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« La vraie question est de savoir si l’IA va survivre à l’humain » : la théorie iconoclaste de Michael Solon

« La vraie question est de savoir si l’IA va survivre à l’humain » : la théorie iconoclaste de Michael Solon

La révolution de l’intelligence artificielle fascine autant qu’elle inquiète. D’un côté, les « techno-optimistes », convaincus de son potentiel et de ses bénéfices pour l’avenir des sociétés humaines. De l’autre, les sceptiques, qui doutent de ses promesses, notamment sur le plan économique, et ceux qui redoutent une technologie susceptible de bouleverser notre vie démocratique, voire la définition même de la nature humaine. Michael Solon, lui, a choisi son camp.

Senior Fellow au Hudson Institute, un influent think tank américain, cet ancien conseiller de plusieurs sénateurs républicains est convaincu que l’intelligence artificielle pourrait être à l’origine d’un futur « miracle économique ». À condition, prévient-il, de laisser le marché faire son œuvre. Une position loin de faire consensus à Bruxelles. De l’IA Act au Digital Market Act en passant par le Data Act, l’Union européenne n’a qu’un mot d’ordre : réglementer. Une approche que déplore Michael Solon, estimant que l’UE s’y prend à rebours : « à ce rythme, la question n’est pas tant de savoir si l’humain va survivre à l’intelligence artificielle, mais si l’IA va survivre à l’humain ». Entretien.

L’Express : Lorsque l’on parle d’intelligence artificielle dans le débat public, c’est le plus souvent pour en souligner les dangers et réfléchir aux meilleurs moyens de se préparer aux bouleversements qu’elle pourrait engendrer. Mais selon vous, la révolution de l’IA pourrait être à l’origine d’un « nouveau miracle économique ». Pourquoi ?

Michael Solon : Pendant des dizaines de milliers d’années, les revenus humains ont stagné. Avec la révolution industrielle en Angleterre, aux tournants du XVIIIe et du XIXe siècle, les revenus et les salaires ont connu une croissance inédite dans l’histoire de l’humanité. Malgré cela, la révolution industrielle est encore perçue comme une période sombre. Si l’on se réfère aux descriptions faites par les grands auteurs de l’époque, on n’est pas loin de penser que la révolution industrielle est l’une des pires choses qui soit arrivée. Dans un de ses poèmes, William Blake parle par exemple des « dark satanic mills » (sombres usines sataniques).

La révolution numérique dans laquelle nous sommes aujourd’hui suscite les mêmes craintes. Mais le paradoxe, c’est que malgré ces inquiétudes, les sociétés finissent toujours par adopter ces révolutions technologiques. Lors de la révolution industrielle, 81 % des Américains travaillaient dans l’agriculture, contre 15 % en 1900, et 1 à 2 % de nos jours. Cela signifie-t-il que près de 80 % des emplois totaux ont disparu dans tout le pays ? Bien sûr que non.

En 1942, environ 40 % des métiers qui existent aujourd’hui n’avaient même pas de nom

Au-delà de la question de l’emploi, les Etats-Unis sont bien plus riches qu’à l’époque où quatre personnes sur cinq travaillaient dans les champs. Le pays est si bien nourri qu’il peut exporter et contribuer à nourrir le reste du monde. En réalité, nos sociétés ont très bien géré le tournant – éminemment bénéfique – de la mécanisation et de l’industrialisation. Deux chiffres pour l’illustrer : en 1942, environ 40 % des métiers qui existent aujourd’hui n’avaient même pas de nom. Et aujourd’hui encore, les Etats-Unis perdent chaque mois 5,1 millions d’emplois, mais en créent 5,2 millions.

Selon vous, la défense des intérêts, le corporatisme, et l’intervention du gouvernement ont toujours été un frein au progrès. Est-ce un risque que vous identifiez également pour l’IA ?

Absolument. Quand les nouvelles fortunes bousculent les anciennes, il y a toujours des tentatives pour empêcher ces changements et maintenir le statu quo. On retrouve là la théorie de la « destruction créatrice » de Joseph Schumpeter, cet économiste autrichien et ancien professeur à Harvard. Selon lui, chaque période de transition s’accompagne non seulement de destruction, mais aussi de création. Prenez l’exemple de l’entreprise Sears [NDLR ; le plus gros commerce de détail aux Etats-Unis au milieu du XXe siècle], qui a longtemps dominé le commerce américain. A l’époque, les petites boutiques familiales voyaient d’un très mauvais œil son développement, car elle permettait aux consommateurs de se passer des intermédiaires. Aujourd’hui, Sears a pratiquement disparu à cause d’Internet, et l’entreprise n’est plus un acteur compétitif du commerce de détail ; elle a été remplacée par Amazon et d’autres concurrents.

C’est cela, la destruction créatrice : elle frappe les anciens acteurs, qui font tout pour s’accrocher à leur position – et en viennent souvent à demander la protection de l’Etat, en réclamant par exemple des réglementations pour les protéger de la concurrence -, tandis que les nouveaux acteurs génèrent richesse et innovation. Je pense que le même phénomène se produira avec l’IA.

En s’attaquant aux entreprises technologiques étrangères, l’Europe ne voit pas qu’elle empêche l’émergence de champions domestiques

Data Act, Digital Services Act, IA Act, Digital Markets Act… L’Union européenne a redoublé d’efforts, ces dernières années, pour « encadrer » et « réglementer » l’IA. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

A ce rythme, la question n’est pas tant de savoir si l’humain va survivre à l’intelligence artificielle, mais si l’IA va survivre à l’humain. La grande différence entre notre époque et celle de la révolution industrielle, c’est la taille des gouvernements. Ils représentaient à l’époque seulement 5 % à 10 % du PIB et ne disposaient pas des immenses pouvoirs de régulation et d’antitrust qu’ils ont aujourd’hui. Malheureusement, cet interventionnisme risque de freiner les progrès de l’IA. C’est la surréglementation qui explique l’absence de géants technologiques en Europe. Pire, des entreprises existantes commencent à regarder si l’herbe n’est pas plus verte ailleurs. Shell envisage par exemple de transférer ses activités technologiques aux Etats-Unis, avec l’espoir de doubler, voire tripler, sa valorisation, et UBS souhaite déplacer ses activités technologiques de l’autre côté de l’Atlantique en raison du poids de la réglementation. C’est exactement ce sur quoi alertait Mario Draghi dans son rapport sur la compétitivité. Malheureusement, il n’a pas été entendu.

Le problème de l’Union européenne réside dans ce fardeau réglementaire immense. L’UE a été incapable de créer un marché commun comparable aux Etats-Unis, où certaines compétences relèvent des Etats, et d’autres du niveau fédéral. Résultat : les marchés financiers ne se sont jamais vraiment développés et la croissance économique s’en trouve très fortement entravée. En s’attaquant, par pur protectionnisme, aux entreprises technologiques étrangères – surtout américaines -, l’Europe ne voit pas qu’elle empêche l’émergence de champions domestiques. Surtout, ce sont les consommateurs qui en paieront le prix.

Le protectionnisme européen cherche à protéger les anciennes gloires industrielles – BMW, les groupes d’industries chimiques, Shell -, alors même que ces emplois appartiennent déjà au passé. On fait tout pour protéger les métiers de nos grands-parents, sans voir que nous ne vivons plus dans le monde de nos grands-parents. La question que devrait plutôt se poser Bruxelles, c’est : « quels seront les emplois dans dix ou vingt ans ? ». Les Etats-Unis sont beaucoup mieux placés pour affronter cette transition. Le monde est férocement concurrentiel, mais l’Europe ne semble pas l’avoir compris. Comment imaginer, dans un monde aussi compétitif, que les marchés de capitaux se développent sur le Vieux Continent ?

L’autre grande inquiétude soulevée par ceux qui s’opposent à l’IA – ou, à tout le moins, veulent la réguler -, concerne son impact environnemental. Le think tank The Shift Project estime que les centres de données, qui mobilisent beaucoup d’eau et d’électricité, pourraient représenter 7,5 % de la production d’électricité en 2035 en Europe. Ce qu’ils estiment aller à l’encontre des objectifs de décarbonation de nos économies. Mais d’après vous, cette crainte n’est pas fondée.

Vers 1900, certains observaient que le niveau de fumier de cheval dans les rues de New York avait augmenté de cinq centimètres en deux ans. En prolongeant cette tendance, ils arrivaient à la conclusion qu’en l’an 2000, New York serait ensevelie sous plus de quatre mètres de fumier. Cet exemple montre bien que les projections reposant sur des extrapolations linéaires n’ont bien souvent aucun rapport avec la réalité. Le dernier iPhone utilise certes dix fois plus de bande passante que les anciens BlackBerry, mais il faut mettre cette évolution en perspective avec les nouveaux usages et les possibilités offertes par ces innovations. Dès lors, on se rend compte que les progrès sont évidents : avec moins, on fait plus et mieux.

Et c’est sans compter toutes les percées technologiques à venir : nous sommes à l’orée de progrès considérables en nano-informatique et en informatique quantique, qui promettent des capacités de calcul infiniment supérieures aux technologies actuelles. Tout ça pour dire que les sources potentielles d’énergie sont nombreuses, et l’IA pourrait être un outil formidable pour nous aider à les faire émerger, et ainsi résoudre les problèmes environnementaux auxquels nos sociétés sont confrontées. C’est pourquoi ces projections alarmistes ne m’inquiètent pas : elles ne se réalisent jamais, car la technologie finit toujours par apporter une réponse.

Même si l’IA est amenée, au long terme, à créer de la richesse et de nouveaux emplois, cela signifie-t-il pour autant qu’il ne faut pas se soucier de la période de transition, durant laquelle beaucoup risquent d’y perdre quelque chose ? Même là, l’intervention du gouvernement n’est pas souhaitable, affirmez-vous.

L’Etat intervient déjà, même aux Etats-Unis où le « Trade Adjustment Assistance » paye des travailleurs pour qu’ils acceptent un nouvel emploi en leur garantissant le salaire de leur poste précédent. Il y a également l’assurance-chômage, et toute une série de programmes de formation. En réalité, ces transitions n’ont pas besoin de l’intervention de l’Etat, qui, en réalité, a plutôt tendance à freiner la mobilité. Il ne faut pas croire que les transformations provoquées par ces transitions sont toujours subies par les travailleurs. Sur les 5,1 millions d’emplois détruits chaque mois aux Etats-Unis, 2 millions sont des licenciements, mais 3 millions correspondent à des départs volontaires.

Ce qui compte réellement, c’est de permettre aux gens de quitter librement leur emploi pour en trouver un autre. Là encore, les réglementations de l’Union européenne entravent ce processus. Un Américain qui rachète une entreprise européenne déchante vite en découvrant à quel point il est difficile de se séparer d’un salarié. Alors oui, la peur de perdre son emploi existera toujours, car le monde change et le marché du travail s’adapte à ces changements. Mais quand on laisse les marchés fonctionner, de nouveaux emplois apparaissent aussitôt, adaptés aux besoins réels. C’est là le véritable avantage des Etats-Unis sur le reste du monde : laisser davantage le marché jouer son rôle.

L’ouverture de l’économie américaine lui offre-t-elle, sur le long terme, un avantage par rapport à la Chine dans la course à l’intelligence artificielle ?

Si on regarde les investissements dans les data centers, par exemple, les Etats-Unis sont largement en avance sur le reste du monde. A Pékin, l’IA est conçue comme un outil au service du renforcement de sa domination dans le Pacifique Sud et du conflit qui se profile sur la question de Taïwan. Elle sert aussi à maintenir le Parti communiste au pouvoir. C’est donc un instrument de sécurité intérieure, ce qui n’est pas du tout le cas aux Etats-Unis. Et ça change tout.

Andrew Carnegie, John Rockefeller, Andrew Mellon étaient tous immensément riches et puissants. Le gouvernement les a-t-il jamais emprisonnés ou placés en résidence surveillée ? Non, contrairement à ce que la Chine a fait avec le fondateur d’Alibaba, Jack Ma, après qu’il a publiquement critiqué l’état du secteur financier chinois. Même chose pour Ma Huateng, le fondateur de Tencent [NDLR : l’un des plus grands groupes technologiques chinois] : Pékin a gelé pendant des mois les licences de jeux vidéo, cœur d’activité de l’entreprise.

J’ai du mal à imaginer qu’un système fondé sur une direction étatique à parti unique puisse, à long terme, produire de meilleurs résultats qu’un système fondé sur la liberté des individus opérant selon les principes du libre marché. Pendant un temps, un mot est même apparu pour qualifier l’environnement d’investissement chinois : « uninvestable » [NDLR : « impossible d’y investir »]. Quand l’Etat exerce un contrôle presque total sur un secteur, tous les acteurs doivent suivre la ligne du parti, et quiconque s’en écarte est immédiatement sanctionné. Où en serait l’Amérique si elle faisait cela avec ses entrepreneurs ? Au contraire, sa liberté d’action – qui n’existe pas en Chine – est essentielle, car si vous freinez des esprits brillants comme celui de Jack Ma, alors vous freinez votre pays tout entier.



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2025-12-01 16:00:00

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