager tracas quotidiens et questions existentielles. Un sondage Ipsos de septembre montrait que 18 % des Britanniques ont déjà demandé à une IA des conseils sur des problèmes personnels. Et OpenAI a révélé fin octobre que chaque semaine 1,2 million de personnes parlait avec ChatGPT de suicide.
Si de telles IA se mettent demain à orienter les internautes vers certaines religions, elles auront probablement plus d’impact que de simples sites web. Déjà, de premiers chatbots religieux font leur apparition.
L’IA pose cependant de grands défis aux cultes quels qu’ils soient. D’abord, celui d’être désintermédié. Chaque religion a une vision spécifique du numérique. Certains courants acceptent que certains actes tels des cérémonies de guérison s’effectuent à travers un écran. Dans le monde catholique, la communion ne peut être vécue en ligne, pas plus que la confession. Le risque de perdre le contact réel avec des fidèles toujours plus connectés demeure cependant.
L’autre danger pour ces cultes est de voir leur message dénaturé. Malgré leurs rapides progrès, les IA génératives se trompent régulièrement. Elles peuvent transmettre d’un ton péremptoire des indications fausses ou dangereusement simplifiées. Le point le plus délicat sera toutefois la place qui sera accordée à chaque courant. Aurons-nous chacun demain une IA ultra-personnalisée ? Ou quelques chatbots feront-ils demain la pluie et le beau temps sur les informations et opinions chuchotées aux oreilles du public ? Seront-ils plutôt athées, agnostiques ou croyants ? Vont-ils avantager certaines religions au détriment d’autres ? Ces dix dernières années, des religieux modérés se sont émus de voir la visibilité que des courants extrémistes, minoritaires hors ligne, avaient réussi à gagner sur des réseaux sociaux souvent enclins à amplifier les contenus choquants et clivants. Des chatbots pourraient poser le même type de problèmes. Avec beaucoup plus de discrétion, leurs conversations avec chaque humain restant privées.
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Author : Anne Cagan
Publish date : 2025-11-13 15:56:00
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