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Trop inexpérimenté pour être président ? Jordan Bardella face au procès en incompétence 

Trop inexpérimenté pour être président ? Jordan Bardella face au procès en incompétence 

Élève Bardella, levez-vous ! Tous l’ont observé de près, ce jour d’août 2023, quand Emmanuel Macron a organisé les rencontres de Saint-Denis avec les chefs de parti. Pas de caméras cette fois, pas de faux-semblant, on allait voir ce que valait vraiment la bête. Gare au jugement méprisant – « Il pratique le bodybuilding, ça dit tout », murmure l’un des participants -, il faut plutôt se rassurer.

« Il a un vrai savoir-faire médiatique, mais il est nul techniquement, sa légèreté sur les sujets de fond se voit, constatera Edouard Philippe. Il paraît quand même beaucoup plus léger, moins dense, que Marine Le Pen, pas seulement sur le fond mais aussi sur la personnalité, la dimension. » François Bayrou ne sera pas moins indulgent : « Soit c’est Napoléon, soit c’est un fake. Il fait illusion pendant dix minutes, puis c’est le vide. »

Enfin, une prise sur cette paroi si lisse… A dix-huit mois de l’élection présidentielle, les adversaires du Rassemblement national pensent avoir trouvé la martingale contre Jordan Bardella, appelé à remplacer Marine Le Pen si la justice empêchait cette dernière de concourir. Le président du Rassemblement national ? Trop jeune, et dénué de toute expérience professionnelle. Il suffit de lire son maigre CV. Le jeune homme de 30 ans, qui n’a pas validé sa licence de géographie, a la politique pour seule histoire. Et encore. Son œuvre d’eurodéputé est famélique. Il n’a pas dirigé la moindre collectivité locale.

Ce qui manque au prodige frontiste ? Une vie, tout simplement – écrire ses mémoires ne suffit pas à en avoir une. Dans le bloc central, on raille cet ambitieux, plus prompt à réciter des éléments de langage qu’à lire des amendements budgétaires. Les coups sont parfois publics. « Personne n’ose dire qu’il est creux […] Il ne connaît rien aux sujets et rien à la vie », lâche le président de la région Hauts-de-France Xavier Bertrand sur Radio J le 9 novembre. Le sujet s’invite à chaque interview de Jordan Bardella. L’intéressé y répond de mauvaise grâce. « On ne fait pas du dessin en politique », répète-t-il pour tourner en ridicule l’interrogation. Insuffisant pour lever les doutes.

Le procès en incompétence, du classique

L’Elysée n’est-il pas réservé aux meilleurs de la classe ? « Pour la parité entre le franc et le deutschmark, pouvez-vous me dire les chiffres ? » : ce n’est plus un débat de l’entre-deux-tours, c’est un examen… Le 5 mai 1981, Valéry Giscard d’Estaing est convaincu de poser une colle à François Mitterrand, dont la réputation sur le terrain économique n’est pas flatteuse. Après avoir fait mine de gagner du temps – « Le chiffre de la journée, de la soirée ? » -, après s’être fait acculer – « Oui, quel ordre de grandeur ? » – le socialiste retourne la situation en sa faveur : « D’abord, je n’aime pas beaucoup cette méthode. Je ne suis pas votre élève », avant de donner le chiffre exact.

Le procès en incompétence est un grand classique de la Ve République. François Hollande le subit aussi en 2012, Nicolas Sarkozy ne manquant pas une occasion de souligner que le Corrézien n’a jamais exercé la moindre fonction gouvernementale – il sera le premier et à ce jour le seul à accéder à l’Elysée sans avoir été ministre. Dans la confrontation télévisée face au président sortant, François Hollande répliquera : « Vous n’êtes pas là pour nous dire ce que je sais ou ne sais pas, vous ne posez pas les questions ni ne donnez les notes. » Étouffer son adversaire sous les chiffres : en 2022, Emmanuel Macron, encore bercé par le souvenir de l’effondrement de Marine Le Pen cinq ans plus tôt, entre sur le plateau avec la ferme intention de montrer sa maîtrise des dossiers. Il cherche, confiera plus tard l’un de ses proches, « un effet yeux dans le vide » chez elle.

Cet effet, Gabriel Attal l’a touché du doigt. Ce 23 mai 2024, le Premier ministre qu’il est domine Jordan Bardella lors d’un débat télévisé organisé à l’occasion des élections européennes. Sa maîtrise technique fait mouche, de la taxation des Gafa à la réforme du marché de l’électricité. « Je l’ai éclaté », se dit-il. Les courbes sondagières restent pourtant insensibles à son aisance rhétorique. Aucun effet chez les Français, qui sacrent le RN trois semaines plus tard. Peut-être les sourires narquois de Gabriel Attal, dépliés à chaque imprécision de son contradicteur, n’étaient-ils pas indispensables.

La crainte du mépris social

Le procès en incompétence du RN est sensible. Il touche peu l’électorat captif du parti, à la sociologie populaire. Ne serait-il pas synonyme de mépris social ? Une manière insidieuse de réserver le pouvoir à ceux pourvus des bons diplômes ? « Prendre de haut le candidat RN donnerait le sentiment qu’on prendrait de haut les électeurs du RN », prévient un fidèle du chef de l’Etat. « Quand ils nous regardent et nous parlent de façon méprisante, ils font sentir aux gens qui votent pour nous qu’ils n’ont pas le droit de s’asseoir à leur table », estime un stratège du parti à la flamme. Au risque d’aggraver la fracture entre élites et classes populaires. Et d’opposer deux France : celle des catégories aisées, sensibles à l’expertise, et celle des plus modestes, forcément soumise à ses pulsions à rebours de toute exigence intellectuelle.

« Mon intelligence est un obstacle », disait en 2016 Bruno Le Maire. L’homme de lettres, passé par les plus grandes écoles, est poursuivi par cet aveu professé en pleine primaire de la droite. De la suffisance des élites. Ainsi, le procès en incompétence ne peut être instruit par tous. Gabriel Attal, enfant de la bourgeoisie parisienne, se garde de cibler le parcours de Jordan Bardella. Il risquerait d’être renvoyé à son enfance choyée à l’Ecole alsacienne, prolongée sur les bancs de Sciences po. Lui n’a pas fait de grande école : Xavier Bertrand mesure combien ses origines plus modestes lui offrent une liberté de ton plus grande. « Cela serait une remarque de bourgeois ? Pas de bol, je viens de la classe moyenne », sourit-il en privé.

Jordan Bardella tente de désamorcer ces critiques. Par un exercice de disqualification des diplômes, d’abord. « Vous avez vu l’état de la France ? Je crois qu’Emmanuel Macron a un CV extrêmement dense », glisse-t-il en novembre 2024 sur France 2. L’eurodéputé du RN assure sur la même chaine le 29 octobre que « l’expertisation de la vie publique », synonyme d’entre-soi, lasse les Français. Il se nourrit de l’échec des « sérieux » – explosion de la dette et des déficits, désindustrialisation – pour défendre sa propre légitimité politique. Elle s’articule autour d’une redéfinition même de la « compétence ». Elle ne serait pas gestionnaire, mais plutôt visionnaire et assise sur l’adhésion populaire. Ainsi, le patron du RN évoque la justesse supposée de ses « diagnostics » et ses succès électoraux pour démontrer sa capacité à gouverner. « Les Français ont sans doute le sentiment […] qu’on est connecté à leurs attentes et ils nous font confiance pour tenter de leur apporter des réponses », assurait-il le 29 octobre sur RMC. Le peuple, remède à l’inexpérience. Interroger les aptitudes de Jordan Bardella en deviendrait presque antidémocratique. CQFD.

Une opinion publique intraitable

A l’ère de l’horizontalité, la compétence serait-elle démodée ? L’électorat captif du RN semble y être insensible. Mais son électorat de conquête pourrait prêter une oreille plus attentive aux critiques contre Jordan Bardella. « Cet argument est de nature à éviter la progression du RN chez les retraités et les entrepreneurs, confie un cadre LR. Les retraités savent que leurs enfants de 30 ans ont de belles qualités, mais réussir à diriger un pays de 68 millions de personnes est d’une autre nature. »

D’autant que la campagne présidentielle a ses règles propres. Elle soumet chaque prétendant à un examen continu de ses connaissances, de la simple interpellation par un professionnel d’une branche économique au débat d’entre deux tours. Les pièges sont partout, l’opinion est intraitable. Marine Le Pen en sait quelque chose. Eric Zemmour aussi. Bas dans les sondages au début de sa course élyséenne, le polémiste était un trublion apprécié pour son franc-parler. Cette image l’a fait progresser dans les enquêtes. Là, le regard s’est durci. Ce Zemmour est-il capable de gouverner la France ? « Les attentes ont changé le jour où il a été donné au second tour dans les sondages, et on n’a pas vu venir ce moment, se souvient Sarah Knafo, alors tête pensante de la campagne. Tout fonctionnait, la dynamique était de notre côté, on se disait : pourquoi modifier une équipe qui gagne ? Mais plus on prétend haut, plus les Français deviennent exigeants. »

Un discours parfois scolaire

Jordan Bardella a intégré cette contrainte. L’eurodéputé tente de se doter d’une densité que son frêle parcours ne lui a pas donnée. L’exercice est parfois artificiel. Il y a ce phrasé en surplomb, précédé de profondes inspirations. Ces costumes larges, inspirés de ceux de Jacques Chirac. Et ces références culturelles un peu pompeuses, évoquées de manière impersonnelle, au risque de dégager une image scolaire suspecte : son éloge, sur LCI, des Mémoires d’outre tombe de Chateaubriand, dans lesquels l’auteur « parle de son enfance en Bretagne, de ces rois déchus et de la France de la Révolution et de Napoléon », résonne comme la démonstration que le jeune homme a conscience des preuves à fournir de sa maturité politique.

Quand se hisser à la hauteur de la fonction se révèle ardu, il reste une possibilité : que la fonction descende à la hauteur des prétendants… Qui croit encore que le locataire de l’Elysée est celui dont Charles de Gaulle avait dit un soir dans une allocution solennelle : « Guide de la France, et chef de l’État républicain, j’exercerai le pouvoir suprême dans toute l’étendue qu’il comporte désormais »?

Les Français pensent-ils toujours que c’est d’un homme et d’un seul que dépend leur destin ? « Etre président, rappelle François Hollande dans le podcast Darius libre, c’est décider de la vie et de la mort […], c’est pourquoi je préviens toujours : qui choisit-on comme président de la République ? » Bruno Le Maire prend les paris : « 2027 se jouera sur la solidité : qui pour faire face à Trump, à Poutine, à la Chine. » A moins que la déception vis-à-vis de la politique amène les électeurs à choisir, selon la formule cruelle de Dominique de Villepin, « un chef de gare – et alors pourquoi par Michel-Edouard Leclerc ou Teddy Riner ? »



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Author : Paul Chaulet, Erwan Bruckert, Eric Mandonnet

Publish date : 2025-11-16 06:45:00

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