Voilà vingt ans que Jean-François Gayraud laboure son sujet, les mafias. Un folklore, pouvait-on encore sourire quand le mot renvoyait à une réalité lointaine, dont la France pouvait s’estimer préservée. Le mafieux, c’était Al Pacino jouant Michael Corleone dans Le Parrain, le Lino Ventura des Tontons Flingueurs, figures iconiques, attachantes. Et puis la drogue s’est déversée sur le territoire français.
Des tueries à n’en plus finir endeuillent certaines villes, en particulier Marseille, où le frère d’Amine Kessaci, un lanceur d’alerte anti-narcotrafic, a été abattu par la DZ Mafia, le 13 novembre dernier. Un assassinat comme un avertissement : ceux qui parlent le paieront du sang des leurs.
Dans Les sociétés du silence (Fayard), le commissaire Gayraud relie les points. Comment le cinéma et le crime se sont auto-alimentés ; comment les mafias, surtout, s’infiltrent au cœur discrètement du système en corrompant. Cet ancien haut responsable de la DGSI, âgé de 61 ans, sait de quoi il retourne : désormais directeur de l’académie du renseignement, il observe, depuis plusieurs années, le crime organisé s’insinuer en France. Il n’est pas trop tard, veut-il croire. A condition de changer de posture.
L’Express : Votre livre porte sur l’art du silence des mafias. Le frère du lanceur d’alerte Amine Kessaci vient d’être assassiné à Marseille, en représailles à ses prises de position anti-trafic de drogue et anti-DZ Mafia. Quel est le but d’un tel « crime d’avertissement » ?
Jean-François Gayraud : La DZ mafia a adopté une stratégie de visibilité avec des assassinats systématiques chez ses concurrents du groupe Yoda en 2023, des vidéos et une conférence de presse en 2024, et enfin en avril 2025 des attaques de prisons. Avec cette hypervisibilité, la DZ mafia veut se créer une réputation dans une logique de pur terrorisme pour conquérir des territoires et des parts de marché face aux autres organisations criminelles. Mais elle prend le risque de susciter une réaction forte de l’Etat qui ne peut rester inerte face à un tel défi public à son autorité.
Ces crimes spectaculaires montrent surtout que la DZ Mafia n’est pas une vraie mafia, c’est-à-dire une société secrète à l’image de l’organisation sicilienne Cosa nostra, habitée par le culte de la discrétion et de l’invisibilité. Elle se donne ce nom de « mafia » pour se pousser du col, pour intimider, mais d’un point de vue criminologique, c’est une bande criminelle classique.
Les narcotrafiquants français suivent-ils le modèle des mafias italiennes ?
Les mafias italiennes ont montré la voie pour survivre dans le crime organisé : se fondre dans l’ombre, demeurer silencieuses, s’enraciner à bas bruit dans un tissu économique et politique en se créant des complicités dans le monde légal. C’est une société secrète en immersion profonde, telle un sous-marin.
Aujourd’hui, on ne retrouve pas dans les organisations trafiquant des drogues en France la plupart des traits caractéristiques des mafias italiennes : des rituels d’initiation, des hiérarchies strictes, des structures internes pérennes et un ethos du secret et de la discrétion.
Pourquoi n’a-t-on pas voulu voir, pendant si longtemps, la montée en puissance de ces organisations criminelles en France ?
Nous avons vécu en France sur l’idée qu’un Etat fort ne pouvait produire que du crime désorganisé. Ce fut longtemps vrai : en France, depuis l’Ancien régime, l’Etat avait su réguler le banditisme pour le confiner à la marge de la société. Cette époque est révolue. A partir des années 1980, malgré les effets criminogènes de la mondialisation, nous avons continué de nous considérer comme un village gaulois, à jamais épargné de la montée du crime organisé.
Nous n’avons pas voulu voir qu’avec la fin de la guerre froide, nous étions rentrés dans un autre univers géopolitique et stratégique. Un monde relativement stable a cédé la place à un monde chaotique, celui de la mondialisation et de sa face noire. Les frontières sont devenues poreuses, et les flux de marchandises, d’argent, et de personnes se sont accélérés, massifiés et complexifiés, créant des opportunités gigantesques de prédations.
Vous constatez que plusieurs des principaux groupes criminels en France revendiquent une appartenance communautaire.
Pas seulement en France. Vous connaissez la « Mocro Maffia » aux Pays-Bas, littéralement la traduction de « mafia marocaine ». A Marseille, la « DZ Mafia », c’est-à-dire en traduction littérale là aussi, la « mafia algérienne », a affronté le gang Yoda, composé de Comoriens. En fait, la plupart des organisations criminelles dans le monde fonctionnent sur un modèle communautaire ou ethnique. Parce que l’ethnie, c’est le lieu de la confiance, donc du secret et du silence, qui crée un environnement protecteur. En France, on pourrait aussi citer les clans criminels turcophones, nigérians, albanophones, corses, et cetera.
Aveuglée par sa tradition républicaine, la France a beaucoup de mal à aborder cette dimension cruciale du crime organisé, alors même que nous devenons une société multiculturelle.
Est-on mieux armé en France face à la corruption de fonctionnaires ?
Oui, la France dispose d’un atout historique : des forces de sécurité intérieure et une justice recrutées à haut niveau, bien formées, habitées par le sens du service public, efficaces. C’est un bien rare dans le monde moderne. Mais ce rempart va peut-être s’effriter face aux assauts corrupteurs d’organisations riches et stratèges. Les preuves de cet effritement sont d’ailleurs là, depuis quelques années, et de plus en plus préoccupantes.
Que faut-il faire pour mieux lutter contre le narcotrafic ?
D’abord du renseignement. Parce que le renseignement sert à traquer l’invisible, les fantômes, ce qui ne se voit pas immédiatement. Ensuite, il y a un sujet crucial et technique : la question du code de procédure pénale. C’est l’outil juridique qui permet aux policiers de travailler. Or ce code est devenu obèse, trop complexe et surtout déséquilibré en faveur des suspects, donc au détriment de la répression. Les policiers et les gendarmes travaillent en permanence avec un bras attaché dans le dos.
La glamourisation des grands trafiquants de drogue au cinéma a-t-elle contribué à anesthésier la population sur cette menace ?
L’industrie du divertissement passe son temps à mythifier et anoblir les gangsters. Peu importe la manière, que ce soit celle enlevée, débonnaire et drôle d’un Audiard ou d’un Lautner, ou celle plus héroïque et politique d’un Coppola ou d’un Scorsese. Cette hypervisibilité fictionnelle a fourni aux gangsters des modèles d’identification valorisants et a contribué à enfouir la véritable nature des organisations criminelles dans toutes leurs dimensions mortifères.
Vous écrivez que les trafiquants d’aujourd’hui se réfèrent énormément aux codes des films de mafia américains.
Je cite la phrase d’Oscar Wilde : « La vie imite l’art bien plus que l’art n’imite la vie ». C’est totalement vrai concernant la mafia italo-américaine. Entre le réel et le fictionnel, on constate l’existence d’une zone grise, une zone d’imitation croisée. Je cite ainsi le cas au Canada, en 2016, d’un contrat pour un assassinat qualifié de « cannoli », en référence à une scène célèbre du film Le Parrain.
Plus globalement, les « films de mafia » développent souvent une culture de l’excuse et relativisent ce que sont et ce que font les mafieux.
Les personnages de cinéma les plus mythiques sont-ils devenus des icônes dans le monde du crime ?
Dans les banlieues françaises, depuis les années 1980-1990, en plus des « films de mafia » américains, deux modèles de gangsters sont valorisés. Il y a le Scarface de Brian de Palma, et puis le Heat de Michael Mann. Ce sont des modèles d’identification, voire des écoles du crime.
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Author : Etienne Girard
Publish date : 2025-11-21 15:00:00
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