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Voter Mélenchon au premier tour ? Gare au piège de l’intransitivité, par Gérald Bronner

Voter Mélenchon au premier tour ? Gare au piège de l’intransitivité, par Gérald Bronner

Le principe de transitivité s’enseigne au collège en classe de mathématiques. Il énonce que si un premier élément est en relation avec un second, et que ce second est en relation avec un troisième alors le premier est aussi en relation avec le troisième. On peut le dire de l’égalité par exemple ou de la supériorité : si a > b et si b > c alors a > c. Ce principe a été considéré comme un axiome de la rationalité par nombre d’économistes car si vous préférez un bien A à un bien B et un bien B à un bien C alors vous devriez préférer, si vous êtes raisonnable, A à C.

Seulement voilà, la vie politique nous conduit parfois à des choix qui sont intransitifs, c’est-à-dire qui ne respectent pas le principe, pourtant logique, de transitivité. L’une des premières réflexions à ce sujet nous vient du grand Condorcet. Dans son Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix, il remarquait que, dans certaines conditions, lorsqu’un groupe délibère et doit choisir entre plusieurs options, il peut arriver que la majorité produise un résultat incohérent, même si chaque électeur raisonne logiquement. Supposons, par exemple, que dans un groupe de 100 personnes, 35 préfèrent A à B et B à C ; 33 préfèrent B à C et C à A ; 32 préfèrent C à A et A à B. En comparant les options deux à deux, on obtient des majorités claires : A bat B (67 voix contre 33) B bat C (68 contre 32), mais C bat A (65 contre 35) ! La majorité affirme donc à la fois que A est plus désirable que B, que B est supérieur à C… et que C est préférable à A ! C’est ce que l’on appelle le paradoxe de Condorcet : une collectivité peut avoir des préférences qui se contredisent, même lorsque chacun de ses membres est parfaitement cohérent.

Quelle préférence finale ?

Et voici exactement l’une des menaces qui plane sur les prochaines élections présidentielles en France, pas tout à fait sous la même forme. La question de l’intransitivité des préférences des électeurs pourrait se poser en raison du scrutin à deux tours et dans le scénario pas tout à fait invraisemblable – si l’on en croit nombre de commentateurs avisés – où Jean-Luc Mélenchon passerait le premier tour. Dans cette hypothèse, les électeurs montreraient qu’ils préfèrent l’insoumis aux autres candidats de la gauche, mais il paraît clair que, dans l’état de l’opinion sondée aujourd’hui, le candidat du Rassemblement national battra Mélenchon. Or, il se pourrait qu’un autre candidat de la gauche serait, lui, préféré au candidat d’extrême droite ! Et nous retombons sur le paradoxe de l’intransitivité.

Dans ce cas, la situation est la conséquence directe de la stratégie insoumise de conflictualisation du débat. Celle-ci a réussi à faire du leader des Insoumis la personnalité politique la plus crainte si ce n’est la plus détestée de France. Si l’on en croit le dernier baromètre Ipsos pour La Tribune Dimanche, il dispute à Éric Zemmour la première marche de l’impopularité politique. Ces soutiens déclarés sont à peu près cinq fois moins nombreux que ceux qu’ils mécontenteraient s’il devenait président de la République.

Si l’élection présidentielle en France ne comportait qu’un tour, on ne voit pas comment la victoire pourrait échapper au Rassemblement national (RN). Mais, puisqu’elle en comporte deux, certaines conditions peuvent encore empêcher le parti d’extrême droite d’arriver au pouvoir à condition de sortir du cercle vicieux de l’intransitivité. Pour cela, une seule solution : que les électeurs de gauche fassent une mise au point sur leur préférence finale. Si la priorité est de stopper le RN, ils doivent concevoir que le vote insoumis est un vote plus inutile qu’utile – même si Jean-Luc Mélenchon est le plus susceptible de recueillir les voix de toute la gauche. Si, au contraire, ils pensent qu’il est préférable d’affirmer ses convictions politiques lors du premier tour, la question est alors différente.

Il n’y a pas de façon rationnelle de trancher ce point. En revanche, le plus fâcheux serait que les électeurs laissent leur logique être affectée par un fractionnement temporel de leur rationalité, sans s’apercevoir qu’ils tombent dans le piège de l’intransitivité car alors, au soir du deuxième tour de la présidentielle, la douche risque d’être glacée.

*Gérald Bronner est sociologue et professeur à Sorbonne Université.



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Author : Gérald Bronner

Publish date : 2025-11-23 15:00:00

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