L’Express

Laurent Martellini (Edhec) : « Demain, nous voulons que chaque étudiant soit exposé au quantique »

Laurent Martellini (Edhec) : « Demain, nous voulons que chaque étudiant soit exposé au quantique »

« La physique quantique, c’est très simple ». Discuter avec Lionel Martellini donne bien envie d’y croire. Ce professeur de finance à l’Edhec, la prestigieuse école de commerce lilloise, a une longueur d’avance, comme en témoigne son épatant CV. Diplômé de l’ESCP et de l’ENSAE, il est titulaire d’un doctorat de finance à Berkeley (Californie). Dix-sept ans plus tard il en obtenait un second, cette fois en astrophysique, à l’Université Côte-d’Azur. Un intérêt pour la science qui remonte à l’enfance, avoue-t-il. Entre-temps, il a passé une année à Princeton, pour s’aérer les idées et, au passage, participer à la collaboration internationale qui conduira à la découverte des ondes gravitationnelles. Puis une autre au Massachussets Institute of Technology (MIT), où il change radicalement d’échelle pour se consacrer à l’infiniment petit, la physique quantique, « la plus grande aventure intellectuelle de l’histoire de l’humanité ».

Après avoir dirigé, pendant une vingtaine d’années, l’Edhec Risk Institute, centre de recherche dédié à la finance et à la gestion d’actifs, le chercheur quinquagénaire se coiffe aujourd’hui de sa deuxième casquette pour prendre la tête de l’Edhec Quantum Institute, nouvellement créé. Un pont entre les laboratoires, les start-up et l’enseignement supérieur, pour préparer les étudiants aux métiers de demain, à un moment où les qubits s’apprêtent à changer le monde.

L’Express : Pour les profanes, comment définiriez-vous la physique quantique ?

Laurent Martellini : C’est la physique qui s’intéresse à la description de la nature et de l’univers à son niveau le plus fondamental, le plus petit, celui des particules élémentaires, qui obéissent à des lois qui nous apparaissent parfois mystérieuses. L’un des enjeux de l’Institut consistera à se réapproprier le narratif de la mécanique quantique qui consiste jusqu’à présent à la décrire comme mystérieuse, voire mystique, inintelligible. Cette perception est contre-productive, elle nuit à la compréhension, donc à l’acceptation des technologies issues de la physique quantique. La réalité est que les phénomènes quantiques ne relèvent ni du magique ni du mystique, mais d’une logique propre, qui est parfois contraire à l’intuition classique mais que l’on commence à arriver à maîtriser à défaut de savoir toujours bien l’interpréter.

Avec l’intelligence artificielle, nous vivons aujourd’hui la quatrième révolution industrielle. Celle du quantique, la cinquième, n’a pas encore vécu son « moment ChatGPT ». On ne sait pas exactement quand cette rupture va arriver, mais il y a une convergence d’énergie, de talent, d’ambition, de financement et de puissance industrielle qui sont déjà réunies pour faire advenir cette cinquième révolution industrielle, avec un aspect transformationnel extrêmement fort.

Comment cet univers de l’infiniment petit peut-il influer sur notre économie ?

D’abord, il faut comprendre que tout est quantique. N’importe quelle entité physique biologique, minérale ou matérielle autour de nous est régie par les lois de la physique quantique. Lorsque nos ancêtres lointains ont maîtrisé le feu, ils ne le comprenaient pas encore. Pour eux, c’était quelque chose d’extrêmement mystérieux, une sorte d’émanation étrange dont ils avaient peur. Ce n’est que bien plus tard, finalement, que la thermodynamique a permis de l’expliquer.

Pour la physique quantique, c’est exactement la même chose : depuis les débats épiques qui ont opposé les pères fondateurs Albert Einstein et Niels Bohr, on ne comprend pas encore tout ce qu’elle nous dit du monde – mais elle a déjà des applications concrètes. On fête d’ailleurs, cette année, le centenaire de la mécanique quantique, dont le cadre mathématique a été posé en 1925 par Werner Heisenberg, d’un côté, et Erwin Schrödinger de l’autre. Ils ont donné lieu à une première révolution quantique, dont les innovations ont complètement bouleversé nos économies. A commencer, à la sortie de la guerre, par l’énergie nucléaire. Le fameux « projet Manhattan » d’Oppenheimer était une application directe de la physique quantique, pour le meilleur et pour le pire : l’énergie atomique d’une part, la bombe atomique d’autre part. Très rapidement, elle a permis le développement des puces électroniques fabriquées à partir de semi-conducteurs sur lesquelles reposent nos téléphones et nos ordinateurs. Citons aussi les lasers, utilisés pour les communications à distance, ainsi que les technologies d’imagerie, y compris les IRM.

Après cette première vague, à quoi ressemblera la deuxième révolution quantique ?

En résumé, la première consistait à maîtriser des groupes de plusieurs particules – par exemple, un faisceau laser est un ensemble de photons qu’on a réussi à agréger de manière cohérente. La deuxième se fonde sur la maîtrise des états de particules quantiques prises individuellement. Elle repose sur deux principes : la superposition et l’intrication.

On dit souvent que le principe de superposition établit qu’une particule quantique peut être à la fois dans un état 0 et dans un état 1. Ce sont les fameux qubits – pour quantum bits -, qui sont à l’informatique quantique ce que les bits sont à l’informatique classique, c’est-à-dire les pièces élémentaires d’informations. Un ordinateur classique fonctionne avec des bits logiques qui sont soit des 0, soit des 1, c’est pile ou c’est face. C’est ainsi que l’on fait des calculs depuis les années 1950. Le qubit, lui, est à la fois 0 et 1. Cette idée assez perturbante renvoie à la fameuse parabole du chat de Schrödinger, à la fois vivant et mort. En réalité, on l’oublie souvent, cette histoire servait justement à démontrer l’absurdité de cette conception du monde.

Ce que nous dit en vérité la physique quantique, ce n’est pas que la pièce est à la fois pile ou face, mais plutôt qu’un qubit est une pièce en train de tourner sur elle-même. Elle est dans ce moment où la résolution de l’incertitude n’a pas encore eu lieu. Quand je l’écrase sur la table, ce qui correspond à la notion de mesure en mécanique quantique, je vais la forcer à choisir entre pile et face. Mais tant qu’elle tourne, elle est potentiellement pile et face. Voilà pour le principe de superposition. Des start-up comme les français Alice et Bob, Pasqal ou Quandela aux grands groupes comme Google ou IBM, toute une industrie travaille à fabriquer des pièces qui tournent ! Le deuxième principe, c’est l’intrication : l’idée ici est que deux pièces peuvent tourner de manière totalement aléatoire, tout en restant parfaitement liées ; ainsi, dès que l’on observe le résultat de la première, on connaît instantanément celui de la seconde.

A quoi sert-il de fabriquer ces pièces qui tournent, corrélées de surcroît ?

A beaucoup de choses ! La première, c’est l’informatique quantique. La mise en rotation, en incertitude, de la pièce, permet de faire des calculs parallèles de façon massive. Imaginons un chemin à trouver pour sortir d’un labyrinthe : un ordinateur classique va essayer successivement chacune des voies possibles. C’est long, parce qu’il perd du temps, tombe dans une impasse, revient en arrière, recommence… A l’inverse, mettre des qubits intriqués dans cet état superposé permet d’explorer l’ensemble des voies de manière cohérente. Le calcul quantique va ainsi permettre de résoudre des problèmes en quelques secondes ou quelques heures, là où des ordinateurs classiques mettraient des milliers, voire des millions d’années.

Avec une menace potentielle pour l’industrie financière. Pour toutes les transactions bancaires sur Internet, on utilise la factorisation de grands nombres premiers pour protéger les clés cryptographiques. L’ordinateur quantique, comme l’a démontré le mathématicien du MIT Peter Shor, pourrait permettre de les déchiffrer de manière extrêmement rapide. Le bitcoin, par exemple, n’y résisterait pas.

Dans le secteur financier, certains acteurs planchent déjà sur la cryptographie post-quantique, c’est-à-dire une cryptographie qu’un ordinateur quantique ne pourra pas briser. Elle se fonde bien sûr elle-même sur la théorie de l’information quantique. On va donc fabriquer des systèmes qui seront parfaitement incassables par construction, en vertu des lois de la physique. Très utiles, par exemple, pour des communications totalement sécurisées.

Autre application, dans le domaine de la logistique, un ordinateur quantique pourrait offrir un avantage considérable pour résoudre les problèmes d’optimisation, comme la planification de tournées de livraison dans plusieurs dizaines de villes, problèmes dont la taille croît exponentiellement avec le nombre d’étapes. Il pourra aussi servir à la modélisation du climat, avec beaucoup plus de précision. La simulation quantique, elle, va bouleverser l’industrie de la chimie et des matériaux ou encore de la pharmacie, en donnant la capacité de modéliser le comportement d’une molécule de médicament qui rencontre un pathogène.

Dans le domaine de la mesure, les nouvelles technologies quantiques vont permettre une extraordinaire précision dans la surveillance, qu’il s’agisse de défense, de santé, pour localiser des tumeurs, ou de navigation pour l’aérospatial. En particulier, il est possible, grâce à des capteurs quantiques, de géolocaliser des objets, comme des sous-marins, par exemple, sans avoir besoin d’un contact avec un satellite.

Comment est venue l’idée de créer l’Edhec Quantum Institute ?

Pendant longtemps, les écoles de commerce préparaient les étudiants aux métiers d’hier sur la base de manuels qui dataient d’avant-hier ! L’un des credo de l’Edhec de longue date est que l’hybridation des savoirs est fondamentale à la préparation de nos étudiants aux métiers de demain. Elle se pratiquait déjà avec des enseignements en droit ou en géopolitique, dont tout manager doit avoir quelques notions de base. Nous avons poussé cette logique plus loin en créant l’Edhec Climate Institute, un centre de recherche qui nous a conduits, dans un premier temps, à travailler sur la finance climatique, parce qu’aujourd’hui, on ne peut plus gérer un portefeuille sans une prise en compte minimale des contraintes d’empreinte carbone des actifs. Au-delà de la finance climatique, nous avons réalisé que nos étudiants avaient besoin de comprendre la science climatique, les enjeux du climat eux-mêmes.

Nous avons raisonné de la même façon pour la physique quantique. D’ailleurs, de grands chefs d’entreprise ont bien conscience de la nécessité de former les étudiants. Le PDG de Nvidia, Jensen Huang, diplômé en génie électrique à Stanford, a récemment confié qu’aujourd’hui, il encouragerait les jeunes à choisir la voie des sciences physiques plutôt que celle de l’informatique. Dans les universités américaines comme en France, les matières dédiées à la data science sont les plus demandées. Pourquoi ? Parce qu’elles préparent aux métiers d’aujourd’hui. Ce que Jensen Huang pressent, c’est que les métiers de demain ne seront pas fondés uniquement sur la data, mais aussi sur la physique. Elon Musk n’a pas dit autre chose dans un échange sur X avec le patron de Telegram qui, lui, vantait les mathématiques.

L’Institut sera à la fois un centre de recherche et d’enseignement ?

Il s’appuie sur quatre piliers, à commencer par la recherche, pour définir les impacts du quantique sur des industries comme la finance et l’assurance, mais aussi les télécoms dans le cadre d’un laboratoire commun avec l’école d’ingénieurs Eurecom.

L’éducation ensuite : nous voulons que chaque étudiant de l’Edhec, quel que soit son parcours – en bachelor, en programme de grande école ou en MBA – soit exposé à la science climatique, à la data, mais aussi demain, au quantique. Nous commencerons dès la rentrée 2026 avec les bachelors et les MBA, c’est-à-dire à la fois les plus jeunes et les plus seniors.

Nous comptons aussi créer une filière quantique au sein de notre incubateur deeptech de Sophia-Antipolis, en partenariat, là encore, avec Eurocom et nous aurons également une mission de communication auprès du grand public, des décideurs politiques, des régulateurs et des entreprises.

De grands noms du quantique accompagnent-ils la création de l’Institut ?

Un des pères fondateurs de l’informatique quantique, le chercheur au MIT Seth Lloyd, nous a fait l’amitié de rejoindre notre International Advisory Board aux côtés de quelques autres grands chercheurs et représentants de l’industrie, français et étrangers. A ce titre, il nous aidera à affiner les orientations stratégiques des projets de recherche et d’éducation.

Je commence aussi à discuter avec des fonds d’investissement. Nous avons la chance en France d’avoir l’un des plus grands fonds de capital-risque au monde dédié au quantique, Quantonation, géré par les équipes de Charles Beigbeder. La deuxième levée de fonds est en cours, après le succès du premier fonds, qui avait notamment investi dans la start-up Pasqal. Ces acteurs, parce qu’ils sont en contact quotidien à la fois avec les laboratoires scientifiques et les start-up, pourront nous aider à piloter nos programmes de recherche et à orienter nos efforts dans les directions les plus porteuses.

Comment la France, et plus largement l’Europe, se positionnent-elles aujourd’hui ? A-t-on encore la capacité de prendre la main sur le sujet ou sommes-nous déjà distancés ?

Il faut se souvenir que la France était en avance sur tout le monde avec le Minitel, mais a raté Internet. On était aussi en avance sur la micro-informatique, mais l’histoire s’est jouée ailleurs. Dans le quantique, c’est encore le risque. Sur le plan de la recherche scientifique, la France et l’Europe sont plutôt en avance – en témoigne le nombre de prix Nobel et de publications dans les plus grandes revues académiques. On compte aussi de nombreuses start-up. Mais, l’enjeu sera de ne pas rater la marche de la transformation. La France, l’Allemagne, l’Angleterre sont des acteurs très actifs.

Un plan quantique a été lancé par Emmanuel Macron avec un budget de plus d’un milliard d’euros de financements. Un autre plan a été créé au niveau européen. Mais pour l’heure, le match se joue clairement entre les Etats-Unis et la Chine. Les Chinois fournissent un énorme effort et sont surtout en train de prendre de l’avance, y compris sur les Américains, dans le domaine des mesures de précision. Collectivement, les pays européens ne sont pas très loin derrière, mais la pièce est encore en train de tourner et le plus dur reste à faire !



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Author : Muriel Breiman

Publish date : 2025-11-20 11:00:00

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