Depuis son retour à la Maison-Blanche, Donald Trump, fidèle à sa ligne, n’a eu de cesse de souffler le chaud et le froid sur certains pays des Brics, dont la liste s’est allongée ces dernières années (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, Iran, Égypte, Émirats arabes unis, Indonésie et Éthiopie). Et si le bloc avait raté une occasion de s’unir face au géant américain ? C’est tout le propos d’Oliver Stuenkel, chercheur au sein de la fondation Carnegie et professeur à l’école de relations internationales de la fondation Getulio Vargas (Sao Paulo) qui, dans un récent article publié dans Foreign Affairs, jugeait avec Alexander Gabuev, que les Brics avaient « manqué leur chance ».
A L’Express, cet expert le reconnaît : il s’attendait à ce que la coopération entre les pays du groupe s’accélère sous l’impulsion des politiques trumpiennes. C’était sans compter les divergences structurelles qui persistent en leur sein : « Non seulement tous les pays des Brics n’ont pas les mêmes priorités, mais en plus, le degré d’antagonisme envers les institutions internationales varie considérablement d’un pays à l’autre ». Une incapacité à s’unir par ailleurs symptomatique d’un refus des pays membres de se ranger derrière la superpuissance chinoise… « Désormais, les Brics ne s’inquiètent plus seulement d’un Washington sans limites. Ils craignent également que Pékin devienne hors de contrôle (…) Hormis la Russie, les pays des Brics ne veulent pas devenir les vassaux de la Chine ». Entretien.
L’Express : Selon vous, les politiques de Donald Trump auraient pu redonner un élan aux Brics. « Mais malgré leurs intérêts communs, écrivez-vous, les Brics en tant que groupe ne sont pas prêts à saisir cette occasion » et à s’unir pour faire bloc face aux Etats-Unis…
Oliver Stuenkel : Tout à fait. Des pays comme le Brésil, l’Afrique du Sud ou l’Inde étaient certes déjà conscients qu’ils ne pouvaient pas entièrement compter sur Washington. Mais Trump a vraiment enfoncé le clou. Depuis son retour au pouvoir, nous assistons à des efforts sans précédents de la part des Brics pour diversifier leurs partenariats, réduire l’exposition aux Etats-Unis et gagner en autonomie face à la stratégie imprévisible et erratique de Donald Trump. Pour ces raisons, je m’attendais à ce que nous assistions sous peu à une accélération de la coopération entre ces pays. Car, disons-le franchement, Trump est sans doute le meilleur président américain que pouvaient espérer les Brics. Mais force est de constater que, même si sa politique a certainement dynamisé l’ethos des Brics, cela ne s’est pas traduit par des politiques concrètes. En témoigne par exemple le fait que lorsque le Brésil a fait l’objet de droits de douane de la part des Etats-Unis, le président Lula a essayé d’encourager un débat entre les dirigeants des Brics en vue de réagir conjointement, en vain…
Comment l’expliquez-vous ?
Il existe au sein des Brics des divergences structurelles que même « l’effet Trump » ne parvient pas à résorber. A commencer par une forte division entre le camp favorable au multi-alignement (Brésil, Afrique du Sud, Inde) et le camp anti-occidental (mené par la Russie). Le Brésil, très désireux de collaborer avec l’Occident, joue dans cette dynamique un rôle de modérateur en cherchant continuellement à contenir la Russie, laquelle tente d’utiliser l’antagonisme des Brics envers l’Occident pour ses propres intérêts. Or cette opposition a d’énormes implications pour des questions telles que la dédollarisation à laquelle des pays comme l’Inde et le Brésil sont plutôt ouverts, contrairement à d’autres. Mais en plus de cela, il existe une autre division entre les puissances du statu quo, c’est-à-dire les pays qui estiment être bien représentés sur le plan institutionnel, à savoir la Russie et la Chine, et les pays comme l’Inde et le Brésil qui cherchent à mettre en œuvre des réformes et considèrent que le cadre institutionnel actuel ne les représente pas pleinement. En bref, non seulement tous les pays des Brics n’ont pas les mêmes priorités, mais en plus, le degré d’antagonisme envers les institutions internationales varie considérablement d’un pays à l’autre.
Vous soulignez par ailleurs l’impact de l’élargissement du groupe…
Oui. L’élargissement progressif du groupe à de nombreux pays n’a fait que renforcer cette tendance. Pour vous donner un exemple concret, les pays des Brics – y compris la Chine et la Russie – s’accordaient, jusqu’ici, sur le fait que des pays comme le Brésil, l’Inde ou l’Afrique du Sud devraient jouer un rôle plus important au sein du Conseil de sécurité des Nations unies. Ça n’est plus le cas aujourd’hui, notamment car l’Éthiopie et l’Égypte ont rejoint les Brics. Ces deux pays n’ont aucun intérêt à ce que l’Afrique du Sud joue un rôle plus important au sein des Nations unies et se pose en leader du continent. D’une certaine manière, les Brics rencontrent les mêmes difficultés que le G20 en raison du nombre de pays qui les ont rejoints. Ce qui est surprenant, c’est la rapidité avec laquelle l’arrivée de nouveaux membres a compliqué les choses au sein du groupe et véritablement paralysé voire détruit le consensus dans certains domaines.
D’autant plus problématique que, comme vous l’écrivez, Donald Trump s’attaque aux pays membres du groupe individuellement et avec une intensité différenciée… S’agit-il, d’après vous, d’une stratégie délibérée visant à semer la discorde au sein des Brics ?
Il est presque impossible de comprendre le sens des décisions de politique étrangère de Donald Trump à ce stade. Cela étant dit, on peut effectivement remarquer que l’administration Trump adopte de facto une position plus dure à l’égard de pays comme le Brésil ou l’Afrique du Sud – d’importants alliés américains par le passé – qu’à l’égard de la Chine, par exemple, ou même de la Russie, dont le président américain a même plutôt tendance à se rapprocher. Alors comment l’analyser ? D’abord, rappelons que faire pression sur les pays de façon bilatérale est devenu une sorte de modus operandi de l’administration Trump. Et pour cause : à chaque fois que Washington adopte cette approche, cela lui confère un avantage significatif. En parallèle, Trump a compris, à mon sens, que s’opposer aux Brics dans leur ensemble serait moins efficace et plus risqué. Donc oui, je pense que la décision de l’administration Trump de s’opposer à ces pays individuellement peut être considérée comme une tentative d’éviter une plus grande convergence entre eux qu’ils ne réagissent collectivement.
Vous semblez également considérer que cette incapacité à s’unir révèle le refus des Brics de se rallier à la superpuissance chinoise.
Absolument ! La dynamique des Brics a changé de façon significative depuis 2009, date à laquelle les dirigeants des premiers pays membres se sont rencontrés. A l’époque, la situation reposait sur un ordre plus ou moins unipolaire, dans lequel des puissances émergentes réfléchissaient à des moyens de travailler ensemble pour contraindre Washington à accroître leur marge de manœuvre stratégique. Mais la Chine est, comme vous l’avez dit, devenue une superpuissance, ce qui a changé la donne. Désormais, les pays des Brics ne s’inquiètent plus seulement d’un Washington sans limites.
Ils craignent également que Pékin devienne hors de contrôle. Cela apparaît d’ailleurs très clairement dans les débats, notamment au Brésil, où le gouvernement a réagi aux politiques de Donald Trump en laissant entendre que s’il faut désormais diversifier les partenariats, remplacer une dépendance vis-à-vis des Etats-Unis par une dépendance vis-à-vis de la Chine serait une mauvaise idée. Ainsi, le Brésil s’efforce actuellement de renforcer ses relations avec de nombreux autres pays tel le Mexique, les pays de l’Union européenne, l’Inde, l’Indonésie ou encore le Vietnam. Une chose est sûre : hormis la Russie, les pays des Brics ne veulent pas devenir les vassaux de la Chine. L’ennui étant que ce faisant, la grande majorité d’entre eux se privent aussi d’une manne pour la création de nouvelles initiatives et institutions. A l’instar, là encore, du Brésil qui, malgré les politiques menées par Donald Trump, a maintenu sa décision de ne pas rejoindre l’initiative « Belt and Road ».
A vous écouter, on se demande si les Brics ont jamais été véritablement unis par le passé…
Oui et non. Le regroupement des Brics continue d’avoir une utilité qui, selon moi, est parfois négligée, en particulier par les analystes occidentaux. Bien sûr, il existe de profondes divisions. Certains sont des exportateurs de matières premières, d’autres sont des importateurs, certains sont des démocraties, d’autres sont des autocraties, certains sont des puissances nucléaires, d’autres ne le sont pas. A la fois, ses pays membres ont, depuis sa création, souvent tiré parti de cette alliance… A commencer par la Russie qui, par exemple, n’aurait pas pu envahir l’Ukraine si elle n’avait pas eu la certitude que les autres pays des Brics ne rompraient pas avec elle sur le plan diplomatique ou économique. Sans cela, les sanctions occidentales auraient probablement détruit l’économie russe. Or aujourd’hui, que voyons-nous ? Moscou a conclu suffisamment de partenariats avec des pays comme la Chine, l’Inde, le Brésil, pour rester à flot sur le plan économique.
Et il en va de même pour le Brésil qui, sous Bolsonaro, climatosceptique patenté et nationaliste, s’est retrouvé diplomatiquement isolé sur la question de la protection de l’Amazonie… Sauf au sein des Brics ! A l’époque où les relations avec l’Occident s’étaient particulièrement rigidifiées, le numéro deux de l’ambassade de Chine à Brasilia avait alors accordé une interview à un grand journal brésilien dans laquelle il déclarait que la Chine soutenait pleinement le Brésil… Il était donc clair que les Brics protégeaient Bolsonaro de l’isolement diplomatique. Mais au-delà de ça, les Brics conservent une chose en commun : leur vision positive commune des changements actuels dans le monde, à commencer par le déplacement du centre de gravité vers un ordre multipolaire. Si vous discutez avec des décideurs politiques en Afrique du Sud ou au Brésil, ils considèrent ce changement comme une opportunité. Cette idée d’accueillir favorablement ce changement et de croire qu’ils pourraient en quelque sorte façonner cet ordre post-occidental est donc encore un élément fédérateur.
Qu’est-ce qui pourrait rassembler les pays du Brics à l’avenir ?
À moyen et long terme, la force la plus puissante susceptible d’unifier les pays du Brics serait les actions des États-Unis qui sapent la confiance dans le dollar, que ce soit par une irresponsabilité budgétaire croissante ou par un recours excessif aux sanctions financières. Si Washington accélère l’utilisation du dollar comme arme géopolitique, cela poussera ces pays à accélérer leurs tentatives de contournement de la devise américaine, par exemple en utilisant les monnaies locales pour le commerce bilatéral.
Même s’ils s’unissaient, les Brics pourraient-ils vraiment tenir tête à Washington ? Le bloc occidental ne pèse-t-il pas, tout de même, davantage que les Brics en termes économiques ?
Même des Brics plus soudés auraient du mal à rivaliser avec le poids économique et la portée institutionnelle du bloc occidental à court terme. Mais l’idée d’un « Occident » en tant qu’acteur géopolitique cohérent risque de perdre de sa pertinence, compte tenu des relations de plus en plus tendues entre les États-Unis et l’Union européenne. Plutôt qu’un scénario opposant les Brics à l’Occident, je pense que nous nous dirigeons vers un ordre international beaucoup plus fragmenté, dans lequel ce sont des coalitions changeantes, et non des blocs fixes, qui détermineront le poids que les pays des Brics pourront exercer collectivement.
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2025-11-28 16:00:00
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