Le 20 novembre 1945 s’ouvrait le procès de Nuremberg pour juger les crimes nazis. Dans son livre Le crépuscule des hommes (Robert Laffont), couronné par le prix Renaudot de l’Essai, l’écrivain et grand reporter Alfred de Montesquiou raconte le plus grand procès de l’Histoire du point de vue de tous ceux qui y ont contribué (magistrats, interprètes) ou l’ont raconté (journalistes, écrivains, photographes). L’un des livres les plus marquants de cette année 2025. Pour Arte, Alfred de Montesquiou a également réalisé un documentaire saisissant sur Nuremberg, diffusé ce mardi 18 novembre à 21h (mais déjà disponible sur le site de la chaîne). Il dévoile à L’Express les coulisses de son travail et de cet événement hors-norme.
L’Express : Qu’évoquait pour vous le procès de Nuremberg avant d’écrire votre livre et de réaliser votre film ?
Alfred de Montesquiou : Mon professeur à Sciences po, Didier Lazard, qui avait assisté au procès de Nuremberg, m’en a beaucoup parlé. Il me racontait les couacs du quotidien, les amitiés qui étaient nées, au-delà des frontières et des idéologies. J’ai eu envie de me plonger dans le procès, qui a été la matrice du droit international. Cet aspect m’a toujours passionné. Devenu reporter, j’ai vu de près de ce qu’était un génocide, au Darfour. J’ai suivi le travail de la Cour pénal internationale.
A Nuremberg, « tout arrivait pour la première fois, tout était unique », dites-vous dans votre documentaire. C’est ce côté expérimental qui vous a intéressé comme écrivain ?
Cette sensation d’être en présence d’un moment inaugural m’a fasciné. Mais ce qui m’intéressait surtout, c’était de raconter ceux qui observent l’Histoire en train de se faire : les journalistes, les interprètes, les techniciens, ces seconds rôles qui perçoivent tout avant les autres. Ils vivent l’événement au plus près, mais ne sont jamais au centre. C’est leur regard qui m’a servi de fil conducteur.
« Certains clichés sont trop lourds pour l’objectif », écrivez-vous. Et pour la plume aussi ?
Dans les archives américaines, j’ai découvert des photos des condamnés nazis après leur pendaison les montrant nus : des images que l’on n’avait jamais vues auparavant, d’une violence froide, presque insoutenable. Je n’ai pas pu, je n’ai pas osé les mettre dans mon film. Ma conseillère historique pensait que cela pourrait prêter à des erreurs d’interprétation. En revanche, je pouvais les décrire dans mon livre. L’écriture autorise une distance, une pudeur, un travail de suggestion. Elle permet de dire ce qui serait obscène à montrer.
« A force de tout vouloir dire, ne risque-t-on pas de ne plus rien entendre ? », vous interrogez-vous. Que voulez-vous faire entendre à travers ce livre et ce documentaire ?
Il existe une masse d’informations sur Nuremberg, en grande partie déjà connue. Mais c’est une masse extrêmement touffue dont il est très difficile d’extraire du sens. J’ai travaillé par soustraction en choisissant les témoins qui me paraissaient les plus intéressants. J’applique à l’histoire une méthode journalistique : je traite les témoins comme des témoins oculaires. J’utilise leurs écrits pour bâtir mon propre récit, dans le livre puis dans le film.
Malgré tous les couacs, les difficultés, les rapports de force, la géopolitique, la politique, une idée a triomphé lors de ce procès : la justice. C’est la victoire de l’idéalisme, si on veut, sur la granularité du quotidien et sur les atrocités de la guerre, du fascisme et du nazisme. C’est ce que je retiens de Nuremberg et que j’ai voulu transmettre.
La décision de tenir ce procès a fait débat parmi les alliés. Quels étaient les arguments des uns et des autres ?
Au début, Churchill et même Roosevelt, sans parler de Staline, voulaient juste passer par les armes les nazis. Churchill évoquait 15 000 exécutions sommaires des 15 000 leaders du IIIe Reich. Et puis très vite a émergé l’idée qu’un un procès juste était préférable, avec des droits de la défense, permettant de démontrer rationnellement, en non passionnellement, la culpabilité des nazis. On pourrait ainsi s’appuyer sur ce procès pour dénazifier l’Allemagne. L’alternative a ce procès, c’était la vengeance. On aurait alors mis le doigt dans un engrenage infernal. Le procureur Robert Jackson a mentionné le précédent du traité de Versailles dans son discours d’ouverture. Vingt ans après sa signature, l’Europe entrait à nouveau en guerre.
Nuremberg apparaît comme une innovation judiciaire sans précédent. Il s’agit d’établir des lois internationales sur des bases morales. Qui était Robert Jackson, le grand ordonnateur de ce procès ? Quel était l’enjeu pour lui ?
Robert Jackson était un juriste immense, un grand penseur du droit international. Juge à la Cour suprême des États-Unis, Roosevelt, dont il a été proche, a même envisagé de le nommer vice-président en 1940. Pour Jackson, l’Amérique avait une vocation internationale. Il a posé les fondements du futur droit international : responsabilité individuelle, impossibilité de se retrancher derrière la hiérarchie, qualification des crimes. On est frappé de voir à quel point l’Amérique de Trump a trahi son idéal.
Ce procès sert même de laboratoire technologique. La traduction instantanée est assurée par une nouvelle machine…
IBM fournit gratuitement un système qui permet de traduire en direct en quatre langues. C’est une révolution technique et un pari fou : jamais on n’avait organisé un procès quadrilingue. Il faut dire que l’entreprise espère aussi redorer son image, car sa filiale allemande avait participé au système d’aiguillage ferroviaire, y compris celui des trains de déportation. Nuremberg est donc aussi une histoire de technologie, avec sa part d’ambiguïtés.
Dans votre livre, vous nous donnez à voir l’événement à « hauteur d’homme », à travers plusieurs personnages de second plan. Par ordre d’entrée en scène, pouvez-vous nous présenter le photographe Ray D’Addario ?
Il n’y a pas de narrateur omniscient dans mon livre. Tout est raconté à travers le regard subjectif des personnages, à commencer par celui de Ray D’Addario. Photographe militaire, il bénéficie de tous les accès : salle d’audience, château de Faber-Castell, prison… Il est présent tout au long du procès, jusqu’à la crémation des condamnés. Il côtoie les accusés, les juges, les procureurs, les avocats. Et il fait aimer, d’ailleurs, de tout le monde. C’est quelqu’un de très sympathique qui se faufile un peu partout.
Qui est Margarete Borufka, l’interprète allemande dont il tombe amoureux ?
Cette femme très belle, sophistiquée, vient d’un milieu social beaucoup plus aisé que celui de Ray. Elle dissimule des parts d’ombre qui la rendent suspecte aux yeux des Américains. Cela en fait un personnage très romanesque. Comme son histoire d’amour avec Ray.
La ville de Nuremberg, le fief des nazis, n’est plus qu’un champ de ruines. Était-elle en état d’accueillir un pareil événement ?
La symbolique était trop forte : Nuremberg, c’est la ville des congrès nazis, des lois raciales de 1935, du Saint-Empire germanique. Les Américains ne voulaient pas aller à Berlin, en zone soviétique. La salle du tribunal ayant été relativement épargnée par les bombardements, la décision s’est imposée. La ville était détruite à quatre-vingt-dix pour cent.
Les trois cents reporters et photographes couvrant l’événement sont logés au château de Faber-Castell, une forteresse gothique appartenant au maître allemand… du crayon. Quelle ambiance régnait au sein du « troupeau de Faber », comme le désignait Madeleine Jacob, la chroniqueuse judiciaire de Franc-Tireur ?
Le château de Faber-Castell appartenait aux millionnaires du crayon. Y régnait une atmosphère de colonie de vacances. Les locataires, venus du monde entier, devaient apprendre à cohabiter dans la promiscuité. Ils étaient logés à six par chambre. La nourriture n’était pas forcément très bonne, il faisait froid et il n’y avait assez de douches.
Dans quelle mesure les reporters ont-ils été instrumentalisés ?
L’armée américaine les héberge, les véhicule, les nourrit, leur offre de l’alcool gratuitement. Évidemment, quand ils écrivent des articles négatifs, ça agace beaucoup les Américains. Les exigences éthiques des journalistes sont mises à rude épreuve. Les reporters communistes ou compagnons de route du communisme sont confrontés à la dure réalité de ce qu’ils voient, notamment l’exécution d’un des procureurs par le NKVD.
Le soir, l’alcool aide à digérer l’horreur entendue la journée au tribunal ?
Il y a beaucoup d’alcool à Faber-Castell. Des somnifères aussi. Les révélations sont tellement dures que même un reporter de guerre dur à cuire, comme Boris Polevoy, qui a couvert toute la Seconde Guerre mondiale, depuis Stalingrad jusqu’à Berlin, admet en consommer car il est hanté par des cauchemars. C’est une chose d’être un journaliste de terrain et de voir des atrocités devant soi. Je l’ai vécu, moi, plein de fois. C’en est une autre d’être assis et d’écouter à froid des descriptions abominables de sévices, de torture, de voir des peaux humaines tendues en abat-jour ou réduites comme des têtes de Jivaro. C’est effroyable ! On a le temps d’y penser. C’est presque pire que de voir les atrocités de ses propres yeux.
C’est le dernier moment où les alliés se retrouvent. Mais les reporters soviétiques sont hébergés de l’autre côté de la route. Y a-t-il déjà deux mondes qui se font face ?
Oui, c’est le dernier moment où les alliés se retrouvent. L’objectif est d’aller vite pour obtenir le jugement des nazis. Les Soviétiques sont effectivement hébergés à l’écart, à la demande des Russes. Les Américains savent très bien que parmi les journalistes russes, certains travaillent pour le NKVD et surveillent leurs collègues. Ils vivent à l’écart, dans une espèce de commun en briques rouges, que tout le monde appellera, avec une certaine ironie, « le palais rouge ». S’ils sont logés là, c’est aussi pour une question de commodité : ils parlent la même langue.
Le soir, toutes les nationalités se retrouvent dans la grande salle de bal du château. Je relate une scène très révélatrice : ce matin où Boris Polevoy, si populaire, entouré d’amis, se retrouve soudain seul. Il ne comprend pas pourquoi tout le monde fuit son regard. Lorsqu’il arrive au tribunal, il comprend que Churchill vient de prononcer son discours de Fulton, où il annonce qu’un rideau de fer s’est abattu sur l’Europe. La grande Histoire surgit ainsi dans l’existence des reporters de Nuremberg.
Dans le box des accusés, les nazis se pavanent et se congratulent les uns les autres. Göring sautille. On voit même leurs avocats lire le journal devant eux ! Chose totalement interdite. Les accusés n’étant pas censés avoir accès à la presse. Les nazis voient dans le discours de Churchill l’accomplissement de la prophétie hitlérienne, qui annonçait que les Soviétiques et les Américains finiraient par se faire la guerre. Un espoir était né parmi eux. Il pensait qu’il leur suffirait de jouer la montre. Car, plus le temps passerait, moins les juges seraient capables de statuer sur leur sort.
Dans quel état d’esprit se présentent les juges russes ?
Les deux juges soviétiques, Nikitchenko et Volchov, se montrent lents à décider car ils prennent leurs ordres à Moscou auprès de Vychinski, l’un des organisateurs de la terreur stalinienne. Il décide de tout pour eux. Très jeune, Volchov travaille certainement lui-même pour le NKVD. Il est là pour espionner Nikitchenko.
Les prémices de la guerre froide ont failli faire imploser le procès. Mais les juges russes, comme les autres, avaient conscience qu’il fallait aller de l’avant. Il y a eu une espèce d’union sacrée à Nuremberg.
En tout cas jusqu’au délibéré. A ce moment-là, les jugent se déchirent. Les débats durent un mois. Dans le verbatim des minutes du procès, Nikitchenko, le juge russe principal, exprime son désaccord avec les trois acquittements. La manière dont ce verbatim figure dans les archives laisse à penser qu’en réalité un consensus avait été trouvé entre les juges, mais que Nikitchenko a demandé à ses collègues de bien vouloir rajouter ça en gros afin qu’il puisse rentrer à Moscou la tête haute, et ne pas se faire immédiatement déporter au goulag pour non-obéissance.
L’antisémitisme n’est pas le sujet principal du procès. Que change la diffusion des premières images des camps de concentration ?
Les images prises par les Américains à Buchenwald et à Dachau, ou par les Anglais à Bergen-Belsen, provoquent un choc indescriptible dans la salle du tribunal. Mais elles ne changent le fond du procès. D’autant plus que les victimes sont présentées comme polonaises, russes, lituaniennes, ou tchèques. Leur judéité n’est absolument pas mentionnée. La place de la Shoah dans ce procès a été beaucoup débattue. Certains historiens de premier plan, comme Annette Wieviorka, considèrent que la Shoah a été minimisée, voire écartée. D’autres, comme Christian Delage, considèrent qu’une place lui a été faite. Il m’est difficile de trancher, je ne suis pas historien, Toutefois, je constate que dans son réquisitoire de clôture, à l’automne 1946, Champetier de Ribes, le délégué du gouvernement français auprès du tribunal de Nuremberg, emploie à deux reprises le terme de génocide. Et il le fait à dessein pour que ce terme frappe les consciences et figure dans les minutes du procès. Les Anglais aussi emploient ce terme.
Si le crime de génocide ne constitue pas l’un des actes d’accusation de Nuremberg, il est tout de même nommé et son écho grandit au fur et à mesure du procès. Lorsque la charte de la Convention de l’ONU sur le génocide sera signée deux ans plus tard à Paris, elle fera mention de Nuremberg dans son préambule.
Il y a donc bien une prise de conscience. L’antisémitisme des nazis n’est pas occulté. Dès le premier jour, dans son intervention, le procureur Jackson en a parlé.
L’antisémitisme n’est-il pas tabou chez les Russes ?
C’est en effet l’un des grands problèmes de Nuremberg. En 1945-1946, Staline veut imposer son récit de la Grande Guerre patriotique. Pour lui, il y a dix millions de martyrs, tous soviétiques, sans distinction de nationalité, d’ethnie ou de religion. C’est moins par antisémitisme que par une féroce volonté politique d’unifier le peuple soviétique que Staline escamote la dimension juive des massacres nazis. Il s’oppose à ce que cette question soit instruite à Nuremberg.
Parmi la vingtaine de nazis sur le banc des accusés, lequel vous a le plus frappé ?
Ce procès réunit sur le banc des accusés des personnalités si différentes : Julius Streicher, idéologue antisémite virulent, qui a déjà fait de la prison à Nuremberg pour des actes de pédophilie ; le Generalfeldmarschall Wilhelm Keitel, chef de la Wehrmacht, qui considère qu’il n’a fait qu’obéir aux ordres ; Von Papen, le politicien matois… Il est difficile de les appréhender collectivement. Celui qui m’a le plus frappé, c’est Albert Sperr. C’est le plus malin, le plus cynique. Il crée une connivence de classe avec les juges en leur parlant anglais. Il porte beau avec son costume trois pièces. Et surtout, il demande pardon. Ce qui provoque la fureur de Göring, En faisant cela, il sauve sa peau. Il sera condamné à une peine de prison. Alors que Dachau était sous ses ordres ! Speer s’en sort. Alors que son adjoint, Fritz Sauckel, lui, est condamné à mort ! On voit là l’entre-soi de ces grands bourgeois qui regardent au-dessus de la tête des ploucs et se font des petits clins d’œil, l’air de dire « nous, on est d’un autre monde ».
Quelle leçon retenez-vous de ce procès pour aujourd’hui ?
La justice a triomphé de la barbarie et la démocratie de la dictature. Ce n’est pas si fréquent dans l’histoire humaine. A Nuremberg, les juges ont retenu le bras vengeur des vainqueurs, selon l’expression du procureur Jackson, pour imposer un procès équitable. Ils ont fondé notre droit international, notre conception du crime contre l’humanité, notre capacité à juger les puissants. Même si ces principes sont malmenés aujourd’hui, en Ukraine et à Gaza notamment, ils continuent de progresser sur le temps long. Philippe Sands a raison de dire que les progrès du droit international ne se mesurent pas à l’échelle des années mais des siècles. C’est un héritage fragile, mais vital. Mon livre s’intitule Le crépuscule des hommes. En astronomie, il y a deux crépuscules : le descendant que l’on connaît, mais aussi l’ascendant, celui du matin, qui va vers la lumière.
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Author : Sébastien Le Fol
Publish date : 2025-11-17 19:30:00
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