L’Express

Philippe Aghion face à Anne Rosencher, les leçons d’un Nobel : « Cessons de dépenser l’argent public sans évaluer ! »

Philippe Aghion face à Anne Rosencher, les leçons d’un Nobel : « Cessons de dépenser l’argent public sans évaluer ! »

Dans cette deuxième édition des Grands entretiens d’Anne Rosencher, la directrice déléguée de la rédaction de L’Express reçoit un Nobel monté sur ressorts. Toujours dans la conversation, il bondit, tressaute et s’enflamme. Philippe Aghion, Prix Nobel d’économie 2025 est notre invité. L’occasion de parler d’innovation, du décrochage européen face à la Chine et aux Etats-Unis, mais aussi de la réforme des retraites et du Rassemblement national. Une discussion à découvrir en vidéo sur YouTube et Dailymotion, mais aussi en audio sur Apple Podcasts, Spotify, Deezer, Castbox ou encore Podcast Addict.

Ce qui suit est la transcription de l’épisode :

Anne Rosencher : Bonjour Philippe Aghion !

Philippe Aghion : Bonjour.

Anne Rosencher : Alors bien sûr, aujourd’hui, je vais vous interviewer sur l’innovation, sur l’importance qu’elle a dans l’économie. Après tout, c’est pour ça que vous avez eu votre prix Nobel. On va aussi parler du retard de l’Europe, peut-être sur cette question. On va évoquer le divorce entre l’analyse économique et les opinions publiques, par exemple. Mais avant, je voudrais vous poser une question vraiment « prix Nobel ». Vous êtes le cinquième Prix Nobel d’économie français. Qu’est-ce que ça fait ? Je dirais presque, est-ce qu’il y a un sentiment de fierté nationale comme un buteur qui marque pour l’équipe de France en Coupe du Monde ?

Philippe Aghion : Immédiatement, il y a un tsunami de messages du monde entier qui vous arrive…

Anne Rosencher : Et de sollicitations.

Philippe Aghion : Et après, les imitations pleuvent, quoi, voilà, et tout change. Et alors ce qui change, c’est que moi qui suis quelqu’un de très spontané et de très gaffeur, eh bien vous vous rendez compte qu’il faut faire un petit peu attention à ce que vous dites. Ce que je n’arrive pas à faire complètement d’ailleurs. Et donc j’ai pu voir immédiatement des conséquences de choses que je pouvais dire ou ne pas dire, alors qu’avant, il n’y avait aucun effet, quoi. La parole, voilà, devient… Vous savez que vous êtes… Que la parole est reprise. Donc il faut faire un peu plus attention.

Anne Rosencher : D’accord, alors ce Nobel d’économie, vous l’avez eu pour avoir, je cite, « expliqué l’importance de l’innovation dans la croissance économique ». Qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que ça veut dire que quand on n’innove pas, on est condamné à s’appauvrir ?

Philippe Aghion : Si on veut vraiment de la croissance à long terme et puis qu’on veut être un pays qui a son mot à dire sur la scène internationale, il faut plus que jamais innover, c’est-à-dire augmenter sa productivité ou créer de nouveaux produits pour pouvoir un peu maîtriser les chaînes de valeur, ce qu’on appelle les chaînes de valeur. Vous savez qu’il y a des chaînes de valeur, par exemple une voiture électrique, ça repose sur des batteries, les batteries ont des composants, les composants ont des composantes, c’est ce qu’on appelle une chaîne de valeur. Et c’est toujours mieux quand on maîtrise la chaîne de valeur.

Anne Rosencher : L’innovation, c’est quoi ? C’est une rupture par rapport à une trajectoire linéaire ou c’est une augmentation en intensité ?

Philippe Aghion : Ça peut être plein de choses, l’innovation ça peut être incrémental et à ce moment-là c’est une amélioration par rapport à des choses qu’on faisait avant : on perfectionne un produit, on produit la même chose un peu moins cher, de façon un peu moins coûteuse, mais sinon il y a des innovations qui sont plus drastiques, où tout d’un coup on change de paradigme, on passe à quelque chose de tout à fait nouveau, on introduit un produit tout à fait nouveau. Donc l’innovation peut être incrémentale ou plus fondamentale.

Anne Rosencher : Est-ce qu’une nation peut vivre de l’innovation des autres ?

Philippe Aghion : On peut effectivement infiniment dire, on va simplement être des imitateurs. Par exemple, les Chinois ont connu une croissance très importante à partir de Deng Xiaoping, jusqu’à récemment. Et surtout ils faisaient de l’imitation, ils adoptaient par exemple les TGV. On leur a appris à faire des TGV, maintenant ils font des TGV tout seuls. Ils avaient du capital humain parce qu’ils avaient un bon niveau éducatif. Et l’ouverture au commerce, combinée avec le capital humain, leur a permis de rattraper. Et c’est vrai que la croissance chinoise a été en grande partie une croissance de rattrapage. Mais maintenant, ils arrivent à un niveau où dans différentes technologies, comme la blockchain, comme les voitures électriques, comme les panneaux solaires et d’autres, ils sont eux à la pointe de l’innovation maintenant.

Anne Rosencher : Absolument. Et alors, justement, si on regarde un petit peu la photographie du monde à laquelle arrive ce prix Nobel sur l’innovation, on se dit que, bon, par exemple, il y a les Etats-Unis, qui ont pris il y a quelques années des mesures qui vont vraiment dans ce sens-là. Joe Biden, du temps où il est président des Etats-Unis, décide à l’été 2022 de l’Inflation Reduction Act qui, est en fait un plan d’investissement de 370 milliards de dollars, je crois, pour favoriser les technologies, et notamment les technologies vertes, etc. Bon, on ne sait pas s’il vous a lu, mais en tout cas on a le sentiment qu’il vous a compris, et Donald Trump continue cette politique. Est-ce que c’est ça, une bonne politique d’innovation ? Est-ce que c’est de l’investissement pour favoriser ?

Philippe Aghion : Alors c’est un ensemble de choses, et on le voit d’ailleurs avec le plan Draghi, puisque l’Europe décroche par rapport aux Etats-Unis et à la Chine. Donc d’abord il vous faut ce qu’on appelle les politiques horizontales. D’abord il vous faut un marché, un marché unique, parce que ça fait des rentes d’innovation et ça permet la concurrence. Donc il vous faut un marché où la concurrence opère. Ça c’est la première condition. Ensuite, il vous faut un écosystème financier de l’innovation. Si je veux établir une entreprise très innovante, j’ai besoin de me financer. Alors le financement bancaire est un mode de financement. Mais il n’est pas adapté à l’innovation de rupture. Quand tu veux faire quelque chose de très risqué, le capital-risque, c’est bien mieux. Tu as un capital-risqueur, un venture capitalist qui est là, qui met de l’argent et seulement il veut une part des profits si ça marche bien. La banque, elle te demande juste de rembourser quelque chose de fixe. Mais en même temps, elle prend beaucoup moins de risques. Donc quand tu fais quelque chose de très risqué… Le bon moyen de financement, quand tu es une start-up, c’est le capital-risque. Et ensuite, pour l’innovation dans les entreprises plus grandes, les investisseurs institutionnels, les fonds de pension et les fonds de retraite jouent un rôle très important pour financer l’innovation dans les entreprises plus grandes. Or, chez nous, on manque beaucoup de… On a un système de retraite par répartition. Ça ne favorise pas, évidemment, les fonds de pension. Mais les Suédois, eux, ont trouvé un moyen, malgré le fait qu’ils aient un système par répartition, de développer des fonds de pension. Donc c’est très utile, ça aussi, ça fait partie de l’écosystème.

Aux Etats-Unis, ils ont à la fois les capital-risqueurs et les fonds de pension, qui vraiment financent l’innovation. Donc ça, c’est la deuxième condition, c’est l’écosystème financier. Le troisième, c’est d’avoir des vraies politiques de recherche et industrielles. Alors, politique de recherche, on a là le Conseil de recherche européen, qui est bien, mais aux Etats-Unis, ils ont des fondations, comme la Howard Hughes Medical Investigator, qui finance à long terme, des gens sur dix ans. Nous, on a un système qui finance sur dix ans, c’est les LabEx, les laboratoires d’excellence, qui marchent très bien. Mais on en a trop peu. Il faudra en avoir davantage. Et puis on n’a pas les Darpa, la manière moderne de faire de la politique industrielle. Donc là, ça devient de la politique verticale. C’est-à-dire qu’on sélectionne des domaines où il faut vraiment bouger très vite : les vaccins, donc la santé, la transition énergétique, la défense, l’IA, en mettant l’IA dans la défense, et là on met toute la gomme et la recherche fondamentale est déjà faite mais il faut passer aux applications, il faut coordonner des acteurs et des moyens et là, la Darpa, c’est quelque chose de très intelligent. C’est-à-dire que l’argent vient du ministère, le ministère nomme des chefs d’équipe pour deux, trois, cinq ans qui viennent ou du monde académique ou du monde industriel et ces chefs d’équipe suscitent des projets concurrents pour remplir une mission. Donc ils ont une manière aux Etats-Unis de faire la politique industrielle qui est compatible avec la concurrence. Nous ne savons pas le faire en Europe.

Anne Rosencher : Et quand on voit, c’est un crève-cœur quand même, parce que quand on voit les effets de cet Inflation Reduction Act, notamment, c’est de drainer des investissements industriels européens aux Etats-Unis. On se dit « mais on marche sur la tête ».

Philippe Aghion : Voilà, exactement, parce qu’eux, ils n’épargnent pas assez et nous, on épargne trop et notre épargne, elle part là-bas. Pourquoi ? Parce que l’innovation de rupture se fait là-bas, elle se fait aux Etats-Unis, elle ne se fait pas en France. Et ce qui est dramatique c’est que les innovations de rupture, mondialement, citent beaucoup de la recherche européenne. Mais cette recherche européenne n’arrive pas à se traduire en innovations de rupture en Europe. En Europe, on fait surtout de l’innovation incrémentale. On améliore les choses. Dans le mid tech, tu vois, les machines à laver, les voitures thermiques…

Anne Rosencher : Ça veut dire quoi ?

Philippe Aghion : Ça veut dire qu’on n’est pas dans les high-tech, on n’est pas très présent dans ce qui est logiciel, pas suffisamment. On n’est pas très présent dans ce qui est technologie de pointe. Même dans la santé, dans les biotechs de pointe. Par exemple l’ARN messager, c’est vrai que le laboratoire a été fait en Europe, mais ça s’est développé aux États-Unis. Parce que les entreprises n’arrivent pas à grandir chez nous.

Anne Rosencher : Et alors justement, il y a eu un rapport, le rapport Draghi, que vous évioquiez tout à l’heure, qui d’abord tire le constat d’un retard structurel de l’Europe désormais en matière d’innovation technologique. Dans l’IA, dans les logiciels, etc., dans des industries d’avenir. Et ce rapport chiffre les besoins de l’Union européenne à 750 à 800 milliards d’euros annuels pour réussir à rattraper le retard. Et puis bon, il a tout un paquet de préconisations qui sont en train d’être méthodiquement enterrées. Il faut le dire, pour l’instant, il n’y a que 10 % et encore ce n’est pas les 10 % les plus stratégiques qui sont appliqués. Pourquoi ?

Philippe Aghion : Alors d’abord écoutez, le rapport Draghi propose exactement ce dont on parlait il y a un moment, c’est-à-dire il dit d’abord il faut un vrai marché unique des biens et services en Europe. Parce qu’en fait on n’a pas vraiment le marché unique parce que chaque pays ajoute ses réglementations aux réglementations européennes. Et ça c’est parce qu’il y a intérêts des pays…

Anne Rosencher : Des pressions, des lobbies…

Philippe Aghion : Et donc, ils poussent à chaque fois… Et ça, déjà, c’est un premier obstacle. Et un deuxième obstacle, c’est qu’il n’y a pas en Europe l’écosystème financier : le capital-risque insuffisant, investisseurs institutionnels quasiment inexistants. Et puis, nous n’avons absolument pas l’équivalent des Darpa en Europe. Donc, Draghi dit, faisons ça.

Anne Rosencher : Juste, Philippe Aghion avant qu’on avance, pourquoi est-ce que le fait de pas avoir un marché européen vraiment libre des biens et des services nuit à l’innovation ?

Philippe Aghion : D’abord, un, parce que ça veut dire que les rentes d’innovation sont faibles. Je vends à des petits marchés au lieu de vendre dans un grand marché. Donc déjà mes rentes sont faibles. Et deux, parce que ça veut dire qu’il n’y a pas assez de concurrence. Or, la concurrence incite à l’innovation. Vous faites de l’innovation pour échapper aux concurrents. Donc quand je fais face à la concurrence, j’innove plus parce que j’échappe à la concurrence en innovant. Donc c’est pour ces deux raisons-là. C’est-à-dire que, un, ça vous donne de la concurrence insuffisante. C’est-à-dire… Je souffre beaucoup plus si je n’innove pas quand il y a de la concurrence et j’ai beaucoup plus de rentes si j’innove, puisque j’ai un gros marché. Donc ça fait, tu vois, à la fois ça te pénalise plus si tu n’innovse pas et ça te donne plus de rentes si tu innoves. Donc le différentiel est plus grand évidemment, quand t’as un marché unique. Et là le problème, c’est que chaque pays est sujet à des groupes d’intérêt. Qui empêchent le marché unique. Donc là, moi, mon idée, c’est de faire « coalition of the willing », c’est-à-dire… La coalition des volontés. C’est-à-dire que les pays qui veulent font entre eux. Par exemple, France-Allemagne, il y a eu un sommet en septembre et on avait proposé avec des économistes allemands, on a produit une note pour dire, voilà, pour le high-tech, faites un marché franco-allemand, déjà. Faites le marché unique, déjà, entre France-Allemagne. Peut-être que demain, d’autres pays nous rejoindront. Faites une Darpa franco-allemande. Peut-être que l’Angleterre nous rejoindra sur la Darpa dans certains domaines.

Anne Rosencher : Oui, bien sûr.

Philippe Aghion : Tu vois, et donc essayons de faire ça avec les pays qui veulent. Et moi je vois beaucoup plus ça comme une construction qui part d’en bas avec les pays qui veulent et puis qui m’aime me suivent après. C’est-à-dire que les pays, il faut s’aligner sur le plus-disant et pas le moins-disant. Et donc il faut que les pays qui veulent le plus, se mettent ensemble et commencent à mettre en œuvre Draghi entre eux.

Anne Rosencher : Et est-ce que ce retard vis-à-vis des États-Unis et de la Chine dont on parlait…

Philippe Aghion : Oui, absolument, parce qu’elle innove. Un, elle a un grand marché, le marché chinois c’est un grand pays. Deux, ils n’ont pas une Darpa, mais ils ont une manière de faire de la politique industrielle où ils donnent à plusieurs entreprises concurrentes, et c’est notamment les gouvernements locaux qui se font concurrence, et ça, ça crée de la concurrence. Donc ils ont déjà ces deux éléments-là, et ils investissent beaucoup dans la recherche fondamentale. Donc ça, ils ont. Ce qu’ils n’ont pas, c’est l’écosystème financier. Ils ont beaucoup un financement très bancaire. Là, c’est une marge dans laquelle ils peuvent jouer. Mais déjà, ils sont en avance sur nous. Et ils font davantage d’innovations de rupture que nous.

Anne Rosencher : D’où ma question, est-ce que c’est rattrapable ? Est-ce qu’on a des atouts quand même là-dedans ? Et à quel terme on peut rattraper ça ?

Philippe Aghion : On a des atouts formidables parce qu’on a des chercheurs formidables. Je vous ai dit tout à l’heure que les innovations de rupture citent énormément la recherche européenne.

Anne Rosencher : C’est vrai mais on a du mal à les garder.

Philippe Aghion : Alors on a du mal à les garder, mais il y a quand même des chercheurs qui reviennent parce que l’Europe a comme atout, non seulement on a quand même des traditions de mathématiciens, d’ingénieurs, on a une très bonne école de mathématiques en France par exemple. Donc voilà, et on a des ingénieurs, des informaticiens. Et l’Europe attire parce qu’elle a plusieurs raisons. D’abord, démocratie et liberté, c’est en Europe. C’est moins auxEÉtats-Unis maintenant. Et l’ERC, ça marche très bien, le Conseil de Recherche Européen. La deuxième chose, c’est qu’on a un modèle social en Europe quand même, alors il est améliorable. Mais on sait qu’on peut mettre ses enfants à l’école, qu’on a un système de santé qui marche bien, comparé aux Etats-Unis, où c’est très mauvais. Et puis, on a quand même un engagement environnemental, que n’ont pas les Américains. Donc ça compte pour beaucoup de chercheurs. Vous savez, les chercheurs ne cherchent pas forcément à être milliardaires. Ils veulent vivre bien, mais ils veulent être dans un pays libre, avec un modèle social. Vous voyez, avec une certaine convivialité, avec une… C’est des choses auxquelles ils mettent beaucoup de poids. Donc c’est ce qu’on appelle le soft power, et je pense que l’Europe peut attirer beaucoup avec ce soft power.

Anne Rosencher : Il y a des choses peut-être aussi à faire à l’échelle nationale, on se dit, mais quand on regarde la France, on se demande quelles sont nos marges de manœuvre. On est quand même assez asphyxiés par la dette et par les déficits publics qui ont été incontrôlés. Comment on peut faire de la politique d’innovation ? Alors on a bien compris qu’il y a plein de choses qui ne passent pas forcément par de l’argent public, mais tout ce qui est Darpa, etc, ça en nécessite quand même un peu…

Philippe Aghion : Bah on avait France 2030, il faut qu’on remette à plat France 2030, je dis pas que ça a été mal fait.

Anne Rosencher : C’était quoi ? Rappelez-nous ce que c’était.

Philippe Aghion : C’était de l’investissement dans une série de branches innovantes, avec de l’IA… Donc c’est quand même, il y a l’idée quand même d’investir dans l’innovation, donc de sélectionner des projets et de financer des projets qui sont censés être innovants. C’est quand même ça France 2030, avec une composante intelligence artificielle.

Anne Rosencher : Il y a des choses qui ont été faites ?

Philippe Aghion : Alors je n’ai pas suivi, justement on est en train d’évaluer là, mon laboratoire évalue France 2030, mon laboratoire au Collège de France d’innovation.

Anne Rosencher : Il faudra revenir nous dire !

Philippe Aghion : Pour le moment je ne peux pas vous dire, mais en tout cas, il y a la volonté d’aller dans cette direction. Mais c’est vrai qu’en France, par exemple, si vous voulez, on sait qu’il y a des choses qui ont vraiment marché. Ce qui a marché, c’est les LabEx, les laboratoires d’excellence. Ça, ça a été démarré sous Sarkozy dans le cadre du grand emprunt. Et on a poussé des laboratoires à se mettre ensemble et à faire des propositions de financement avec des jurys internationaux. Et donc, les jurys internationaux ont sélectionné des laboratoires d’excellence. Et on a montré une étude faite par mon collègue, Antonin Bergeaud, qui a eu le prix du meilleur jeune économiste cette année, a montré avec des collègues à lui que le financement d’un LabEx a stimulé l’innovation de rupture dans des industries géographiquement et technologiquement proches du LabEx. Donc ça, c’est le LabEx, ça a marché. Voilà un moyen de cibler, d’aller vers l’innovation de rupture. Parce que nous, notre problème, je vous disais, on fait trop d’innovations incrémentales dans le mid-tech et pas assez de rupture dans le high-tech. Le labex a été un moyen de stimuler l’innovation de rupture. Par contre, le crédit d’impôt recherche, il n’a jamais été bien évalué et jamais été mis à plat. Par exemple, on finance les banques avec le CIR. Il n’y a aucune raison que les banques profitent du crédit d’impôt recherche.

Anne Rosencher : Non seulement elles en profitent mais elles sont parmi les premières bénéficiaires, c’est fou ! Mais comment c’est possible ça Philippe Aghion ?

Philippe Aghion : Alors peut-être parce que c’était qu’il y avait une fiscalité qui était très dissuasive, mais elle a changé la fiscalité. Je veux dire, on a fait baisser quand même les impôts de production pas mal. Peut-être qu’on pourrait le faire davantage. Et l’environnement fiscal en France a changé depuis 2017. Et on n’a quand même pas touché au crédit d’impôt recherche. C’est-à-dire, je ne dis pas qu’il faut le réduire. Je dis simplement qu’il faut le mettre à plat et le cibler. Et le cibler davantage vers l’innovation de rupture. Par exemple, là, il y a un débat budgétaire. Et bien il y a eu un amendement qui a été déposé au Sénat pour retirer 150 millions à l’ANR, à l’Agence nationale pour la recherche. Or nous sommes un des pays où le financement public de la recherche sur projet en proportion de la dépense totale de la recherche publique, vous voyez ce que je veux dire, le financement sur projet en France, on l’avait fait passer de 4 % à 6 % avec la loi de programmation de la recherche, en 2020, d’accord ? Eh bien, avec cette mesure, si cet amendement est retenu de retirer 150 millions à l’ANR, on fait revenir cette part à 4 %. Alors qu’elle est de 16 % en Suisse, de 13 % en Allemagne et de 20 % aux Pays-Bas. Et ce n’est pas étonnant, ces pays innovent plus que nous. Vous voyez ? Donc c’est-à-dire que la France est très en retard sur d’autres voisins européens en matière de financement par projet. Donc ça veut dire qu’il y a des gens au Sénat qui proposent de retirer l’argent à l’ANR et ils ne veulent pas toucher du tout aux crédit d’impôt recherche. C’est ça qui est délirant. S’ils disaient en même temps, on met à plat le crédit d’impôt recherche, je comprends, mais ils ne veulent absolument pas toucher au crédit d’impôt recherche. Donc ce n’est pas sérieux. Ce n’est pas des gens sérieux.

Anne Rosencher : Ce n’est pas sérieux, mais on se demande ce qui cloche, Philippe Aghion…

Philippe Aghion : Mais c’est qu’il y a des lobbies, mais ce qui cloche, c’est très simple, c’est que le crédit d’impôt recherche, dès que vous touchez un petit peu, vous avez différents patrons du CAC 40 qui vous disent « ah mais non, mais pas moi, mais pas moi, mais pas moi ». Tandis que l’ANR, il n’y a pas de lobby. C’est du lobbying !

Anne Rosencher : Et c’est ce qu’il s’est passé aussi, par exemple pour le CICE, qui devait, on se souvient c’était le crédit impôt qui devait favoriser l’industrie, la compétitivité de l’industrie…

Philippe Aghion : Alors peut-être que ça aurait été pire sans. Je pense que là, il faut toujours comparer ce qu’il se serait passé s’il n’y avait pas eu.

Anne Rosencher : On est d’accord Philippe Aghion, mais c’était visé pour l’industrie et finalement à la fin, parmi les plus gros contributeurs, on a des assureurs, des gens qui n’ont pas à souffrir de la compétition.

Philippe Aghion : Et il n’y a pas d’évaluation, c’est-à-dire que chez nous, le gros problème, moi je ne dis pas qu’il faut réduire forcément, je dis simplement qu’il faut mettre à plat et évaluer. Le gros problème en France, et c’est pour ça aussi que, vous voyez, ça tique, ça ne passe pas, il n’y a pas une culture de l’évaluation de la dépense publique et de la mise à plat et de dire voilà, regardons ça, ça a donné quoi, ça a donné quoi, ça a donné quoi. On n’a pas la culture de l’évaluation chez nous. Et ça, c’est le gros problème en France. Il n’y a pas une culture de l’évaluation des politiques publiques.

Anne Rosencher : Pourquoi ?

Philippe Aghion : Ben c’est une bonne question. Par exemple, aux Etats-Unis, il y a le Congressional Budget Office. On a la Cour des comptes, mais la Cour des comptes, elle n’a pas du tout les moyens du Congressional Budget Office. Il faudrait qu’on ait en France l’équivalent d’un Congressional Budget Office qui peut être saisi par les députés, qui peut être saisi par n’importe quelle instance, qui dispose des moyens d’évaluer. Voilà. Nous n’avons pas. Alors l’IPP, l’Institut de politique publique fait de l’évaluation dans certains domaines, mais c’est très petit et d’autres, mais nous n’avons pas du tout l’équivalent du Congressional Budget Office. Moi je pense qu’il faudrait créer l’équivalent en France du Congressional Budget Office.

Anne Rosencher : Alors il y a la question de l’évaluation et du ciblage de la pertinence des politiques, on est d’accord. Désolée de revenir sur aussi la question des moyens, parce que même si c’est pas toujours qu’une question de moyens, ça peut aider. Et on se dit qu’en France, quand on regarde l’évolution de la dépense publique en pourcentage du PIB, finalement ça va très peu dans l’investissement à proprement parler, ça va beaucoup dans le financement des pensions, parce que, bien sûr, il faut financer le vieillissement de la population, on arrive sur le débat…

Philippe Aghion : Et puis il y a des niches qui ne sont pas mises à plat, moi je crois qu’il y a un certain nombre de choses. Alors effectivement on a parlé des 10 % vous savez de frais de déplacement, de représentation dans les retraites. Donc là évidemment, surtout pour les retraités aisés, c’est quelque chose en tout cas qu’il faut regarder, je ne dis pas qu’il faut enlever, mais ça c’est quelque chose à regarder. C’est vrai qu’en France, je peux acheter des Doliprane sans limite. Pour rien. Ce n’est pas normal. Dans un autre pays, il y a ce qui est prescrit et au-delà de ce qui est prescrit, peut-être que le prix n’est pas le même selon les moyens dont vous disposez. Chez nous, tu peux acheter autant de Doliprane que tu veux, sans prescription, et ça ne coûte rien. Il y a des économies à faire là-dedans également. Peut-être mieux, et peut-être qu’il y a d’autres endroits dans la santé, où au contraire, il faut dépenser davantage. Donc je ne dis pas forcément qu’il faut réduire, mais Je dis qu’il faut mettre à plat. Par exemple la niche Dutreil, 49 % des frais non professionnels peuvent être mis dans la niche Dutreil quoi, je veux dire, cette niche, il y a des trucs, il y a des abus dans la niche Dutreil, d’accord ? Sur les holdings patrimoniales, il y a des gens qui s’achètent des chalets, des avions personnels avec la niche patrimoniale, qui ne payent pas d’impôts ou très peu d’impôts. Je pense qu’il faut mettre à plat, je ne dis pas qu’il faut supprimer, mais je veux dire que dans toutes ces choses-là, on peut faire… Je pense que la suppression de la taxe d’habitation a été une erreur, c’est évident, ça a coûté 20 milliards, c’était peut-être pas indispensable, voilà. En tout cas pas jusqu’à 20 milliards. Voilà, il y a différentes choses, on a des marges sur lesquelles on peut jouer.

Il faudra également une nouvelle réforme des retraites. Mais on ne la fera pas avec l’âge minimum, parce qu’en France ça ne passe pas. On agit sur un pays tel qu’il est, voilà. Il y a des gens qui se promènent en France, qui disent qu’ils voient et qu’ils parlent aux Français, s’ils ne comprennent pas qu’en France l’âge minimum ça ne passe pas, je le dis toujours, c’est qu’ils se promènent avec des boules Quies® en France. C’est-à-dire, c’est qu’ils ne voient pas : en France l’âge minimum, ça ne passe pas. L’âge pivot, ça ne passe pas. L’âge minimum, ça ne passe pas.

Anne Rosencher : La durée de cotisation ?

Philippe Aghion : A mon avis, les annuités, ça sera plus facile, ou une retraite à points, sans âge pivot, ce sera plus facile. En tout cas il faudra passer autrement. Donc il faudra faire à nouveau une réforme des retraites. Je pense qu’à terme, le budget, mais peut-être qu’on va en parler tout à l’heure, je pense que le gros problème en France effectivement, à court terme il y a les niches, il y a sur la santé certaines choses sur lesquelles on peut économiser. Voilà, peut-être qu’on peut remettre, on peut réduire certaines dotations aux communes et aux régions et les laisser taxer jusqu’à un certain plan, ce qui est une manière déguisée de remettre un peu de taxe d’habitation. Voilà, il y a des marques sur lesquelles on peut jouer, donc ça, à court terme, d’accord ?

Mais à moyen terme, je pense que les leviers pour réduire notre taux d’endettement, c’est d’augmenter le taux d’emploi. Nous avons un PIB par tête trop faible en France par rapport à ses voisins. Alors parce que tu as un sous-emploi des jeunes, mais le système de formation n’est pas adéquat. Tu as trop peu d’emplois des seniors parce que les entreprises abusent des ruptures conventionnelles pour se débarrasser à l’âge de 50 ans d’employés dont ils ne veulent plus. Ça c’est un manque de civisme, il faut pénaliser, il faut des malus pour des entreprises qui abusent de ce mécanisme-là. Et puis, il faudra une réforme des retraites, alors plus profonde, mais ça, ça ne passera pas par l’âge minimum. Chez nous, ça ne marche pas. Donc, il faudra revenir à la réforme à points. Je pense que sans âge pivot, elle serait passée. Donc, il faut remettre sur le chantier la réforme à points ou peut-être la réforme par annuités. Donc, on a des leviers, si vous voulez, pour s’attaquer. Donc, je disais, il y a première source, si vous voulez, de PIB par tête trop faible, c’est qu’on a un taux d’emploi trop faible. La deuxième, c’est qu’on n’a pas assez de productivité et là, c’est l’innovation. Voilà, donc c’est ça les deux leviers qui nous permettront d’améliorer notre situation budgétaire.

Anne Rosencher : En matière d’innovation, on se demande aussi s’il n’y a pas un problème de culture et de légèreté de la décision politique. Je prends un exemple. Pendant très longtemps, la France a été quand même en pointe en termes d’innovation sur le nucléaire civil. On a le sentiment que pendant le mandat de François Hollande, puis pendant le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, des décisions ont été prises complètement contre-productives pour des raisons de communication et d’affichage sans aucune étude d’impact ni analyse de besoin. Alors depuis, certes, il y a eu après le Covid un mea culpa ou en tout cas un changement de ligne d’Emmanuel Macron, mais les professionnels disent quand même que même si dans la communication, etc, ça a beaucoup changé, en termes d’innovation, on est encore dans les choux. Il y a des projets absolument comme Astrid, je ne sais pas si vous avez vu, qui prennent des déchets nucléaires, qui sont du nucléaire durable, qui sont toujours comme ça dans les choux.

Philippe Aghion : Oui, parce qu’on a perdu du savoir-faire, parce que ce qui s’est passé c’est que malheureusement si on décide d’abandonner le nucléaire, de fermer des centrales, alors il y a peut-être des centrales qu’il fallait fermer parce que c’est dangereux, ça il fallait regarder, mais le fait d’avoir abandonné, disons, en partie le nucléaire pour des raisons électorales, pour faire plaisir aux écolos, eh bien ça fait qu’on a perdu du savoir-faire. On s’en est rendu compte quand on a aidé les Finlandais à construire une centrale nucléaire, on n’arrivait plus, on avait perdu de notre savoir-faire, c’est ça le drame. Voilà un domaine où nous sommes en pointe et nous avons pris un peu de retard. Voilà, on espère qu’on va le rattraper, mais c’était dommage parce que nous étions en pointe dans le domaine du nucléaire. Donc effectivement, c’est vrai qu’il y a le danger, c’est pour ça que moi je trouve que les Darpa, c’est très bien, parce que les Darpa, ça autonomise un peu par rapport au gouvernement. Vous voyez ce que je veux dire ? C’est-à-dire c’est une manière de faire de la politique industrielle où c’est des agences qui sont en charge. Elles ont des missions et elles sont jugées sur leur mission. Et le politique ne peut pas venir du jour au lendemain en disant « j’arrête tout ». Voilà, ça c’est l’avantage de la Darpa. Nous, on avait une manière de faire de la politique industrielle très colbertiste. C’est le ministre des Finances qui décide et s’il change d’avis, ou si l’exécutif décide de changer, ça change. Ça, ce n’est pas bon. Ce n’est pas comme ça qu’il faut faire de la politique industrielle. C’est beaucoup mieux de l’agenciser, voilà. Et la bonne manière de l’agenciser, c’est la Darpa. C’est la bonne manière. Comme ça, la Darpa, elle a une mission sur cinq ans. Eh bien, personne ne peut y toucher. Sa mission, c’est sa mission.

Anne Rosencher : Mais quand même sur la désinvolture du politique sur ces questions-là, est-ce que vous avez pu la ressentir ? Pendant la commission justement sur le nucléaire, sur la souveraineté énergétique de la France, on a vu des gens défiler qui disaient… Je pense notamment à l’ancien haut-commissaire à l’énergie atomique qui disait « j’aurais pu envoyer mes rapports reliés des deux côtés, c’est à dire sans qu’on puisse les feuilleter, que ça n’aurait rien changé parce que de toute façon au ministère personne ne les lisait ». Est-ce qu’il n’y a quand même pas un problème encore une fois de légèreté du politique ?

Philippe Aghion : Mais à nouveau, le problème en France, c’est que tout doit remonter jusqu’au président de la République. C’est ça qui ne va pas, c’est trop centralisé. Et c’est pour ça que je crois beaucoup dans l’importance qu’il y ait des agences et que ces agences et que les chefs d’équipe soient des universitaires et pas des bureaucrates. Ils ont une mission et on les juge après, sur la mission. Je pense que ça c’est une bonne manière et on voit si la mission a été remplie ou pas remplie. Et une fois que la mission est confiée, elle est confiée. On ne peut pas revenir, voilà. Alors il y a une décision politique de dire est-ce que je confie ou est-ce que je confie pas. Mais une fois que la mission est confiée, il y a une autonomie de l’agence. C’est pas à chaque minute quelqu’un peut venir et tout stopper, voilà. Ça, je pense que ce n’est pas bon. Et sur la politique d’innovation, je voulais vous dire quand même quelque chose de profond en France. C’est-à-dire que le problème en France, l’innovation, ça commence par la recherche fondamentale. Donc si on veut être, et c’est ça que je disais tout à l’heure, les 150 milliards qu’on enlève à l’ANR, quelque part, voilà le problème de la France. C’est que les pays qui sont les plus innovants sont des pays qui ont compris que l’innovation, ça commence à l’université. C’est là qu’on fait la recherche fondamentale et la recherche fondamentale se traduit ensuite ou pas, en innovation de rupture, s’il y a l’écosystème financier qu’il faut, s’il y a tout ça. Mais ça commence à la recherche fondamentale.

Le gros problème en France, c’est que la plupart des ministres n’ont jamais été à l’université. Ils ont fait Sciences Po, qui est une très bonne école, mais c’était le Sciences Po d’avant, souvent, hein. Ensuite, ils font l’ENA, c’est très bien, et les grands corps. Je n’ai rien contre les grands corps, mais c’est des gens qui n’ont pas mis un pied à l’université et qui ne comprennent pas le rôle de l’université. Et donc ils discutent avec des patrons de grandes boîtes qui eux, comme eux, ont été leurs camarades à l’ENA, et ils sont retrouvés dans les mêmes grands corps, dans les mêmes… C’est des gens très bien, je ne suis pas du tout en train de dire qu’il ne les faut pas. Il faut des grands corps et je ne suis pas pour détruire ce qui marche bien. Mais le grand problème de la France, c’est que les décideurs économiques n’ont pas été à l’université. Quand vous regardez dans les pays anglo-saxons, les présidents de banque centrale où les ministres des Finances ont été souvent des universitaires. Vous voyez Bernanke, vous voyez Janet Yellen, ou les ministres des Finances, c’est des gens qui ont fait des PhD, qui ont fait des doctorats d’économie, qui ont fait de la recherche. Ils ont été baignés dans la recherche.

Et alors on a d’excellents gouverneurs de banque centrale chez nous, je suis très content de nos ministres, etc. Je ne suis pas en train de… Mais je dis que ça manque, si vous voulez. Et on voit bien, parce qu’il y a cette vision en France, que l’innovation, eh bien, on se réunit avec quelques patrons du CAC 40, on se tape dans le dos et ça fait une politique d’innovation. Ben non, tu ne fais pas d’innovation de rupture comme ça, ça ne marche pas. Ça ne fonctionne pas comme politique d’innovation. C’est toute une chaîne qui commence à la recherche fondamentale.

Anne Rosencher : Cela fait plusieurs fois que vous parlez des patrons des CAC 40.

Philippe Aghion : Mais ils sont très bien. Attendez, je ne suis pas anti-patron du CAC 40. Je pense qu’ils sont très très bien et j’en connais beaucoup. Ils sont des gens formidables. Mais je veux te dire qu’il y a des fois la vision que c’est suffisant. Ils sont très bien, mais il faut prendre en considération que l’innovation et surtout si on veut arriver à l’innovation de rupture, ben les LabEx, voilà, les LabEx, ça permis l’innovation de rupture. Le crédit d’impôt recherche tel qu’il est maintenant ne le permet pas. Il faut se dire à ce moment-là, il faut le mettre à plat. Personne ne demande de le mettre à plat. Ce n’est quand même pas normal.

Anne Rosencher : Ce n’est pas normal, et d’ailleurs c’est ce que demandent la plupart des citoyens français, c’est de vérifier où va l’argent…

Philippe Aghion : Et d’avoir des vrais critères, on va regarder l’innovation, les brevets, etc. Il y a des critères, la métrique existe, les productions de brevets, les nouveaux produits, il y a des mesures, moi dans mon laboratoire d’innovation au Collège de France, c’est exactement ce que nous faisons, nous disposons de ces critères, on ne nous a jamais demandé d’évaluer le crédit d’impôt recherche.

Anne Rosencher : Et vous avez parlé tout à l’heure du président de la République, il se trouve que vous l’avez beaucoup conseillé au moment de son programme. C’était en 2017, rétrospectivement, qu’est-ce que vous pensez que vous n’avez pas réussi à le convaincre et que vous regrettez ?

Philippe Aghion : D’abord, je ne veux pas faire… Je sais qu’en ce moment, c’est la période du bashing, comme on dit en anglais. C’est-à-dire que la mode est au dénigrement. Voilà. Donc moi, je ne rentrerai pas là-dedans. Je vais quand même lui donner du crédit. Je pense que c’est quelqu’un qui a compris très tôt, dès 2014, qu’il fallait faire ce qu’on appelle le tournant de l’offre. C’est-à-dire d’aller vers des politiques qui stimulent la croissance de la productivité et l’emploi. Je crois que c’est quelqu’un qui a compris ça, dès 2014. C’est quand même lui beaucoup qui a poussé François Hollande dans le CICE. Alors on peut toujours dire que le CICE, il est bien ou pas bien, mais c’était à l’époque, c’était très important. Il fallait faire ce qu’on appelle une dévaluation réelle. Avant, on aurait dévalué la monnaie, mais comme on était dans l’euro, il fallait faire l’équivalent d’une dévaluation réelle.

Anne Rosencher : Et donc, aider les entreprises…

Philippe Aghion : Donner un peu d’oxygène pour ensuite pouvoir investir dans l’innovation. Donc ça et le pacte de responsabilité. Et après, les lois Macron, les lois El Khomri, les lois Travail, etc. Déjà sous Hollande. Et après il y a eu la flat tax sur les revenus du capital, les lois Pénicaud et la formation professionnelle. Je pense que cet enchaînement-là était salutaire. Ça a fait de la France un pays attractif pour les investissements étrangers. Ça a donné un bon signal pour l’innovation. Voilà, je pense que c’était très important. Donc je dois donner crédit que le président de la République a joué un rôle important depuis 2014. Je fais remonter à 2014, voilà. Donc je pense que là, il a joué un rôle positif, voilà. Après, il y a eu des choses sur lesquelles moi, j’ai exprimé des divergences. Voilà, je suis un chercheur, je suis quelqu’un qui pense librement. Quand il y a des choses que je trouve bien, je le dis. Quand il y a des choses sur lesquelles je ne suis pas d’accord, je le dis également. Et par exemple sur les retraites, je voyais tout de suite que ça bloquait aux 64 ans. Je voyais bien que ça ne passait pas. Et je voyais bien que sur 63 et revoyure, Laurent Berger était prêt à marcher. Et du côté LR, Xavier Bertrand et Olivier Marleix étaient prêt à marcher. Je me disais donc là, ça peut fonctionner et on évite des gros mouvements, des manifestations, ça passe quoi, voilà. Là, je pense que là, il y a eu une erreur, voilà, et je crois que… Et d’ailleurs, on arrive là, puisque finalement maintenant, on bloque à 62 ans et 9 mois. Et il y aura revoyure en 2027. Donc on est seulement, au lieu d’y arriver de manière harmonieuse, sans mouvement, sans dissolution, voilà, on a finalement pris un chemin tortueux pour arriver au même résultat, et à coûts très élevés, quoi. Voilà, on aurait pu arriver au même chemin, au même résultat, à coûts bien moindres.

Un exemple de désaccord que j’ai eu où, au début 2018, avant les gilets jaunes, il y avait une note qu’on avait soumise au président : on pensait qu’il fallait équilibrer l’avion entre la droite et la gauche, puisqu’il y avait un vrai « en même temps » et on pensait que ça penchait un peu trop à droite, voilà. Et cette note, elle est sortie dans Le Monde, elle avait fuité. Et juste après, il y a eu les gilets jaunes. Au moment des gilets jaunes, je pensais très vite qu’il fallait un moratoire. Parce que je sentais que ça allait exploser. Et ça allait exploser parce qu’on imposait des augmentations de prix du gasoil à des gens qui n’avaient pas d’alternative autre que d’utiliser la voiture. S’il y avait eu des RER, des tramways, des alternatives, je ne dis pas. Mais là, ils étaient pris en otage, ils n’avaient pas le choix. Et je voyais bien que ça faisait monter la cocotte minute. Et donc à un moment donné, il y avait d’ailleurs des gens qui poussaient pour le moratoire. Et d’autres n’ont pas poussé. Je ne dis pas que c’est la faute du président. Parce que je dois dire que à ce moment-là, et comme au moment de la retraite et de l’âge pivot, les responsabilités sont au minimum partagées.

Anne Rosencher : Vous parlez d’Edouard Philippe ?

Philippe Aghion : En tout cas, le président, c’est le plus responsable, évidemment, donc on monte au plus haut, mais je peux dire que dans ces épisodes-là, plusieurs personnes pensaient de la même manière. Voilà, c’est ça que je peux dire.

Anne Rosencher : D’accord. Pour revenir juste sur votre première partie qui est plutôt un satisfecit sur sa politique de l’offre, c’est quand même ça qui fait le débat aujourd’hui, c’est-à-dire finalement comme il n’y a pas vraiment eu de réindustrialisation, pour l’instant les chiffres en termes d’emploi net ne sont pas du tout ceux qu’on espérait, ni même en termes d’innovation, qu’est-ce que vous voulez dire par là, que ça aurait été pire s’il ne l’avait pas fait ?

Philippe Aghion : Je pense que ça aurait été bien pire si ça n’avait pas été fait. Tu dois toujours comparer s’il n’y avait pas eu. Et quand même, le chômage avait commencé à baisser. Vous vous souvenez qu’avant, le chômage de masse, c’était la préoccupation numéro un. Alors jusqu’au Covid, le chômage quand même était en train de baisser. Vous vous souvenez quand même ? Et les créations d’entreprises étaient beaucoup plus importantes qu’avant. Donc ça a marché au départ.

Anne Rosencher : C’est le Covid qui a donné le…

Philippe Aghion : Je pense que le Covid a fait un peu un coup d’arrêt, parce que d’abord, ce n’est plus une politique de l’offre. On passait à une politique de la demande. On était obligé. Il fallait soutenir la demande. Et il fallait surtout protéger. Et je pense que c’était une bonne idée. On l’a trop prolongé. Le problème du Covid, c’est que ça a été prolongé trop longtemps.

Anne Rosencher : Le quoi qu’il en coûte a duré trop longtemps ?

Philippe Aghion : Le quoi qu’il en coûte a été prolongé jusqu’en 2022. Il fallait l’arrêter un an avant. Mais il a été prolongé parce qu’il y avait les élections en 2022, et il n’y avait pas un seul parti politique en France qui proposait de l’interrompre. Donc c’est à nouveau la responsabilité collective. Il n’y a pas un seul parti en France, à l’Assemblée nationale, qui dit stop, plus de quoi qu’il en coûte. Je veux dire, jusqu’en 2022, aucun parti, même des partis d’opposition à l’époque, quand il s’agissait de cibler le bouclier tarifaire, ils étaient pour l’étendre à tout le monde. Donc je pense que c’est la responsabilité collective. Mais je pense qu’il y a eu des résultats. Il y avait une baisse du chômage. Si vous regardez juste avant le Covid, vous pouvez voir que le chômage avait vraiment baissé. Et que les créations d’entreprises, il y en avait eu comme jamais il n’y en avait eu avant. Donc ça marchait, ça marchait.

Anne Rosencher : Alors un mot justement sur cette arène médiatique et politique où vous continuez de descendre malgré votre prix Nobel parce qu’on se dit « ah bah les prix Nobel, ils vont monter sur leur estrade, regardez tout ça de haut » mais vous, vous continuez à y descendre, à vous bagarrer, à essayer de convaincre, pourquoi choisir de faire ça ?

Philippe Aghion : Ecoutez, d’abord, je vais continuer, je suis un chercheur, donc je n’irai jamais, vous ne me verrez jamais accepté un poste administratif ou ministériel ou quoi que ce soit. Je pense que ce serait une très mauvaise idée, de tout point de vue.

Anne Rosencher : Non, là, je parle plutôt du débat, je parle plutôt de la conversation.

Philippe Aghion : D’abord, moi, je suis un chercheur, je vais continuer à travailler sur ma recherche, parce que j’adore la recherche, je suis un drogué de recherche, un passionné de recherche, et ce que j’aime, c’est faire de la recherche. Et je pense que si on arrête de faire de la recherche, on se met à radoter et à raconter toujours les mêmes choses. Pourquoi je suis en train de me battre en ce moment ? Parce que j’ai une terreur de l’arrivée du Rassemblement national au pouvoir dans 18 mois. Je suis terrorisé. Ça me terrifie parce que je pense que ce sont des gens qui ne sont pas compétents et que ce sont des gens qui ne sont pas tolérants. Voilà. Quand vous arrivez à critiquer, parce que là il y a eu un contre-plan RN qui était à mon avis pas sérieux, pas fait sérieusement, avec des chiffres fantaisistes, quand vous leur expliquez qu’il y a des problèmes, au lieu de discuter sur le fond, c’est « Tais-toi », c’est l’invective, voilà. C’est l’invective et l’intimidation. C’est comme ça qu’ils fonctionnent. C’est-à-dire que c’est des gens qui ne sont pas compétents et qui ne sont pas très démocrates. C’est-à-dire que c’est des gens qui font semblant de jouer le jeu de la démocratie, mais c’est des gens que je considère très dangereux. Je suis terrifié par la possibilité que ces gens arrivent au pouvoir dans 18 mois. Je vous le dis très franchement, et je ferai tout ce que je peux pour empêcher ça.

Anne Rosencher : Alors j’ai deux questions à ce sujet-là, la première c’est…

Philippe Aghion : Parce que je les ai vus, je les ai vus, et je vous engage à écouter mon audition par la Commission économique de l’Assemblée nationale. Tout le monde peut aller sur YouTube, et vous verrez, j’étais très gentil, j’étais très modéré, et vous verrez comment ils s’adressaient à moi. Voilà. Et là, j’ai réalisé, si vous voulez. Alors, il y avait le RN et il y avait LFI de l’autre côté. C’était très semblable. Donc je ne veux pas juste dire RN et pas LFI, sauf que LFI n’est pas aux portes du pouvoir. Je ne pense pas que LFI va prendre le pouvoir. Mais il y avait un arc démocratique qui allait du PC aux LR. Et là, c’est des gens avec qui je pouvais discuter. Tout ça se voit très bien dans l’audition. Vous voyez qu’il y a un arc qui va du PC jusqu’aux LR. Avec ces gens-là, vous pouvez être d’accord, pas d’accord. Et puis plus d’accord avec certains, moins d’accord avec d’autres. Mais vous avez des gens avec qui vous discutez. Et puis vous avez les deux extrêmes, où là, c’est l’insulte et c’est l’invective. Mais ça m’a fait très peur.

Anne Rosencher : Alors j’ai deux questions à vous poser sur là-dessus. La première, c’est d’abord concernant ce que vous dites sur l’incompétence. On voit bien que cet argument a marché pendant longtemps, notamment il y a eu ces débats d’Emmanuel Macron de second tour face à Marine Le Pen, qui ont énormément appuyé sur cette différence de compétence. Je sais même, parce que des conseillers me l’avaient dit, que dans le deuxième débat, celui de 2022, c’était vraiment l’effet recherché même de… De démontrer, de donner le maximum de chiffres, etc, pour montrer à quel point il y avait une différence de compétence. On a le sentiment que ça ne fonctionne plus, d’abord parce que finalement, le bilan justement, ils disent, « bah le Mozart de la finance, etc, regardez où est la dette », je dis pas le Rassemblement national, là je vous dis les électeurs, les citoyens, regardez où est la dette, etc, donc on ne peut plus vraiment donner de leçons de compétence, et aussi parce qu’il y a l’émergence à droite à gauche d’hommes ou de femmes politiques dont ce n’est pas du tout en effet la compétence première qui ne sont pas des bons élèves, mais qui représentent quelque chose, une aspiration populaire. Est-ce que ça peut continuer de marcher, de dire juste que le RN est incompétent ?

Philippe Aghion : Non. Moi, ce que je pense, c’est d’abord la chose suivante. D’abord, j’ai le plus grand respect pour les personnes qui veulent voter pour les partis populistes.

Anne Rosencher : Oui, vous faites la distinction avec les électeurs.

Philippe Aghion : Absolument. Pour eux, j’ai le plus grand respect et il y a une raison pour laquelle ils votent pour ces gens-là. Ils se sentent abandonnés. Et ils ont été abandonnés. Donc ça, ça ne va pas. Ça ne peut pas continuer comme avant. L’école se détériore. L’école ne remplit plus sa promesse républicaine. Maintenant, la réussite scolaire est de plus en plus corrélée avec le milieu social dont on vient. Ce n’est pas acceptable. Et ce n’était pas comme ça avant. Donc là, il faut vraiment radicalement transformer les choses. La santé… Selon qu’on soit à Paris ou dans un département rural, on n’a pas les mêmes chances d’être soigné. Ça, ce n’est pas acceptable. Il faut que les citoyens, où qu’ils soient en France, aient le même accès à une médecine de pointe et de bonne qualité. Donc il y a abandon sur l’éducation, il y a abandon sur la santé, il y a abandon sur la sécurité. Il y a des gens, ils ont peur de rentrer chez eux. Tout ça doit être traité. Donc je pense qu’ils se sentent abandonnés, ils ont raison de se sentir abandonnés. Et il faut avoir le plus grand respect et prendre très au sérieux ce sentiment d’abandon. Donc ils vous envoient un message très clair. Et je pense que les parlementaires qui les représentent, je les respecte également, parce qu’ils sont le porte-voix de ce message. Donc de ce point de vue-là, j’ai le plus grand respect et pour les électeurs, et pour les parlementaires qui les représentent. D’accord ?

Simplement, ce que je veux dire, c’est que les solutions qui sont proposées par tel et tel partie, notamment, là je parlais du contre-plan du Rassemblement national, ne sont pas des solutions qui me paraissent être à la mesure. De ces préoccupations qui sont exprimées. C’est tout ce que je dis. Donc là, je parle de la direction du Rassemblement national. Et je ne parle pas des électeurs et même des députés, parce que je veux dire les députés, ils sont le porte-voix des électeurs. Voilà, donc je veux être très clair là-dessus. Je respecte infiniment et les électeurs et les députés, d’accord. Mais comme je vous l’ai dit tout à l’heure, même quand le président de la République ou quand d’autres partis proposent des choses avec lesquelles je ne suis pas d’accord, j’ai toujours exprimé mes désaccords. Donc je les exprime avec tout le monde.

Anne Rosencher : Une autre question, mettons de côté ces questions vraiment politiques, mais sur le divorce entre l’analyse économique. Vous parlez en tant qu’économiste avec votre expertise et votre savoir, et l’avis ou l’opinion des peuples. Il y a certains de vos confrères que vous connaissez peut-être, David Thesmar et Augustin Landier, qui ont fait paraître un livre, où ils se sont dit, on va quand même ouvrir les dossiers. On ne peut pas juste se contenter de se dire que si notre analyse à nous diverge de l’opinion des peuples, c’est parce que les peuples seraient nuls en économie, trop crétins pour comprendre, etc. Donc ils se disent, on ouvre les dossiers et on regarde ce qui fait que ça diverge. Et en effet, ils se disent, ils voient, ils trouvent que très souvent, il peut y avoir des aspirations qui sont autres que les aspirations de la pure efficience. Les économistes vont regarder l’efficience, l’efficacité. Ce qui fait que par exemple sur le protectionnisme, ils vont dire « mais attendez, ce n’est pas du tout efficient votre truc… » Mais il peut y avoir des aspirations populaires qui relèvent d’autres choses, elles ont un coût, voilà. C’est pour ça qu’ils ont appelé ça Le prix de nos valeurs.

Philippe Aghion : C’est un très bon exemple, le protectionnisme.

Anne Rosencher : Voilà, est-ce que c’est pas quelque chose qu’il faut prendre en compte quand on est économiste ?

Philippe Aghion : Il faut totalement le prendre en compte, par exemple sur les retraites, je vous ai dit…

Anne Rosencher : C’est ce que vous nous avez dit tout à l’heure, bien sûr.

Philippe Aghion : Je vous ai dit, en France, les 64 ans, ça ne marche pas. Voilà. Donc là, je prenais en compte les aspirations. Je veux dire, on voit bien que ça ne marche pas. Donc il faut trouver d’autres moyens. On a quand même un problème à résoudre, qui est qu’on a un PIB par tête trop faible. Il va falloir trouver d’autres moyens qui, eux, sont acceptables. Et il faut évidemment le faire avec les partenaires sociaux. Moi, par exemple, sur les retraites, c’était très important que la CFDT ou que d’autres syndicats marchent. Et on ne pouvait pas faire contre eux. Donc je suis le premier à penser qu’on doit marcher avec les partenaires sociaux. On ne peut pas mettre de côté les partenaires sociaux.

Sur le protectionnisme, beaucoup de gens sont pour le protectionnisme aussi parce qu’ils ont peur de perdre leur emploi. Si nous avions un système de flexi-sécurité comme au Danemark, par exemple, au Danemark, tu perds ton emploi, pendant deux ans, tu as 90 % de ton salaire, l’Etat te donne une formation et t’aide à trouver un nouvel emploi. Au Danemark, quand tu perds ton emploi, il n’y a aucun effet négatif sur la santé. Ma collègue Alexandra Roulet l’a montré de manière très pertinente dans ses travaux. Si tu mets en place un système comme ça, peut-être qu’à ce moment-là, il y aura moins de demandes pour le protectionnisme. Le problème, c’est pas que les gens se disent « je veux du protectionnisme », c’est que les gens disent « avec l’arrivée de produits chinois, mon emploi est en danger et du coup, il y a des conséquences pour moi très négatives ». Si tu as un système qui permet de faire en sorte que passer d’un emploi à un autre soit totalement indolore, eh bien, peut-être qu’à ce moment-là il y aura moins de demandes pour le protectionnisme. Et c’est ce qui s’est passé, les Danois ont réagi à la globalisation de manière très différente des Américains. Aux Etats-Unis, il n’y avait pas de filet de sécurité. Et donc, les gens disent, je demande du protectionnisme dans les endroits où tu as mis en place. Donc, vous voyez, l’idée, c’est de dire, je reconnais le problème, mais peut-être que j’ai un moyen de résoudre ce problème qui s’attaque à l’angoisse elle-même, directement.

Anne Rosencher : Mais l’angoisse elle n’est pas que du filet de sécurité, elle est aussi par exemple sur la réindustrialisation, c’est-à-dire le protectionnisme que sont en train de mettre en place les Américains, c’est aussi pour recréer de l’emploi industriel.

Philippe Aghion : Oui, mais la question c’est est-ce qu’ils vont traduire, tu vois, tu peux faire dans du truc traditionnel, une autre manière de te réindustrialiser c’est de dire je vais innover, ce que font les Chinois maintenant. Les Chinois, ils vont dans le high tech.

Anne Rosencher : Ils sont quand même très protectionnistes…

Philippe Aghion : Ils subventionnent beaucoup leurs industries, c’est vrai, mais là j’en reviens, ils font beaucoup de high tech innovants. Donc si tu veux, alors il faut être un peu protectionniste, c’est-à-dire que, attendez, entendez-moi bien, quand tu es face aux Américains qui ont une politique protectionniste et aux Chinois qui subventionnent leurs industries, l’Europe, notamment, pas la France toute seule, doit se défendre. Donc on doit avoir, donc je ne suis pas pour une espèce d’angélisme : si les gens ne jouent pas à la concurrence loyale, moi non plus, moi non plus. Je suis pour que nous, on réponde à des politiques qui sont anti libre-échange, vous voyez ce que je veux dire ? Si la concurrence est déloyale, on doit répondre. Donc je ne suis pas a priori contre toute mesure protectionniste, d’accord ? Si eux subventionnent leur industrie, je pense que l’Europe doit aussi subventionner son industrie. Ce qu’on ne fait pas.

Mais je pense que le meilleur moyen de sauvegarder une industrie, par exemple pour l’industrie automobile, c’est d’être innovant. C’est de faire la meilleure voiture électrique. C’est le consommateur qui paye, parce que ça veut dire quoi le protectionnisme aussi ? Ça veut dire que je vous oblige à acheter des choses plus chères. Et donc c’est un énorme coût et c’est surtout les consommateurs les moins fortunés que vous allez toucher et ça ce n’est pas bon non plus. Donc si vous voulez il faut à la fois ne pas être angélique et en même temps dire que l’innovation c’est le moteur, c’est ça qui me permet d’être meilleur que les autres, c’est en innovant.

Anne Rosencher : Dernière question, ça va être une question récurrente dans cette nouvelle émission. C’est ma petite contribution personnelle pour faire évoluer ces billets d’euros totalement désincarnés. Je pense que l’histoire, la culture, la civilisation européenne mérite mieux que ces billets avec des arches et des ponts qui n’existent même pas en vrai. Il nous faut des figures. Philippe Aghion, si vous aviez une figure européenne, historique ou vivante d’ailleurs, à proposer, mettons, pour mettre sur les billets de 20 euros. Ce serait laquelle ?

Philippe Aghion : J’ai beaucoup d’admiration pour Jacques Delors. D’accord. J’aime beaucoup Jacques Delors, parce que c’est quelqu’un qui a compris qu’il fallait que l’Europe se relève. Voilà, alors je dirais Draghi, mais Draghi il est encore vivant, donc je ne vais pas le mettre… Mais je pense que Jacques Delors, c’est quelqu’un qui avait compris qu’il fallait que l’Europe se relève, et qui en même temps était très respectueux des partenaires sociaux. Et il y avait l’idée de l’Europe sociale. C’est-à-dire qu’il a eu vraiment l’idée que l’Europe, c’est des valeurs. Voilà. L’Europe, c’est d’abord des talents qu’il faut retenir et un potentiel d’innovation et de création formidable. Mais c’est les valeurs dont je vous ai parlées, c’est-à-dire la paix et la démocratie, le modèle social et puis un engagement environnemental. Je pense que la figure de Delors est une figure hautement respectable.

Anne Rosencher : Merci beaucoup Philippe Aghion.

Philippe Aghion : Merci à vous.



Source link : https://www.lexpress.fr/economie/politique-economique/philippe-aghion-face-a-anne-rosencher-les-lecons-dun-nobel-cessons-de-depenser-largent-public-sans-GFMDZHIY3VGX7LACGIFM5XST4I/

Author : Anne Rosencher

Publish date : 2025-12-02 17:00:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express