Le monde a davantage changé au cours des quatre dernières années qu’au cours des trente années précédentes. Nos fils d’actualité regorgent de conflits et de tragédies. La Russie bombarde l’Ukraine, le Moyen-Orient est en ébullition et des guerres font rage en Afrique. Alors que les conflits se multiplient, les démocraties semblent être en déclin. L’ère de l’après-guerre froide est révolue. Malgré les espoirs qui ont suivi la chute du mur de Berlin, le monde ne s’est pas uni pour embrasser la démocratie et le capitalisme de marché. Les forces qui étaient censées rassembler le monde – le commerce, l’énergie, la technologie et l’information – le divisent désormais.
Nous vivons dans un nouveau monde en proie au désordre. L’ordre libéral fondé sur des règles qui a vu le jour après la fin de la Seconde Guerre mondiale est en train de mourir. La coopération multilatérale cède la place à une concurrence multipolaire. Les transactions opportunistes semblent primer sur la défense des règles internationales. La concurrence entre les grandes puissances est de retour, la rivalité entre la Chine et les États-Unis définissant le cadre géopolitique. Mais ce n’est pas la seule force qui façonne l’ordre mondial. Les puissances moyennes émergentes, notamment le Brésil, l’Inde, le Mexique, le Nigeria, l’Arabie saoudite, l’Afrique du Sud et la Turquie, sont devenues des acteurs qui changent la donne. Ensemble, elles disposent des moyens économiques et du poids géopolitique nécessaires pour faire pencher l’ordre mondial vers la stabilité ou vers une plus grande agitation. Elles ont également une raison d’exiger des changements : le système multilatéral mis en place après la Seconde Guerre mondiale ne s’est pas adapté pour refléter de manière adéquate leur position dans le monde et leur accorder le rôle qu’elles méritent.
Une compétition triangulaire entre ce que j’appelle l’Occident global, l’Orient global et le Sud global est en train de se dessiner. En choisissant soit de renforcer le système multilatéral, soit de rechercher la multipolarité, le Sud global décidera si la géopolitique de la prochaine ère s’orientera vers la coopération, la fragmentation ou la domination.
Préserver l’ordre mondial libéral
Les cinq à dix prochaines années détermineront probablement l’ordre mondial pour les décennies à venir. Une fois qu’un ordre s’installe, il a tendance à perdurer pendant un certain temps. Après la Première Guerre mondiale, un nouvel ordre a duré deux décennies. L’ordre suivant, après la Seconde Guerre mondiale, a duré quatre décennies. Aujourd’hui, trente ans après la fin de la guerre froide, quelque chose de nouveau est en train d’émerger. C’est la dernière chance pour les pays occidentaux de convaincre le reste du monde qu’ils sont capables de dialogue plutôt que de monologue, de cohérence plutôt que du deux poids deux mesures, et de coopération plutôt que de domination. Si les pays renoncent à la coopération au profit de la concurrence, un monde encore plus conflictuel se profile à l’horizon.
Chaque État a son pouvoir d’action, même les petits comme le mien, la Finlande. La clé est d’essayer de maximiser son influence et, avec les outils disponibles, de pousser à la recherche de solutions. Pour moi, cela signifie faire tout mon possible pour préserver l’ordre mondial libéral, même si ce système n’a actuellement pas la cote. Les institutions et les normes internationales fournissent le cadre de la coopération mondiale. Elles doivent être mises à jour afin de mieux refléter la puissance économique et politique croissante des pays du Sud et de l’Est. Les dirigeants occidentaux parlent depuis longtemps de l’urgence de réformer les institutions multilatérales telles que les Nations unies. Nous devons maintenant nous atteler à cette tâche, en commençant par rééquilibrer le pouvoir au sein de l’ONU et d’autres organismes internationaux tels que l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. Sans ces changements, le système multilatéral tel qu’il existe aujourd’hui s’effondrera. Ce système n’est pas parfait ; il comporte des défauts inhérents et ne peut jamais refléter exactement le monde qui l’entoure. Mais les alternatives sont bien pires : sphères d’influence, chaos et désordre.
Une jeunesse optimiste
J’ai commencé à étudier les sciences politiques et les relations internationales à l’université Furman aux États-Unis en 1989. Le mur de Berlin est tombé cet automne-là. Peu après, l’Allemagne s’est réunifiée, l’Europe centrale et orientale s’est libérée du joug du communisme, et ce qui était un monde bipolaire – opposant une Union soviétique communiste et autoritaire à des États-Unis capitalistes et démocratiques – est devenu un monde unipolaire. Les États-Unis étaient désormais la superpuissance incontestée. L’ordre international libéral avait triomphé.
J’étais alors ravi. Il me semblait, comme à beaucoup d’autres à l’époque, que nous étions à l’aube d’une ère plus radieuse. Le politologue Francis Fukuyama a qualifié ce moment de « fin de l’histoire », et je n’étais pas le seul à croire que le triomphe du libéralisme était certain. La plupart des États-nations s’orienteraient inévitablement vers la démocratie, le capitalisme de marché et la liberté. La mondialisation conduirait à l’interdépendance économique. Les anciennes divisions s’estomperaient et le monde ne ferait plus qu’un. Même à la fin de la décennie, alors que je terminais mon doctorat en intégration européenne à la London School of Economics, cet avenir semblait encore imminent.
Le tournant du 11-Septembre
Mais cet avenir ne s’est jamais concrétisé. Le moment unipolaire s’est avéré éphémère. Après les attentats terroristes du 11 septembre 2001, l’Occident a tourné le dos aux valeurs fondamentales qu’il prétendait défendre. Son engagement envers le droit international a été remis en question. Les interventions menées par les États-Unis en Afghanistan et en Irak ont échoué. La crise financière mondiale de 2008 a porté un coup sévère à la réputation du modèle économique occidental, ancré dans les marchés mondiaux. Les États-Unis ne sont plus les seuls à diriger la politique mondiale. La Chine est devenue une superpuissance grâce à l’explosion de sa production industrielle, de ses exportations et de sa croissance économique, et sa rivalité avec les États-Unis domine depuis lors la géopolitique. La dernière décennie a également été marquée par une érosion accrue des institutions multilatérales, une méfiance et des frictions croissantes à l’égard du libre-échange et une intensification de la concurrence dans le domaine technologique.
La guerre d’agression totale menée par la Russie en Ukraine en février 2022 a porté un nouveau coup dur à l’ancien ordre. Il s’agit de l’une des violations les plus flagrantes du système fondé sur des règles depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et certainement la pire que l’Europe ait connue. Le fait que le coupable soit un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, créé pour préserver la paix, est d’autant plus condamnable. Les États qui étaient censés défendre le système l’ont fait s’effondrer.
Du multilatéralisme à la multipolarité
L’ordre international n’a toutefois pas disparu. Au milieu des décombres, il passe du multilatéralisme à la multipolarité. Le multilatéralisme est un système de coopération mondiale qui repose sur des institutions internationales et des règles communes. Ses principes fondamentaux s’appliquent de manière égale à tous les pays, quelle que soit leur taille. La multipolarité, en revanche, est un oligopole de pouvoir. Un monde multipolaire repose sur plusieurs pôles, souvent en concurrence les uns avec les autres. Les accords et les ententes entre un nombre limité d’acteurs en constituent la structure, affaiblissant invariablement les règles et les institutions communes. La multipolarité peut conduire à des comportements ad hoc et opportunistes et à un ensemble fluide d’alliances basées sur les intérêts immédiats des États. Un tel monde multipolaire risque d’exclure les petits et moyens pays, les grandes puissances concluant des accords sans les consulter. Alors que le multilatéralisme conduit à l’ordre, la multipolarité tend vers le désordre et les conflits.
Il existe une tension croissante entre ceux qui prônent le multilatéralisme et un ordre fondé sur l’État de droit et ceux qui prônent la multipolarité et le transactionnalisme. Les petits États et les puissances moyennes, ainsi que les organisations régionales telles que l’Union africaine, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, l’Union européenne et le bloc sud-américain Mercosur, encouragent le multilatéralisme. La Chine, pour sa part, promeut la multipolarité avec des nuances de multilatéralisme ; elle soutient ostensiblement des groupements multilatéraux tels que les Brics — la coalition non occidentale dont les membres originaux étaient le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud — et l’Organisation de coopération de Shanghai, qui souhaitent en réalité instaurer un ordre plus multipolaire. Les États-Unis ont déplacé leur accent du multilatéralisme vers le transactionnalisme, mais restent engagés auprès d’institutions régionales telles que l’Otan. De nombreux États, grands et petits, poursuivent ce que l’on peut qualifier de politique étrangère multivectorielle. En substance, leur objectif est de diversifier leurs relations avec plusieurs acteurs plutôt que de s’aligner sur un bloc en particulier.
Une politique étrangère transactionnelle ou multivectorielle est dominée par les intérêts. Les petits États, par exemple, jouent souvent un rôle d’équilibre entre les grandes puissances : ils peuvent s’aligner sur la Chine dans certains domaines et se ranger du côté des États-Unis dans d’autres, tout en essayant d’éviter d’être dominés par un seul acteur. Les intérêts dictent les choix pratiques des États, ce qui est tout à fait légitime. Mais une telle approche ne doit pas nécessairement faire abstraction des valeurs, qui devraient sous-tendre toutes les actions d’un État. Même une politique étrangère transactionnelle doit reposer sur un socle de valeurs fondamentales. Celles-ci comprennent la souveraineté et l’intégrité territoriale des États, l’interdiction du recours à la force et le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La grande majorité des pays ont clairement intérêt à défendre ces valeurs et à veiller à ce que leurs violateurs en subissent les conséquences.
De nombreux pays rejettent le multilatéralisme au profit d’accords et d’arrangements plus ponctuels. Les États-Unis, par exemple, se concentrent sur les accords commerciaux et d’affaires bilatéraux. La Chine utilise la Belt and Road Initiative [ NDLR : ou Nouvelle route de la soie], son vaste programme d’investissement dans les infrastructures mondiales, pour faciliter à la fois la diplomatie bilatérale et les transactions économiques. L’UE conclut des accords de libre-échange bilatéraux qui risquent de ne pas respecter les règles de l’Organisation mondiale du commerce. Paradoxalement, cela se produit à un moment où le monde a plus que jamais besoin du multilatéralisme pour relever des défis communs, tels que le changement climatique, les lacunes en matière de développement et la réglementation des technologies de pointe. Sans un système multilatéral solide, toute diplomatie devient transactionnelle. Un monde multilatéral fait du bien commun un intérêt personnel. Un monde multipolaire fonctionne simplement sur la base de l’intérêt personnel.
Le « réalisme fondé sur les valeurs » de la Finlande
La politique étrangère repose souvent sur trois piliers : les valeurs, les intérêts et le pouvoir. Ces trois éléments sont essentiels lorsque l’équilibre et la dynamique de l’ordre mondial changent. Je viens d’un pays relativement petit, avec une population de près de six millions d’habitants. Bien que nous disposions de l’une des plus grandes forces de défense en Europe, notre diplomatie repose sur des valeurs et des intérêts. Le pouvoir, qu’il soit dur ou doux, est surtout un luxe réservé aux grands acteurs. Ceux-ci peuvent projeter leur puissance militaire et économique, forçant les petits acteurs à s’aligner sur leurs objectifs. Mais les petits pays peuvent trouver leur pouvoir dans la coopération avec d’autres. Les alliances, les regroupements et la diplomatie intelligente sont ce qui donne à un petit acteur une influence bien supérieure à la taille de son armée et de son économie. Souvent, ces alliances sont fondées sur des valeurs communes, telles que l’engagement en faveur des droits de l’homme et de l’État de droit.
En tant que petit pays limitrophe d’une puissance impériale, la Finlande a appris que parfois, un État doit mettre de côté certaines valeurs pour en protéger d’autres, ou simplement pour survivre. L’État repose sur les principes d’indépendance, de souveraineté et d’intégrité territoriale. Après la Seconde Guerre mondiale, la Finlande a conservé son indépendance, contrairement à nos amis baltes qui ont été absorbés par l’Union soviétique. Mais nous avons perdu 10 % de notre territoire au profit de l’Union soviétique, y compris les régions où mon père et mes grands-parents sont nés. Et, surtout, nous avons dû renoncer à une partie de notre souveraineté. La Finlande n’a pas pu adhérer à des institutions internationales auxquelles nous estimions naturellement appartenir, notamment l’UE et l’Otan.
Pendant la guerre froide, la politique étrangère finlandaise a été définie par le « réalisme pragmatique ». Pour empêcher l’Union soviétique de nous attaquer à nouveau, comme elle l’avait fait en 1939, nous avons dû faire des compromis sur nos valeurs occidentales. Cette période de l’histoire finlandaise, qui a donné naissance au terme « finlandisation » dans les relations internationales, n’est pas particulièrement glorieuse, mais nous avons réussi à préserver notre indépendance. Cette expérience nous a rendus méfiants à l’égard de toute possibilité de répétition. Lorsque certains suggèrent que la finlandisation pourrait être une solution pour mettre fin à la guerre en Ukraine, je m’y oppose farouchement. Une telle paix aurait un coût trop élevé, car elle reviendrait en fait à renoncer à notre souveraineté et à notre territoire.
Après la fin de la guerre froide, la Finlande, comme tant d’autres pays, a adhéré à l’idée que les valeurs de l’Occident deviendraient la norme, ce que j’appelle « l’idéalisme fondé sur les valeurs ». Cela a permis à la Finlande d’adhérer à l’Union européenne en 1995. Dans le même temps, la Finlande a commis une grave erreur : elle a décidé, de son plein gré, de rester en dehors de l’Otan (pour mémoire, je suis un fervent défenseur de l’adhésion de la Finlande à l’Otan depuis trente ans). Certains Finlandais nourrissaient l’espoir idéaliste que la Russie finirait par devenir une démocratie libérale, rendant ainsi inutile l’adhésion à l’Otan. D’autres craignaient que la Russie réagisse mal à l’adhésion de la Finlande à l’alliance. D’autres encore pensaient que la Finlande contribuait à maintenir l’équilibre, et donc la paix, dans la région de la mer Baltique en restant en dehors de l’alliance. Toutes ces raisons se sont avérées erronées, et la Finlande s’est adaptée en conséquence ; elle a rejoint l’Otan après l’attaque à grande échelle de la Russie contre l’Ukraine.
Cette décision découlait à la fois des valeurs et des intérêts de la Finlande. La Finlande a adopté ce que j’ai appelé le « réalisme fondé sur les valeurs » : s’engager en faveur d’un ensemble de valeurs universelles fondées sur la liberté, les droits fondamentaux et les règles internationales, tout en respectant les réalités de la diversité des cultures et des histoires dans le monde. L’Occident doit rester fidèle à ses valeurs, mais comprendre que les problèmes mondiaux ne seront pas résolus uniquement par la collaboration avec des pays partageant les mêmes idées.
Le réalisme fondé sur des valeurs peut sembler être une contradiction dans les termes, mais ce n’est pas le cas. Deux théories influentes de l’après-guerre froide semblaient opposer les valeurs universelles à une évaluation plus réaliste des lignes de fracture politiques. La thèse de Fukuyama sur la fin de l’histoire considérait le triomphe du capitalisme sur le communisme comme le signe avant-coureur d’un monde qui deviendrait de plus en plus libéral et orienté vers le marché. La vision du politologue Samuel Huntington d’un « choc des civilisations » prédisait que les lignes de fracture géopolitiques passeraient des différences idéologiques aux différences culturelles. En réalité, les États peuvent s’inspirer de ces deux conceptions pour négocier l’ordre changeant d’aujourd’hui. Dans l’élaboration de leur politique étrangère, les gouvernements occidentaux peuvent maintenir leur foi dans la démocratie et les marchés sans insister sur leur applicabilité universelle ; ailleurs, d’autres modèles peuvent prévaloir. Et même au sein de l’Occident, la recherche de la sécurité et la défense de la souveraineté rendront parfois impossible le strict respect des idéaux libéraux.
Les pays devraient s’efforcer de mettre en place un ordre mondial coopératif fondé sur un réalisme axé sur les valeurs, respectant à la fois l’État de droit et les différences culturelles et politiques. Pour la Finlande, cela signifie tendre la main aux pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine afin de mieux comprendre leur position sur la guerre menée par la Russie en Ukraine et d’autres conflits en cours. Cela signifie également mener des discussions pragmatiques sur un pied d’égalité sur des questions mondiales importantes, telles que celles liées au partage des technologies, aux matières premières et au changement climatique.
Le nouveau triangle du pouvoir
Trois grandes régions composent désormais l’équilibre mondial des pouvoirs : l’Occident mondial, l’Orient mondial et le Sud mondial. L’Occident mondial comprend environ 50 pays et est traditionnellement dirigé par les États-Unis. Ses membres sont principalement des États démocratiques et orientés vers le marché en Europe et en Amérique du Nord, ainsi que leurs alliés lointains que sont l’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande et la Corée du Sud. Ces pays ont généralement pour objectif de maintenir un ordre multilatéral fondé sur des règles, même s’ils ne s’accordent pas sur la meilleure façon de le préserver, de le réformer ou de le réinventer.
L’Orient mondial comprend environ 25 États dirigés par la Chine. Il comprend un réseau d’États alignés, notamment l’Iran, la Corée du Nord et la Russie, qui cherchent à réviser ou à supplanter l’ordre international actuel fondé sur des règles. Ces pays sont liés par un intérêt commun, à savoir le désir de réduire le pouvoir de l’Occident global.
Le Sud global, qui comprend de nombreux États en développement et à revenu intermédiaire d’Afrique, d’Amérique latine, d’Asie du Sud et d’Asie du Sud-Est (et la majorité de la population mondiale), compte environ 125 États. Beaucoup d’entre eux ont souffert du colonialisme occidental, puis à nouveau en tant que théâtres des guerres par procuration de l’époque de la guerre froide. Le Sud global regroupe de nombreuses puissances moyennes ou « États pivots », notamment le Brésil, l’Inde, l’Indonésie, le Kenya, le Mexique, le Nigeria, l’Arabie saoudite et l’Afrique du Sud. Les tendances démographiques, le développement économique et l’extraction et l’exportation de ressources naturelles sont les moteurs de l’ascension de ces États.
L’Occident global et l’Orient global se disputent les cœurs et les esprits du Sud global. La raison est simple : ils comprennent que le Sud global décidera de l’orientation du nouvel ordre mondial. Alors que l’Occident et l’Orient tirent dans des directions différentes, le Sud détient le vote décisif.
L’Occident ne peut pas simplement attirer le Sud en vantant les vertus de la liberté et de la démocratie ; il doit également financer des projets de développement, investir dans la croissance économique et, surtout, donner au Sud une place à la table des négociations et partager le pouvoir. L’Orient aurait tout autant tort de penser que ses dépenses dans de grands projets d’infrastructure et ses investissements directs lui garantissent une influence totale sur le Sud. L’amour ne s’achète pas facilement. Comme l’a fait remarquer le ministre indien des Affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, l’Inde et d’autres pays du Sud ne se contentent pas de rester neutres, mais défendent leurs propres intérêts.
En d’autres termes, les dirigeants occidentaux et orientaux auront besoin d’un réalisme fondé sur des valeurs. La politique étrangère n’est jamais binaire. Un décideur politique doit faire quotidiennement des choix qui impliquent à la fois des valeurs et des intérêts. Allez-vous acheter des armes à un pays qui viole le droit international ? Faut-il financer une dictature qui lutte contre le terrorisme ? Devez-vous aider un pays qui considère l’homosexualité comme un crime ? Peut-on commercer avec un pays qui autorise la peine de mort ? Certaines valeurs ne sont pas négociables. Il s’agit notamment de la défense des droits fondamentaux et des droits de l’homme, de la protection des minorités, de la préservation de la démocratie et du respect de l’État de droit. Ces valeurs ancrent ce que l’Occident global devrait défendre, en particulier dans ses appels au Sud global. Dans le même temps, l’Occident global doit comprendre que tout le monde ne partage pas ces valeurs.
Un soutien plutôt que des leçons
L’objectif du réalisme fondé sur les valeurs est de trouver un équilibre entre les valeurs et les intérêts d’une manière qui donne la priorité aux principes mais reconnaît les limites du pouvoir d’un État lorsque les intérêts de la paix, de la stabilité et de la sécurité sont en jeu. Un ordre mondial fondé sur des règles et soutenu par un ensemble d’institutions internationales efficaces qui consacrent des valeurs fondamentales reste le meilleur moyen d’éviter que la concurrence ne conduise à des conflits. Mais comme ces institutions ont perdu de leur importance, les pays doivent adopter un réalisme plus rigoureux. Les dirigeants doivent reconnaître les différences entre les pays : les réalités géographiques, historiques, culturelles, religieuses et les différents stades de développement économique. S’ils veulent que les autres traitent mieux des questions telles que les droits des citoyens, les pratiques environnementales et la bonne gouvernance, ils doivent montrer l’exemple et offrir leur soutien, et non donner des leçons.
Le réalisme fondé sur des valeurs commence par un comportement digne, le respect des opinions des autres et la compréhension des différences. Il implique une collaboration fondée sur des partenariats entre égaux plutôt que sur une perception historique de ce à quoi devraient ressembler les relations entre l’Occident, l’Orient et le Sud. Pour que les États puissent se tourner vers l’avenir plutôt que vers le passé, ils doivent se concentrer sur des projets communs importants tels que les infrastructures, le commerce et l’atténuation et l’adaptation au changement climatique.
De nombreux obstacles se dressent devant toute tentative des trois sphères mondiales de construire un ordre mondial qui respecte à la fois les différences et permette aux États de définir leurs intérêts nationaux dans un cadre plus large de relations internationales coopératives. Le coût de l’échec est toutefois immense : la première moitié du XXe siècle en est une preuve suffisante.
L’incertitude fait partie intégrante des relations internationales, et ce d’autant plus lors de la transition d’une époque à une autre. La clé est de comprendre pourquoi le changement se produit et comment y réagir. Si l’Occident mondial revient à ses anciennes méthodes de domination directe ou indirecte, voire d’arrogance pure et simple, il perdra la bataille. S’il se rend compte que le Sud sera un élément clé du prochain ordre mondial, il pourrait être en mesure de forger des partenariats fondés à la fois sur des valeurs et sur des intérêts qui permettront de relever les principaux défis mondiaux. Le réalisme fondé sur des valeurs donnera à l’Occident suffisamment de marge de manœuvre pour naviguer dans cette nouvelle ère des relations internationales.
Trois scénarios possibles
Un ensemble d’institutions d’après-guerre a aidé le monde à traverser sa période de développement la plus rapide et à maintenir une période extraordinaire de paix relative. Aujourd’hui, elles risquent de s’effondrer. Mais elles doivent survivre, car un monde fondé sur la concurrence sans coopération mènera à des conflits. Pour survivre, elles doivent toutefois changer, car trop d’États n’ont pas leur mot à dire dans le système actuel et, en l’absence de changement, s’en détourneront. On ne peut pas leur en vouloir ; le nouvel ordre mondial n’attendra pas.
Au moins trois scénarios pourraient se présenter au cours de la prochaine décennie. Dans le premier, le désordre actuel persisterait. Il resterait encore des éléments de l’ancien ordre, mais le respect des règles et des institutions internationales serait à la carte et reposerait principalement sur des intérêts, et non sur des valeurs intrinsèques. La capacité à résoudre les grands défis resterait limitée, mais le monde ne sombrerait au moins pas dans un chaos encore plus grand. Il serait toutefois particulièrement difficile de mettre fin aux conflits, car la plupart des accords de paix seraient transactionnels et ne bénéficieraient pas de l’autorité conférée par l’imprimatur des Nations unies.
La situation pourrait être pire : dans un deuxième scénario, les fondements de l’ordre international libéral – ses règles et ses institutions – continueraient de s’éroder et l’ordre existant s’effondrerait. Le monde se rapprocherait du chaos, sans lien de pouvoir clair et avec des États incapables de résoudre les crises aiguës, telles que les famines, les pandémies ou les conflits. Des hommes forts, des seigneurs de guerre et des acteurs non étatiques combleraient le vide laissé par le recul des organisations internationales. Les conflits locaux risqueraient de déclencher des guerres plus larges. La stabilité et la prévisibilité seraient l’exception, et non la norme, dans un monde où règne la loi du plus fort. La médiation pour la paix serait pratiquement impossible.
Mais cela ne doit pas nécessairement se passer ainsi. Dans un troisième scénario, une nouvelle symétrie des pouvoirs entre l’Occident, l’Orient et le Sud à l’échelle mondiale permettrait de rétablir un équilibre dans l’ordre mondial, dans lequel les pays pourraient relever les défis mondiaux les plus urgents grâce à la coopération et au dialogue entre égaux. Cet équilibre permettrait de contenir la concurrence et d’inciter le monde à une plus grande coopération sur les questions climatiques, sécuritaires et technologiques, des défis cruciaux qu’aucun pays ne peut relever seul. Dans ce scénario, les principes de la Charte des Nations unies prévaudraient, conduisant à des accords justes et durables. Mais pour que cela se produise, les institutions internationales doivent être réformées.
La réforme commence au sommet, à savoir aux Nations unies. La réforme est toujours un processus long et compliqué, mais il existe au moins trois changements possibles qui renforceraient automatiquement l’ONU et donneraient plus de poids aux États qui estiment ne pas avoir suffisamment d’influence à New York, Genève, Vienne ou Nairobi.
Premièrement, tous les grands continents doivent être représentés au Conseil de sécurité de l’ONU, à tout moment. Il est tout simplement inacceptable que l’Afrique et l’Amérique latine ne soient pas représentées de manière permanente au Conseil de sécurité et que la Chine soit le seul représentant de l’Asie. Le nombre de membres permanents devrait être augmenté d’au moins cinq : deux d’Afrique, deux d’Asie et un d’Amérique latine.
Deuxièmement, aucun État ne devrait disposer d’un droit de veto au Conseil de sécurité. Le veto était nécessaire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, mais dans le monde actuel, il a rendu le Conseil de sécurité incapable d’agir. Les agences des Nations Unies à Genève fonctionnent bien précisément parce qu’aucun membre ne peut les en empêcher.
Troisièmement, si un membre permanent ou tournant du Conseil de sécurité viole la Charte des Nations unies, son adhésion à l’ONU devrait être suspendue. Cela signifie que l’organisme aurait suspendu la Russie après son invasion à grande échelle de l’Ukraine. Une telle décision de suspension pourrait être prise par l’Assemblée générale. Il ne devrait y avoir aucune place pour les doubles standards aux Nations unies.
Les institutions commerciales et financières mondiales doivent également être modernisées. L’Organisation mondiale du commerce, paralysée depuis des années par l’immobilisme de son mécanisme de règlement des différends, reste essentielle. Malgré l’augmentation des accords de libre-échange en dehors du champ d’action de l’OMC, plus de 70 % du commerce mondial est toujours régi par le principe de la « nation la plus favorisée » de l’OMC. L’objectif du système commercial multilatéral est de garantir un traitement juste et équitable à tous ses membres. Les droits de douane et autres violations des règles de l’OMC finissent par nuire à tout le monde. Le processus de réforme actuel doit conduire à une plus grande transparence, notamment en matière de subventions, et à une plus grande souplesse dans les processus décisionnels de l’OMC. Et ces réformes doivent être mises en œuvre rapidement ; le système perdra sa crédibilité si l’OMC reste enlisée dans l’impasse actuelle.
La réforme est difficile, et certaines de ces propositions peuvent sembler irréalistes. Mais c’était aussi le cas de celles qui ont été faites à San Francisco lors de la création des Nations unies il y a plus de quatre-vingts ans. L’adhésion des 193 membres des Nations unies à ces changements dépendra de la priorité qu’ils accorderont dans leur politique étrangère aux valeurs, aux intérêts ou au pouvoir. Le partage du pouvoir sur la base des valeurs et des intérêts a été le fondement de la création de l’ordre mondial libéral après la Seconde Guerre mondiale. Il est temps de réviser le système qui nous a si bien servis pendant près d’un siècle.
Dans tout cela, l’inconnue pour l’Occident sera de savoir si les États-Unis souhaitent préserver l’ordre mondial multilatéral qu’ils ont contribué à construire et dont ils ont tant bénéficié. Cela pourrait ne pas être facile, compte tenu du retrait de Washington d’institutions et d’accords clés, tels que l’OMS et l’accord de Paris sur le climat, et de sa nouvelle approche mercantiliste du commerce international. Le système des Nations unies a contribué à préserver la paix entre les grandes puissances, permettant aux États-Unis de s’imposer comme la première puissance géopolitique. Dans de nombreuses institutions des Nations unies, ils ont joué un rôle de premier plan et ont pu mener à bien leurs objectifs politiques de manière très efficace. Le libre-échange mondial a aidé les États-Unis à s’imposer comme la première puissance économique mondiale, tout en offrant des produits à bas prix aux consommateurs américains. Des alliances telles que l’Otan ont donné aux États-Unis des avantages militaires et politiques en dehors de leur propre région. Il reste au reste de l’Occident à convaincre l’administration Trump de la valeur des institutions d’après-guerre et du rôle actif des États-Unis dans celles-ci.
La carte maîtresse pour l’Orient global sera la manière dont la Chine jouera son rôle sur la scène mondiale. Elle pourrait prendre davantage de mesures pour combler le vide laissé par les États-Unis dans des domaines tels que le libre-échange, la coopération en matière de changement climatique et le développement. Elle pourrait essayer de façonner les institutions internationales dans lesquelles elle est désormais beaucoup plus implantée. Elle pourrait chercher à projeter davantage sa puissance dans sa propre région. Et elle pourrait abandonner sa stratégie de longue date consistant à cacher sa force et à attendre le moment opportun, et décider que le temps est venu de mener des actions plus agressives, par exemple en mer de Chine méridionale et dans le détroit de Taïwan.
Yalta ou Helsinki ?
Un ordre international, tel que celui forgé par l’Empire romain, peut parfois survivre pendant des siècles. La plupart du temps, cependant, il ne dure que quelques décennies. La guerre d’agression menée par la Russie en Ukraine marque le début d’un nouveau changement dans l’ordre mondial. Pour les jeunes d’aujourd’hui, c’est leur moment 1918, 1945 ou 1989. Le monde peut prendre une mauvaise tournure à ces moments charnières, comme cela s’est produit après la Première Guerre mondiale, lorsque la Société des Nations n’a pas réussi à contenir la concurrence entre les grandes puissances, ce qui a conduit à une autre guerre mondiale sanglante.
Les pays peuvent également prendre les bonnes décisions, comme cela s’est produit après la Seconde Guerre mondiale avec la création des Nations unies. Cet ordre d’après-guerre a, après tout, préservé la paix entre les deux superpuissances de la guerre froide, l’Union soviétique et les États-Unis. Certes, cette relative stabilité a eu un coût élevé pour les États qui ont été contraints de se soumettre ou qui ont souffert pendant les conflits par procuration. Et même si la fin de la Seconde Guerre mondiale a jeté les bases d’un ordre qui a survécu pendant des décennies, elle a également semé les graines du déséquilibre actuel.
En 1945, les vainqueurs de la guerre se sont réunis à Yalta, en Crimée. Là, Franklin Roosevelt, Winston Churchill et Joseph Staline ont élaboré un ordre d’après-guerre fondé sur des sphères d’influence. Le Conseil de sécurité des Nations unies allait devenir la scène où les superpuissances pourraient régler leurs différends, mais il offrait peu de place aux autres. À Yalta, les grands États ont conclu un accord au détriment des petits. Cette injustice historique doit maintenant être réparée.
La convocation en 1975 de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe offre un contraste saisissant avec Yalta. Trente-deux pays européens, plus le Canada, l’Union soviétique et les États-Unis, se sont réunis à Helsinki pour créer une structure de sécurité européenne fondée sur des règles et des normes applicables à tous. Ils ont convenu de principes fondamentaux régissant le comportement des États envers leurs citoyens et entre eux. Il s’agissait d’un exploit remarquable du multilatéralisme à une époque de tensions majeures, qui a contribué à précipiter la fin de la guerre froide.
Yalta a donné lieu à des résultats multipolaires, tandis qu’Helsinki a été multilatéral. Aujourd’hui, le monde est confronté à un choix, et je pense qu’Helsinki offre la bonne voie à suivre. Les choix que nous ferons tous au cours de la prochaine décennie définiront l’ordre mondial du XXIe siècle.
Les petits États comme le mien ne sont pas des spectateurs dans cette histoire. Le nouvel ordre sera déterminé par les décisions prises par les dirigeants politiques des grands et des petits États, qu’ils soient démocrates, autocrates ou quelque part entre les deux. Et ici, une responsabilité particulière incombe à l’Occident global, en tant qu’architecte de l’ordre qui s’achève et qui reste, sur le plan économique et militaire, la coalition mondiale la plus puissante. La manière dont nous assumons cette responsabilité est importante. C’est notre dernière chance.
*Alexander Stubb est président de la Finlande et auteur du livre à paraître The Triangle of Power : Rebalancing the New World Order. Cet article a été publié en version originale par Foreign Affairs © 2025 Foreign Affairs. Distributed by Tribune Content Agency.
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Publish date : 2025-12-04 17:00:00
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