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La famille Borromée à la tête d’un empire touristique : les nouvelles ambitions européennes de la dynastie italienne

La famille Borromée à la tête d’un empire touristique : les nouvelles ambitions européennes de la dynastie italienne

Il y a de ces lieux que l’on croit connaître à travers la plume exquise de Flaubert ou de Stendhal. On s’imagine ces paysages, qui invitent à la rêverie. Puis un jour, on les découvre. Et ils nous coupent le souffle. Isola Madre en fait partie. Est-ce le micro-climat propre à cet écrin de verdure, trônant au milieu du lac Majeur ? Ou les fruits exotiques qui s’offrent depuis les branches des arbres, en plein mois d’octobre ? Ou peut-être les paons blancs qui se pavanent le long des allées tirées au cordeau. Tout ici, respire le raffinement. Au loin, les Alpes suisses se dressent au-dessus des eaux spéculaires. Au sommet de cette île, culmine le Palazzo Borromeo, habité par la famille éponyme aux XVIIIe et XIXe siècles.

Cette lignée d’aristocrates, issue de Lombardie, porte le poids de plusieurs siècles. Banquiers à l’origine, les membres de la maison Borromée ont été princes, cardinaux, et autres personnages influents, proches des Habsbourg et des Médicis. Aujourd’hui encore, la dynastie est indissociable du gotha italien : une des héritières a épousé John Elkann, président de Stellantis et de Ferrari. Beatrice Borromeo, elle, est mariée à Pierre Casiraghi, fils de la princesse Caroline de Monaco.

Préserver les trésors familiaux

A quelques encablures, une autre perle d’architecture émerge de l’eau : l’Isola Bella, célèbre pour ses jardins en terrasses. L’été, son majestueux palais accueille des membres de la famille, et un drapeau bleu et rouge y flotte au vent pour signaler leur présence. A l’intérieur, statues, chefs-d’œuvre de Raphael et de Titien, et tapisseries à profusion. Ses murs sont de précieux témoins de l’Histoire : Napoléon ou encore Mussolini s’y sont rendus.

Mais préserver ce trésor n’est pas une tâche facile. « Ces anciennes demeures ont été construites pour montrer la puissance économique et pour durer dans le temps, note Alfonso Pallavicini, président de l’association European Historic Houses. Or leur restauration est beaucoup plus coûteuse que celle des immeubles modernes ». Alors, à la fin des années 1950, la famille décide d’ouvrir ses portes au public, puis de se doter d’une société pour entretenir ses propriétés. Baptisée SAG à sa création en 1983, elle a récemment été renommée Kaleon – dérivé du mot grec kallos, signifiant beauté.

Forte aujourd’hui de 225 collaborateurs, l’entreprise se glorifie de sa nature familiale. Le prince Vitaliano Borromeo la préside, son fils Gilberto est responsable des investissements. « Avoir un membre de la famille au sein de Kaleon signifie que, plutôt qu’un musée, c’est un lieu vivant », assure Vitaliano Borromeo à L’Express. Non sans défis. « Sur nos 5,5 millions d’euros de marge, deux millions sont consacrés aux dépenses d’investissement pour entretenir et rénover les maisons, les peintures, les meubles. Mais aussi les sols. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point la tâche est fastidieuse. Chaque année, un million de visiteurs les arpentent… en particulier des femmes en talons hauts ! ».

A 65 ans, Vitaliano Borromeo est un prince des temps modernes. Celui qui partage son nom avec son aïeul du XVe siècle, le comte d’Arona, est aussi un homme d’affaires et investit dans le private equity. Sous son impulsion, Kaleon développe ses activités dans la gestion et la valorisation du patrimoine. Sa marque, « Terre Borromeo », opère les propriétés historiques de la famille, mais pas seulement. Elle a en réalité la main sur tout l’écosystème de ces îles, comme le restaurant Delfino – ancienne auberge du XVIIIe siècle transformée en table gastronomique – ou encore des maisons de pêcheurs rénovées en appartements de luxe avec une vue imprenable. Les ruelles, qui serpentent depuis le château, abritent des boutiques, elles aussi exploitées par les Borroméo, tout comme la navette fluviale qui sillonne le lac. « La commercialisation du patrimoine doit être considérée comme une chaîne de valeur complète, qui ne se limite pas au monument lui-même, explique Peter Gould, auteur de Essential Economics of Heritage. Elle englobe aussi les restaurants, les hôtels et les services environnants. C’est ce qui permet de rendre l’expérience complète ».

L’année 2017 a marqué un tournant pour Kaleon, qui a alors élargi son champ d’action vers des propriétés tierces. Le parc Pallavicino, lui aussi situé sur les rives du lac Majeur, entre dans son portefeuille. Les Borromeo l’acquièrent auprès de la famille noble qui en porte le nom. Depuis, des investissements massifs dans l’aménagement et la diversification des services ont permis de faire décoller sa fréquentation.

Un pari sur le tourisme culturel

Huit ans plus tard, nouvelle étape majeure. En octobre dernier, Kaleon a annoncé son intention de s’introduire en Bourse et de lever au moins 15 millions d’euros de capitaux. Avec un profil attrayant : un million de visiteurs, près de 22 millions d’euros de chiffre d’affaires et une rentabilité de 25 %. Le groupe se targue d’être le deuxième musée privé d’Italie, après le Vatican. « Ils affichent des marges confortables et s’appuient sur une recette déjà éprouvée : cet historique de réussite, associé au prestige d’une grande famille présente depuis cinq siècles, donne confiance aux investisseurs, résume Charles-Louis Planade, partner à TP ICAP Midcap, qui accompagne l’opération. Leur entrée en Bourse donne l’occasion d’investir dans une entreprise présente sur un segment porteur, dans un contexte où très peu d’introductions ont eu lieu sur la place de Paris cette année ».

Les trois quarts des recettes viennent des ventes de billets, le reste est essentiellement issu des activités de restauration et de commerce de détail. Le développement nécessite peu d’investissement capitalistique, puisque les propriétés historiques appartiennent à la famille Borroméo et non à Kaleon. L’entreprise mise sur la bonne desserte de la région, avec l’aéroport de Milan Malpensa – le plus important du nord de l’Italie – à quarante minutes de route. Autre levier : l’organisation d’événements. En 2023, Louis Vuitton a choisi l’île pour un de ses défilés.

Plus globalement, l’industrie italienne du tourisme est florissante, notamment dans le domaine culturel, où Kaleon espère une croissance annuelle de 14 % d’ici 2028. Pour autant, pas question de devenir le « Disneyland du reste du monde » ou de faire le jeu du surtourisme. Le groupe cible la frange haut de gamme. « Les clients américains [NDLR : aujourd’hui 5 % du total] nous intéressent particulièrement, précise Vitaliano Borromeo. Non seulement en raison de leur pouvoir d’achat élevé, mais aussi parce qu’ils viennent en Europe de manière très organisée et sont prêts à payer un prix plus élevé pour visiter nos îles en dehors des périodes de forte affluence ». De fait, le coût du billet a augmenté d’année en année, sans affecter les autres dépenses – les touristes voyageant de loin sont prêts à payer plus cher une fois sur place, justifie le directeur général de Kaleon, Davide Molteni.

Le patrimoine, atout productif

Pour l’avenir, Kaleon voit les choses en grand. En témoigne son dernier projet audacieux – le château de Cannero, qui a ouvert ses portes l’été dernier. Longtemps abandonné, il a été transformé en une expérience immersive de réalité augmentée. Mais l’ambition dépasse le lac Majeur : le groupe entend répliquer son modèle avec d’autres demeures, en Italie comme à l’étranger. Le prince Borromeo dit être en contact permanent avec les autorités de plusieurs États européens pour réfléchir à une exploitation conjointe. Il a également noué un partenariat avec l’association italienne des demeures historiques, permettant à ses membres de solliciter ses services.

Les besoins sont considérables. En 2019, une étude réalisée par plusieurs associations révélait que plus de 40 % des maisons patrimoniales en Europe appartenaient à des familles. Or 45 % d’entre elles étaient déficitaires, les propriétaires devant puiser dans leurs deniers personnels pour maintenir l’ouverture au public. La société des Borromées leur propose un modèle simple : sans détenir les sites, elle en assure la gestion par le biais de contrats de location à long terme. « Leur arrivée apporte une solution bienvenue pour les propriétaires qui n’ont plus les moyens d’entretenir leurs biens », souligne Charles-Louis Planade.

A l’heure où la conservation du patrimoine n’est plus l’apanage des pouvoirs publics, les opérateurs privés en deviennent des acteurs incontournables. « On constate un changement de paradigme, avec la prise de conscience que le patrimoine culturel peut être un atout productif, explique Vincenzo Pacelli, professeur d’économie à l’université de Bari. Avec à la clé une valeur économique circulaire : le processus de conservation stimule le développement territorial, qui à son tour peut soutenir la conservation ».

Un marché fragmenté

Pour ses premiers pas en Bourse, Kaleon a fait le choix inhabituel d’une double cotation, à Milan et Paris. Une vision déjà transfrontalière qui lui permet de toucher davantage d’investisseurs potentiels. Surtout, les deux pays concentrent une très grande part des demeures historiques en Europe et partagent des problématiques comparables pour leur conservation. « Le problème, en Italie comme en France, est que l’offre de sites culturels est très fragmentée et manque de coordination, note le directeur général, Davide Molteni. En Italie, les villas dites palladiennes, en Vénétie, sont un ensemble d’un grand intérêt culturel, mais insuffisamment valorisé sur le plan touristique. À l’inverse, les châteaux de la Loire en France sont très développés touristiquement mais n’appartiennent pas à un unique propriétaire. Ils forment néanmoins un ensemble cohérent qui constitue une véritable destination en soi — une dynamique que nous n’avons pas su créer en Italie ».

La société familiale s’est donc fixé cette mission, devenir le consolidateur de ce marché. Un pari qui ne s’annonce pas facile à relever. « A part une cinquantaine de monuments en France qui font plus de 100 000 visiteurs par an, il n’y a pas de marché en tant que tel, nuance Olivier de Lorgeril, président de l’association La Demeure Historique et propriétaire du château de la Bourbansais, en Bretagne. Beaucoup de propriétés des territoires ruraux, pas assez rentables, n’intéresseront pas des entreprises commerciales ».

Par ailleurs, d’autres opérateurs sont positionnés sur des créneaux similaires, à l’image de Culturespaces (Atelier des Lumières, musée Jacquemart-André…). La famille Kléber Rossillon, qui possède le Château de Castelnaud, en Dordogne, a étendu son savoir-faire à d’autres monuments, essentiellement en délégation de service public. « Généralement, les acteurs privés qui se créent dans ce domaine vont chercher du côté des marchés publics car peu de propriétaires privés acceptent de mettre les fonds nécessaires pour animer leur propriété », explique Françoise Benhamou, professeure émérite à la Sorbonne et spécialiste de l’économie de la culture.

Enfin, une fois le site pertinent trouvé, nombre de conditions doivent être réunies pour le faire prospérer. « Transformer un lieu potentiellement emblématique en une destination véritablement iconique est un processus de longue haleine, remarque Peter Gould. C’est une question d’accessibilité. Mais il faut aussi les infrastructures adéquates et toute une chaîne de valeur commerciale à implanter localement. Kaleon a réussi sur ses propres sites, mais son succès futur dépendra de sa capacité à sélectionner les bonnes propriétés ». Une chose est sûre : depuis ses îles, le prince Borromée regarde de l’autre côté des Alpes avec envie.



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Author : Tatiana Serova

Publish date : 2025-11-17 10:20:00

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