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Marc Lazar : « Jean-Luc Mélenchon a redessiné maintes fois son peuple »

Marc Lazar : « Jean-Luc Mélenchon a redessiné maintes fois son peuple »

Professeur émérite d’histoire et de sociologie politique à Sciences Po et à l’université LUISS à Rome, Marc Lazar publie Pour l’amour du peuple : Histoire du populisme en France, XIXᵉ-XXIᵉ siècle (éditions Gallimard, 2025). Comme à droite ou à l’extrême droite, aucun parti de gauche n’a échappé à la tentation populiste, marquée par ce qu’il appelle le « populisme intermittent ». Jean-Luc Mélenchon, lui, est un leader populiste, « mais son populisme oscille en permanence », note le chercheur. Entretien.

L’Express : À gauche, le terme « populisme » est devenu un anathème, souvent lancé par le PS pour décrédibiliser les insoumis. Pourtant, écrivez-vous, toutes les composantes de la gauche ont à un moment embrassé cette stratégie.

Marc Lazar : Tout dépend de ce que l’on entend par « populisme ». L’un des éléments de définition que je donne dans mon livre est une opposition terme à terme entre le peuple bon et vertueux et les élites corrompues. Il existe à droite, mais à gauche on le retrouve notamment au sein du Parti communiste français. Dans les années 1930, le secrétaire général du PCF, Maurice Thorez, publie par exemple une autobiographie intitulée Fils du peuple, dénonce les « 200 familles », utilise le slogan « faire payer les riches », en assimilant cette minorité à des éléments extérieurs à la nation. Rebelote dans les années 1970 sous Georges Marchais, qui fait parfois appel au « peuple révolutionnaire » ou au « peuple de France » plutôt qu’à « la classe », dans le but de concurrencer le Parti socialiste. En réalité le PCF a une potentialité populiste lorsqu’il essaye de rassembler large. Mais c’est un « populisme intermittent » car il se réclame du marxisme, donc de la lutte des classes : ce populisme est donc systématiquement contrecarré par l’exaltation de l’ouvriérisme.

Le Parti socialiste, lui, a ce que j’appelle des « bouffées de populisme ». À la fin des années 1950, Guy Mollet, président du Conseil issu de la SFIO, est critiqué sur sa gauche pour sa gestion de la guerre d’Algérie : alors il érigera en vertu le « bon sens populaire » contre les « intellectuels » que l’on qualifierait aujourd’hui de décoloniaux. Pierre Mauroy, en 1981, parle par exemple des « Bastilles à prendre » lorsqu’il énonce les « comportements d’émigrés » – référence à la Révolution française et l’émigration des nobles – lorsque les grands capitalistes ont la tentation de quitter la France à la suite de l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir. Lui aussi a des formules ambiguës, quand il fustige « l’argent qui corrompt », mais il l’affirme dans une dimension quasi chrétienne. Bref, les moments populistes des socialistes sont beaucoup plus limités car le PS n’est historiquement pas un parti du travail, mais est surtout présent dans les classes moyennes liées au secteur public.

Le populisme de Jean-Luc Mélenchon est « constitutif » de son mouvement, dites-vous. Vous notez également qu’il « oscille en permanence ». C’est-à-dire ?

Mélenchon a redessiné maintes fois son « peuple ». Lorsqu’il crée le Parti de Gauche en claquant la porte du PS, il se mobilise pour le « peuple de gauche » assez classiquement, drapeau rouge et poing levé en symboles, dans une critique des socialistes qu’il accuse d’avoir trahi. Il ne rejette pas l’accusation de populisme, il l’assume comme dans cet entretien avec L’Express en 2010, mais sans le théoriser. Le tournant populiste a réellement lieu en 2014. L’ancien sénateur fait son aggiornamento après une rencontre avec Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, il estime que la droite et la gauche n’existent plus, pas plus que les grandes catégories sociales, et qu’il faut désormais s’adresser à une entité plus large : le peuple. La théorie est mise à profit pour la campagne présidentielle de 2017, où l’on ne parle plus de ces « anciens clivages » et ne chante plus l’internationale, mais la Marseillaise. « Bonjour les gens » : c’est ainsi, avec cette conception primaire du peuple, que Jean-Luc Mélenchon s’adresse à eux, dans l’intégralité de ses prises de paroles sur YouTube. Et puis, après avoir tenu des propos ambigus sur les travailleurs détachés, il commence lentement à qualifier le peuple français de divers et de « métissé ».

En 2019, il opère un infléchissement dans sa conception, s’efforce à rééquilibrer son populisme et son positionnement à gauche. D’un côté, il réitère ses propos sur le peuple connecté, urbanisé, opposé à l’oligarchie, tente de capitaliser sur les gilets jaunes. De l’autre, il accorde une attention plus marquée envers les minorités et leurs revendications identitaires, en se rendant par exemple à la fameuse manifestation contre l’islamophobie de 2019, assouplit sa conception de la laïcité et convoque le concept d’un peuple « créolisé ». C’est ce qu’il développe en 2022 et jusqu’à présent.

C’est finalement cette conception du peuple qu’il choisit, pour espérer gagner l’élection présidentielle…

Oui mais une nouvelle inflexion a lieu après le 7 octobre 2023 : les insoumis associent l’oppression que subit le peuple palestinien à la domination qu’éprouve le peuple français. C’est à ce moment qu’il assène cette phrase lourde de sens en privé, captée par l’émission Quotidien : « Il faut mobiliser la jeunesse et les quartiers populaires : tout le reste, laissez tomber, on perd notre temps », disait Mélenchon. Se profile ce qu’il appelle donc « la Nouvelle France ». Mais globalement, il s’adresse au peuple avec une constante : celle de lui donner une définition sociologique fondée sur les travaux de sciences sociales. Il est défini par « sa relation sociale aux réseaux collectifs dont il dépend pour reproduire son existence matérielle », pour le citer. La France insoumise parle donc aux chômeurs, aux retraités, aux étudiants, précaires, racisés, aux musulmans, aux minorités sexuelles… Mélenchon veut s’adresser à la plebs et au populus ; à la plèbe et au peuple politisé. C’est en tout cas un peuple ouvert, en opposition à la définition ethnoculturelle de Marine Le Pen et de Jordan Bardella.

Embrasser le leadership de gauche comme le fait ponctuellement Jean-Luc Mélenchon – souvent en période électorale – n’est-il pas contradictoire avec la stratégie populiste ?

Il y a des moments d’hésitation, et il existe surtout chez Jean-Luc Mélenchon une tension permanente à ce sujet. Faut-il être intégralement populiste et incarner le peuple face à cette minorité d’élites financières et politiques, ou plutôt briguer le leadership de son camp ? De l’autre côté du spectre politique, le Rassemblement national est également traversé par ces ambiguïtés entre l’appel au peuple ou l’union des droites, matérialisé par l’opposition qui s’esquisse de plus en plus entre Marine Le Pen et Jordan Bardella. C’est la contradiction intrinsèque du populisme en général et notamment en France, en raison de la prégnance du clivage droite-gauche. Pour le leader insoumis, incarner le peuple de gauche en étant populiste est un oxymore. C’est reconnaître qu’il existe un peuple de droite, et annihiler finalement l’idée d’un peuple rassemblé. L’oscillation est certes difficile à gérer, mais elle a été plutôt profitable à La France Insoumise. D’abord parce qu’en cas d’élections législatives, les électeurs de gauche continueront sans doute, peut-être en se bouchant le nez, de voter pour les insoumis. D’autre part, en s’adressant à l’ensemble d’une population déçue par la gauche ou par la politique tout court, Mélenchon ratisse large. Il avait, un temps, eu l’intuition des « fâchés par fachos », qu’il a finalement laissé tomber.

Le moment populiste – à gauche du moins – semble révolu en Europe, au regard des faibles scores des formations qui l’ont porté sur le continent. Mais vous pensez l’inverse.

Il y a eu en France des « poussées populistes » qui émergeaient puis disparaissaient, à l’instar du boulangisme, du poujadisme, des « Maos » ou encore Bernard Tapie… Elles n’étaient pas moindres, avaient des effets politiques importants. Mais depuis les années 1980, la France connaît une crise de défiance envers ses représentants, une crise sociale, conséquence de la précarisation du marché de l’emploi ; des interrogations culturelles et identitaires, produits de la mondialisation. Peut-être que les populistes ne gagneront pas à la fin, mais ils ont déjà contribué à transformer notre façon de faire de la politique. La preuve, les partis qui ne sont pas populistes utilisent souvent les mêmes armes que leurs adversaires pour les combattre.



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Author : Mattias Corrasco

Publish date : 2025-11-14 06:45:00

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