Cinq heures du matin. L’aube se lève à peine sur le centre spatial guyanais. Alors que des dizaines de perroquets traversent le ciel en piaillant, l’étage principal d’Ariane 6 émerge lentement de son atelier de préparation. Tiré à l’horizontale par un chariot télécommandé, ce cylindre d’une trentaine de mètres de haut, fabriqué aux Mureaux dans les Yvelines, prend la direction du pas de tir situé à quelques centaines de mètres de là. En l’espace d’une journée, il sera hissé en position verticale puis connecté aux « boosters », les fusées servant à la propulsion, stockées par paires dans un hangar proche.
Loïc Ménager, directeur d’ArianeGroup et Arianespace en Guyane, surveille les opérations, non sans une certaine fierté. « Nous nous améliorons à chaque tir », confie-t-il. Entre le vol inaugural du 9 juillet 2024 et le quatrième lancement d’Ariane 6, il ne s’est écoulé que 15 mois. Une mise en service plus rapide que celle des lanceurs concurrents. Même SpaceX n’a pas fait aussi bien. Il lui a fallu attendre 28 mois entre le premier vol de son Falcon 9 et son quatrième lancement.
SpaceX contre Ariane 6. Entre les deux, la bataille d’image et de chiffres continue de faire rage. Dans l’esprit du grand public, l’Américain garde l’avantage. Car avec un objectif de 8 à 10 vols dans l’année, Ariane 6 reste à des années-lumière des cadences de son concurrent (134 vols en 2024). Sur Internet, nombre de vidéos à la gloire d’Elon Musk continuent de railler le lanceur européen, jugé plus cher et moins avancé d’un point de vue technologique car il n’intègre pas – comme le Falcon 9 – de premier étage réutilisable.
La comparaison est pourtant biaisée, soulignent plusieurs spécialistes du spatial. « Contrairement aux apparences, SpaceX gagne sa vie avec sa constellation de satellites Starlink, pas avec ses lanceurs », résume froidement l’un d’entre eux. Un rapport récent de l’Institut Montaigne le confirme : qualifiée d’incertaine, la rentabilité du Falcon 9 repose, selon les auteurs, sur une double assise : « d’une part, une tarification au-delà du prix du marché pour les lancements institutionnels et d’autre part, des tarifs comparables à Ariane 6 sur le marché mondial, tout en s’autorisant, pour ses propres besoins (Starlink), des prix au coût marginal interne, estimé aujourd’hui à 20 millions de dollars pour un tir ».
Jeff Bezos parmi les clients d’Ariane 6
Autrement dit, sans les volumes importants de commande de la Nasa et du Département de la Défense qui lui assurent un rythme soutenu de production, à des tarifs hors-norme – une forme de subvention déguisée -, le génial Elon Musk ne s’en sortirait pas aussi bien. Certains voient même dans le système Musk une pyramide de Ponzi conçue pour lancer en permanence des satellites, bien plus qu’il n’en faut, afin d’éviter la banqueroute.
L’Europe distancée
Sur le pas de tir guyanais, l’horizon est dégagé. Le carnet de commandes d’Ariane 6 est plein pour les trois prochaines années. « Il reste bien quelques trous », confie Loïc Ménager. Mais Ariane 6 croule sous les demandes : 30 lancements sont déjà sécurisés, dont 18 pour le compte… d’Amazon ! Le groupe fondé par le milliardaire Jeff Bezos, qui a monté sa propre entreprise spatiale, Blue Origin, souhaite en effet étendre sa constellation de satellites Leo sans passer par son rival SpaceX. « Ces contrats, notre filiale Arianespace est allée les chercher. Notre fiabilité, avec 100 % de réussite pour nos premiers tirs, a parlé. C’est bien la preuve qu’Ariane 6 a une carte à jouer sur le marché commercial », insiste Martin Sion, président exécutif d’ArianeGroup.
Si les équipes de Kourou peuvent se projeter dans l’avenir, c’est aussi grâce aux commandes étatiques, dont le besoin augmente sur fond de tensions internationales. « L’Espace est devenu un champ de bataille », déclarait récemment Emmanuel Macron à l’occasion de l’inauguration de la première capacité opérationnelle du Commandement de l’espace (CDE). Les experts, eux, tirent depuis longtemps la sonnette d’alarme. « Une bonne partie de la guerre technologique et informationnelle se joue désormais dans l’espace. Et pour être capable de la mener, il faut pouvoir lancer des satellites », constate Pierre-Arnaud Coquelin, le patron de Wheere, une start-up française qui développe un système de géolocalisation bien plus précis que le GPS américain.
Dans le passé, l’Europe a payé à plusieurs reprises son absence de souveraineté. « Au début des années 1970, on s’est fait prendre en tenaille par les Américains, raconte un vétéran du spatial. Ils voulaient bien lancer nos satellites de communication à condition que l’on inhibe leurs fonctions car elles entraient en concurrence avec leurs projets ». Stefan Barensky, rédacteur en chef et cofondateur de la revue Aerospatium, évoque, lui, la triste épopée du programme européen ExoMars, dont le but consistait à déposer sur la planète rouge un rover capable de creuser à plus de deux mètres de profondeur.
« Ariane 6 est un atout stratégique »
« La mission devait partir il y a une dizaine d’années. Mais les complications se sont enchaînées. Au départ, on devait utiliser le lanceur russe Soyouz. Il s’est avéré trop petit. On s’est donc rapproché des Américains. Manque de chance, ces derniers ont stoppé leur collaboration en 2008 en raison de la crise financière. On a alors repris le travail avec les Russes. Quand tout était enfin prêt, ils ont envahi l’Ukraine » ! L’histoire ne s’arrête pas là. Les Européens ont cru un temps pouvoir relancer le programme avec l’aide des Etats-Unis mais ces derniers ont finalement mis un terme à leurs espoirs, à nouveau pour un motif budgétaire. Tant d’années perdues pour une mission scientifique prestigieuse. « La morale de cette histoire ? La coopération a du bon, quand on peut s’en passer », résume Stefan Barensky.
Les enjeux de la défense tirent l’industrie
« Dans le contexte actuel, Ariane 6 est un atout stratégique », abonde Raphaël Tavanti qui travaille à l’Institut Montaigne sur les sujets spatiaux. L‘Europe commence à en prendre conscience. Mais elle doit encore perfectionner sa stratégie en matière de lanceurs. « On pourrait mettre en place un European Buy Act, c’est-à-dire une obligation de passer par Ariane pour les lancements institutionnels », avance un expert. L’idée a été évoquée par Emmanuel Macron. Et pour cause : le lanceur guyanais ne couvre toujours pas 100 % des besoins les plus vitaux du Vieux Continent. A Kourou, les équipes se souviennent encore avec émotion de la mésaventure survenue en 2024. A moins de quinze jours du premier vol d’Ariane 6, en juillet, l’Agence européenne de satellites météorologiques (Eumetsat) avait décidé de ne plus passer par Ariane pour mettre en orbite son satellite Meteosat MTG-S1, se tournant plutôt vers la fusée américaine Falcon-9. « A quoi bon mettre au point un lanceur souverain si on ne l’utilise pas », soupire un cadre de l’industrie.
L’autre défi pour l’Europe sera d’avancer sur la question des lanceurs réutilisables. « C’est l’avenir », confirme du bout des lèvres un cadre du spatial français. Pour l’instant, parmi les nombreuses start-up européennes en lice pour développer des mini-lanceurs, seule MaiaSpace, fondée en 2022 par ArianeGroup, en a fait un objectif commercial. Disposant d’un emplacement dédié sur le site de Kourou, l’entreprise prévoit une vingtaine de lancements par an à partir de 2032. Des vols destinés à mettre en orbite des charges utiles de moins d’une tonne, dans des zones précises, avec à chaque fois la récupération du premier étage de la fusée.
Le défi des lanceurs réutilisables
Les recherches menées par MaiaSpace permettront aussi de préparer le successeur d’Ariane 6. « En 2014, quand SpaceX a dévoilé sa feuille de route, nous n’étions pas prêts. Nous n’avions pas le moteur qu’il fallait, ni le savoir-faire. Désormais, nous avons Prometheus, un moteur innovant développé par ArianeGroup et le CNES, prévu pour être mis en service vers 2030. Avec MaiaSpace, nous allons pouvoir tester plusieurs options. Cela nous permettra de prendre les bonnes décisions pour le lanceur lourd de demain », confie un expert.
Bien sûr, la rentabilité des lanceurs réutilisables continue de susciter des débats. « Avec ce type de technologie, vous avez des frais supplémentaires : l’engin est plus gros car il emporte davantage de carburant. Il doit faire preuve de plus de résistance. Le récupérer et le remettre en état coûte aussi de l’argent. Selon un ancien calcul du CNES, pour que l’opération soit rentable, il faut que la partie réutilisable serve plus de dix fois, à raison de 40 vols environ par an », détaille Stefan Barensky.
Ces contraintes sont aujourd’hui peu compatibles avec les besoins du marché européen. « Mais demain ? », s’interroge Raphaël Tavanti. Imaginons que dans un futur proche nos satellites soient mis hors d’usage, victimes de cyberattaques, ou détruits par une frappe cinétique. Il faudrait alors être en mesure de les remplacer rapidement. Imaginons aussi que l’Europe décide de lancer une constellation à l’architecture proche de celle de Starlink, Leo ou Guowang, leur équivalent chinois. Le nombre de vols annuels pourrait être multiplié par cinq, passant de 10 à 50. De quoi justifier l’usage d’un lanceur réutilisable. Ne pas avoir anticipé un tel scénario entraînerait un retard catastrophique. L’Europe n’aurait pas d’autre choix, pour augmenter ses cadences, que de doubler ou tripler ses usines de production de lanceurs. Un coût finalement supérieur à celui de l’investissement requis pour maîtriser la technologie de SpaceX.
Moment propice pour l’Europe
« Selon les informations dont on dispose, il a fallu entre cinq et sept ans et un milliard de dollars à la licorne américaine pour acquérir ce savoir-faire. Pour l’Europe, la facture serait sans doute moins élevée. Car même s’il s’agit d’une technologie couverte par le secret industriel, beaucoup de données sont désormais publiques. SpaceX, désormais talonnée par Blue Origin, a largement « dérisqué » le terrain », résume Raphaël Tavanti.
Le moment est donc propice pour l’UE, qui pourrait en outre se pencher sur la question des vols habités. Dans ce domaine, les citoyens européens sont souvent induits en erreur. Ils se laissent bercer par les jolis clichés de la Terre pris par l’astronaute Thomas Pesquet à bord de la station spatiale internationale, l’ISS. La réalité est moins rose : l’Europe dépend de l’étranger pour ce genre de vol. Ce sont les lanceurs russes Soyouz qui nous ont permis de rallier l’ISS. Demain, nous n’irons sur la Lune que si les Américains veulent bien nous accorder un siège dans leur capsule SpaceX. « Les Européens sont en situation d’être totalement exclus d’une course à l’exploration », alerte le rapport de l’Institut Montaigne. Ici, les enjeux ne sont pas simplement scientifiques. Dans la nouvelle conquête de la Lune, les Etats-Unis et la Chine ne cherchent pas à faire progresser les connaissances du monde. Le premier arrivé mettra la main sur les cinq ou six zones identifiées comme stratégiques, toutes situées au Sud. Et il interdira aux autres nations d’y pénétrer sous peine de représailles. En d’autres termes, le partage de la Lune est sur le point de commencer. Sans que l’Europe n’ait son mot à dire.
« Ariane 6 pourrait être qualifiée pour les vols habités. Il suffirait d’ajuster le pas de tir à Kourou, modifier la coiffe du lanceur pour intégrer un système d’évacuation. Ce n’est pas du tout hors de portée », confie un expert. La décision est avant tout d’ordre politique. « Il faudra bien mettre un jour la question sur la table », estime Raphaël Tavanti. Même si la France et Allemagne ont récemment augmenté leurs budgets, les Etats-Unis et la Chine continuent de dépenser beaucoup plus que nous dans le spatial. À force de pâlir, l’étoile européenne pourrait bien finir par disparaître.
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Author : Sébastien Julian
Publish date : 2025-11-15 07:45:00
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