L’arsenal contre les tumeurs n’a cessé de se renforcer ces dernières années, et les taux de mortalité par cancer reculent régulièrement. Pour autant, le « crabe » reste encore la principale cause de décès dans notre pays. Il faut donc aller plus loin pour réussir à proposer des solutions à un plus grand nombre de patients. Le Pr Alain Puisieux détaille les pistes explorées par les scientifiques de l’Institut Curie. A sa tête depuis mai 2024, il a une conviction : si un monde sans cancer n’est pas envisageable, un monde sans cancer incurable pourrait bien se trouver à portée de main. A condition de continuer à investir dans la recherche… Entretien.
L’Express : Quel regard portez-vous sur les progrès réalisés ces dernières années dans la lutte contre le cancer ?
Alain Puisieux : Pour répondre à cette question, j’aime toujours revenir 65 millions d’années avant notre ère. En effet, on a l’impression que le cancer est une maladie des temps modernes. De fait, le nombre de cas a doublé en trente ans, et l’OMS estime qu’il va encore progresser de 75 % d’ici à 2050. Mais cette pathologie existe depuis l’apparition des organismes multicellulaires, car elle est inhérente aux processus de division et de régulation des cellules. La meilleure preuve, c’est que l’on a retrouvé des traces de tumeurs osseuses sur des squelettes de dinosaures – des ostéosarcomes en tous points similaires à ceux qui frappent certains adolescents aujourd’hui.
Des papyrus égyptiens datant de 1 500 avant J.-C. mentionnent déjà des « tumeurs » ou « ulcérations » du sein, avec des évolutions fatales. Les premières descriptions cliniques détaillées viendront ensuite de la Grèce antique, avec Hippocrate notamment, qui caractérisait les tumeurs comme des masses anormales, incurables et capables de s’épandre. Cette notion d’incurabilité a perduré dans le temps, quasiment jusqu’au XIXe siècle et à l’arrivée de l’anesthésie. Celle-ci a permis de commencer à envisager des chirurgies un peu plus lourdes, et donc d’enlever certaines grosseurs malignes.
La première vraie révolution a toutefois eu lieu après la Seconde Guerre mondiale, avec l’arrivée combinée de la radiothérapie (développée initialement avec les travaux de Marie Curie) et des premières chimiothérapies. Globalement, il s’agissait de s’attaquer aux cellules capables de se multiplier de façon incontrôlée. C’est seulement à partir des années 1970, puis surtout 2000, que l’on a commencé à décrypter les mécanismes de développement des tumeurs. Avec d’abord la découverte d’anomalies génétiques à la base du processus de cancérisation, puis avec une meilleure compréhension du fonctionnement du système immunitaire. Ces avancées ont permis l’émergence des thérapies ciblées et de l’immunothérapie. Nous en sommes là aujourd’hui, avec un taux de survie à 5 ans de l’ordre de 65 %.
Quelles innovations pourraient permettre, à court terme, d’aller plus loin ?
De nombreuses déclinaisons de l’immunothérapie se trouvent en développement. Avec par exemple les thérapies cellulaires comme les CAR-T cells, qui visent à modifier génétiquement certaines cellules de l’immunité pour leur apprendre à cibler spécifiquement les tumeurs. Ou encore des anticorps bispécifiques, capables de rapprocher les cellules immunitaires et les cellules cancéreuses, pour que les premières détruisent les secondes.
Il y a aussi beaucoup d’innovations en radiothérapie. Par exemple la radiothérapie flash, née à l’Institut Curie, qui consiste à concentrer les radiations à très haute dose dans un temps très court. La capacité à tuer les cellules cancéreuses est préservée mais les tissus sains sont épargnés. Nous avons actuellement un protocole de recherche pour développer un prototype pour appliquer cette technologie aux tumeurs profondes.
Mais tous ces nouveaux traitements affichent toujours le même objectif : éliminer les cellules qui prolifèrent trop. Or nous voyons bien que cela ne suffit pas, car une partie des cellules cancéreuses réussissent à s’adapter aux traitements que nous leur opposons. C’est ce phénomène qui est à l’origine des rechutes et des métastases qui tuent les patients. Aujourd’hui, dans le cas du cancer du sein par exemple, le taux de survie à 5 ans atteint 95 % pour les tumeurs localisées, mais il ne dépasse pas 35 % à un stade avancé. Cela pose à la fois la question du diagnostic précoce, et de la nécessité de trouver de nouveaux traitements qui s’adressent spécifiquement à cette capacité d’adaptation des tumeurs.
Comment la définiriez-vous ? De quoi parle-t-on exactement ici ?
La vision classique d’un cancer, comme une masse homogène de cellules cancéreuses, ne reflète pas du tout sa réalité biologique. Il s’agit en fait d’un écosystème très hétérogène, composé de différents types de cellules. Les cellules cancéreuses elles-mêmes sont très variées, à cause des mutations qui apparaissent au fil du temps et des divisions cellulaires. Certaines de ces mutations vont par exemple conférer une capacité de résistance au traitement et entraîner une rechute. Cette hétérogénéité génétique constitue un premier enjeu majeur.
Mais comme rien n’est jamais simple en cancérologie, il y a une deuxième dimension à l’hétérogénéité intratumorale, ce que l’on appelle la plasticité cellulaire. Ce processus n’est pas génétique : en dehors de toute mutation, les cellules vont se transformer pour s’adapter à des stress et y résister. L’image que je donne souvent, ce sont les Barbapapas : ces personnages pour enfants qui changent de forme et de couleur pour faire face à une situation difficile. Le problème, c’est qu’avec ces transformations, les cellules cancéreuses vont peu à peu acquérir des caractéristiques de plus en plus agressives, incluant la capacité à former des métastases.
Le processus métastatique est très complexe heureusement, et toutes les cellules cancéreuses ne sont pas capables de s’engager dans cette voie : cela suppose de pouvoir échapper à la tumeur d’origine, se frayer un chemin dans les tissus adjacents, entrer dans la circulation sanguine, survivre au flux sanguin, sortir des vaisseaux, s’adapter à un nouveau tissu pour former une nouvelle tumeur. La plupart vont mourir lors de l’une de ces étapes. Mais certaines survivent et finissent par réussir à relancer la maladie à distance de sa localisation initiale.
Quelles sont les particularités de ces cellules ? D’où tirent-elles cette plasticité ?
De modifications épigénétiques. L’épigénétique est à la génétique ce que les logiciels sont à l’informatique : le programme qui permet de faire marcher la machine. C’est comme la chenille et le papillon : il s’agit du même individu, avec le même génome, mais des modifications épigénétiques permettent de passer de l’un à l’autre état. De la même façon, nous savons maintenant que certaines cellules cancéreuses vont modifier leur épigénome pour se transformer en cellules métastatiques.
Je vous raconte tout cela car c’est essentiel pour comprendre où nous en sommes aujourd’hui. Pour le moment, avec la chimiothérapie, la radiothérapie, les thérapies ciblées et indirectement avec l’immunothérapie, je l’ai dit, nous ciblons uniquement les capacités de prolifération des tumeurs. Si nous voulons franchir un nouveau palier, nous devons trouver des solutions pour empêcher les cellules cancéreuses de s’adapter. Je pense qu’il s’agit là de leur véritable talon d’Achille.
Comment faire ?
Nous devons aller le plus loin possible dans la compréhension des mécanismes à l’œuvre. C’est vraiment la culture de l’Institut Curie – partir de la recherche fondamentale pour développer des traitements. Dans nos équipes, le chercheur Raphaël Rodriguez travaille par exemple sur la façon dont ces cellules métastatiques utilisent le fer et le cuivre pour s’adapter, ce qui lui a permis de créer une molécule capable d’interférer avec ces mécanismes. D’autres scientifiques, dans nos laboratoires, développent d’autres approches, en ciblant certains mécanismes épigénétiques. Si nous arrivons à bloquer ces capacités d’adaptation, alors nous pourrons peut-être un jour vivre dans un monde où il n’y aura plus de cancers incurables.
En parallèle, il est essentiel de renforcer nos politiques de prévention. On estime en effet que 40 % des cancers pourraient être évités. Quand on les interroge sur l’impact du tabac, les Français répondent généralement qu’un fumeur sur dix mourra de son tabagisme. En réalité, c’est un fumeur sur deux : il faut vraiment en prendre conscience ! A cela s’ajoutent les effets de l’alcool, de la sédentarité et de l’obésité, notamment. Nous devons aussi améliorer la qualité des dépistages et des diagnostics précoces, de façon à pouvoir détecter les tumeurs le plus tôt possible, quand il est encore possible de les guérir.
Quelles sont les voies de progrès ? Pensez-vous notamment qu’il sera un jour possible de repérer les tumeurs très précocement dans le sang ?
Je l’espère, mais aujourd’hui nous n’y sommes pas encore, en tout cas pas pour du dépistage de masse en population générale. Des entreprises commencent à le proposer, mais pour le moment on risque surtout d’affoler les gens pour rien. En revanche, les technologies qui visent à analyser l’ADN tumoral circulant, autrement dit les traces laissées par les tumeurs dans la circulation sanguine, sont déjà très utiles pour suivre l’efficacité des traitements et éviter les rechutes.
Concernant la prévention, nous devons aller vers des dispositifs toujours plus personnalisés, car nous ne sommes pas tous exposés aux mêmes risques et nous n’avons pas tous les mêmes susceptibilités. Cela veut dire qu’il nous faudra être capables d’identifier les populations les plus susceptibles de tomber malade, et de les suivre de près, en leur proposant des dépistages réguliers et des diagnostics précoces. Les progrès de l’imagerie et de l’intelligence artificielle s’annoncent très prometteurs en la matière.
L’IA pourra-t-elle aider dans d’autres domaines ?
Avec la multiplication des traitements disponibles, un autre des enjeux auxquels les médecins sont confrontés est de savoir comment les employer au mieux. Autrement dit, d’être capable de prédire la réponse au traitement, et donc d’avoir des marqueurs permettant d’identifier les patients qui seront « bons répondeurs » et les autres. C’est absolument crucial, et l’intelligence artificielle va très certainement nous aider, car ces recherches nécessitent de croiser les données d’un très grand nombre de patients. De même pour trouver les bonnes combinaisons de médicaments en fonction des caractéristiques des patients. Car c’est aussi en associant les traitements que l’on augmente les chances de bloquer les capacités d’adaptation des tumeurs, en agissant sur différentes cibles, sans trop augmenter les effets secondaires.
Dans tous les cas, les réponses ne pourront venir que d’avancées scientifiques, ce que nombre de dirigeants politiques semblent oublier aujourd’hui…
Tout à fait, et c’est la raison pour laquelle la situation américaine est aussi inquiétante. Même si la science est internationale, les Etats-Unis tenaient une place à part dans la recherche biomédicale. Or il ne faut jamais oublier que sans recherche fondamentale, il ne peut pas y avoir d’innovation. Sur les 28 médicaments mis sur le marché au cours des deux dernières décennies, 24 sont nés parce que des scientifiques cherchaient simplement à comprendre un phénomène biologique… Aujourd’hui plus que jamais, nous devons absolument défendre ce pilier de notre société.
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Author : Stéphanie Benz
Publish date : 2025-12-03 17:30:00
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