Quand Charles Oppenheimer, petit-fils du père de la bombe atomique, qualifie un livre dédié au risque de guerre nucléaire de « puissant et clairvoyant », on regarde forcément au-delà de la couverture… Dans Six minutes to winter : Nuclear war and how to avoid it (Bloomsbury), Mark Lynas, célèbre journaliste spécialiste de l’environnement, notamment auteur de Nuclear 2.0 : Why a green future needs nuclear power (« Nucléaire 2.0 : pourquoi un avenir vert a besoin de l’énergie nucléaire »), se penche sur un sujet qui, en apparence, a tout du scénario de science-fiction. En apparence seulement car, selon ses calculs, les chances qu’une guerre nucléaire se produise à grande échelle seraient de 63 % d’ici 2045.
A L’Express, Mark Lynas décrit comment, en l’espace de quelques minutes, le monde pourrait basculer dans un véritable « hiver nucléaire » ; de quoi rendre la planète pratiquement inhabitable… « En cas de conflit nucléaire majeur, nous reviendrions certainement à une ère préindustrielle dans la mesure où toutes les chaînes d’approvisionnement et les infrastructures industrielles que nous connaissons aujourd’hui, des transports à Internet, cesseraient d’exister », détaille-t-il. Pire : « Les conséquences d’une guerre nucléaire seraient bien plus dramatiques et dévastatrices que celles du changement climatique ». Russie, Etats-Unis, Pakistan, Inde… Le journaliste passe également en revue les moments au cours desquels le monde a frôlé la guerre nucléaire. Avec une leçon à la clé : « Nous sommes exposés à une catastrophe nucléaire en raison d’une simple erreur de jugement ». Entretien.
L’Express : Le scénario d’une guerre nucléaire décrit dans votre livre ne relève-t-il pas de la science-fiction ?
Mark Lynas : La probabilité d’une guerre nucléaire à grande échelle a été estimée à 1 % par an. Il y a donc 99 % de chances qu’elle ne se produise pas au cours d’une année donnée. Mais si l’on considère la situation année après année, cette probabilité augmente. Si vous prenez un risque de 1 % par an et que vous l’étendez sur un siècle (100 ans depuis 1945, date à laquelle les armes nucléaires ont été inventées), vous obtenez une probabilité de 63 %, soit près des deux tiers d’ici 2045. Dans mon livre, je cite Martin Hellman, professeur émérite à l’université de Stanford, qui, dans un article publié en 2021, mettait en garde contre l’accumulation de ces faibles risques annuels, concluant qu' » un enfant né aujourd’hui a moins de 50 % de chances de vivre une vie normale sans connaître la destruction de la civilisation dans une guerre nucléaire ». C’est le danger auquel nous sommes constamment confrontés.
Après une guerre nucléaire majeure, la planète deviendrait pratiquement inhabitable en quelques semaines
Quel pourrait être l’élément déclencheur ?
Il existe évidemment de nombreux scénarios possibles. Vous avez peut-être vu le long-métrage A House of Dynamite sur Netflix, dont l’intrigue est très similaire à celle que je propose dans mon premier chapitre : à savoir qu’un missile d’origine inconnue se dirige vers les Etats-Unis. Dans le film, on ne sait pas vraiment comment les Américains vont réagir. Mais si le président autorise une riposte majeure – et n’oublions pas que le président américain, comme en France, a les pleins pouvoirs dans ce domaine –, nous pourrions assister au lancement de centaines d’armes nucléaires, potentiellement visant la Russie et la Chine. Ces deux puissances lanceraient alors probablement leurs stocks en représailles. C’est le genre d’échange nucléaire à grande échelle qui pourrait avoir lieu, et qui conduirait selon toute vraisemblance à la fin du monde au sens littéral : la disparition de notre civilisation et la fin de la planète Terre en tant que lieu habitable.
On peine à imaginer qu’un chef d’Etat décide sciemment de prendre le risque d’anéantir l’humanité…
Pour comprendre comment cela pourrait se produire, il suffit de se pencher sur l’Histoire afin de mieux comprendre les moments où nous avons frôlé la guerre nucléaire. En janvier 1995, par exemple, un lancement de fusée norvégienne – destiné à la recherche scientifique – a été identifié à tort par les Russes comme une attaque américaine. Boris Eltsine a alors ouvert sa mallette nucléaire contenant les codes de lancement pour riposter, avant de changer d’avis, car les satellites russes n’avaient détecté aucun autre lancement. Quelle leçon tirer de tout cela ? Nous sommes exposés à une catastrophe nucléaire en raison d’une simple erreur de jugement. Les exemples sont nombreux et il y en a des plus récents ! Rappelez-vous qu’il y a quelques années, l’Inde a lancé par erreur un missile à capacité nucléaire sur le Pakistan, ce qu’elle a ensuite nié. Si le Pakistan avait riposté avec une force nucléaire, cela aurait très bien pu conduire à une guerre nucléaire… En d’autres termes, il n’est pas nécessaire que l’échange de tirs nucléaires commence intentionnellement pour que la situation s’aggrave considérablement.
Car une chose est sûre : si un Etat voyou, tel que la Corée du Nord, lançait un missile vers, disons, une ville américaine, même les Etats-Unis ne disposent pas de systèmes fiables pour empêcher un missile balistique intercontinental (ICBM) d’atteindre sa cible. C’est ce que le film A House of Dynamite a parfaitement mis en scène. Les missiles intercepteurs ont au mieux 50 % de chances de réussir, et il y a donc de fortes chances qu’un ICBM entrant passe à travers, explose et détruise sa cible. Il serait difficile d’imaginer que les Etats-Unis se contentent d’encaisser le coup sans riposter. Le risque est d’autant plus grand qu’on estime que le président américain ne dispose que de six minutes pour décider de lancer ou non des missiles balistiques intercontinentaux capables de tuer des millions de personnes en moins d’une heure. C’est évidemment un délai trop court pour que quiconque puisse prendre une décision éclairée.
A quoi ressemblerait le monde après une guerre nucléaire ?
En réalité, les conséquences d’une guerre nucléaire seraient bien plus dramatiques et dévastatrices que celles du changement climatique à cette différence près qu’il s’agirait ici d’un refroidissement : après une guerre nucléaire majeure, la planète deviendrait pratiquement inhabitable en quelques semaines, car elle se refroidirait considérablement – c’est ce qu’on appelle « l’hiver nucléaire ». De nombreux modèles climatiques ont confirmé que ce serait le résultat le plus probable si une quantité suffisante de suie était introduite dans la stratosphère – via des tempêtes de feu générées par des bombes sur les grandes villes – ce qui empêcherait les rayons du soleil d’atteindre la surface de la Terre et de la réchauffer. En conséquence, cela mettrait fin à pratiquement toute production alimentaire à grande échelle. Et cela entraînerait des conditions climatiques inférieures à zéro pendant plusieurs années dans la plupart des régions productrices de denrées alimentaires. Ce qui suffirait à provoquer une famine nucléaire, entraînant la mort de la majorité de la population humaine.
Vous décrivez un retour à l’ère préindustrielle pour les survivants et, en somme, la disparition définitive de l’ère moderne.
Tout dépend de l’ampleur du conflit. Mais en cas de guerre à grande échelle, j’estime les pertes à cinq à sept milliards de personnes. Il n’y aurait alors plus aucune civilisation à transmettre aux survivants. Plus d’électricité. Plus de communications. Plus de commerce. Même lorsque le soleil reviendrait et que l’hiver nucléaire commencerait à se dissiper – ce qui prendrait plus d’une décennie –, il ne resterait qu’un paysage dévasté et infernal. Sans parler des radiations persistantes dans les zones touchées par les explosions nucléaires. Il est peut-être pessimiste de penser que la civilisation dans son ensemble ne survivrait pas à cela. Mais il est probablement trop optimiste de penser que ce qui resterait serait vraiment comparable au type de civilisation que nous connaissons aujourd’hui. Donc oui, en cas de conflit nucléaire majeur, nous reviendrions certainement à une ère préindustrielle dans la mesure où toutes les chaînes d’approvisionnement et les infrastructures industrielles que nous connaissons aujourd’hui, des transports à Internet, cesseraient d’exister. Même les régions du monde qui pourraient rester habitables seraient coupées les unes des autres et du monde moderne.
Iriez-vous jusqu’à affirmer que le risque de guerre nucléaire nous expose à un danger plus grand que le changement climatique ?
Il est difficile de comparer ces deux phénomènes. La probabilité du réchauffement climatique est de 100 %, puisqu’il est déjà en cours, tandis que la probabilité d’une guerre nucléaire est peut-être d’environ 1 % par an, mais ce n’est qu’une estimation. Cela dit, le changement climatique est de plus en plus maîtrisé : nous assistons actuellement à une transition sans précédent vers l’abandon des combustibles fossiles, et il est peu probable que l’ère du pétrole et du charbon se poursuive pendant plus de deux ou trois décennies. Bien sûr, certaines régions du monde sont et seront gravement touchées par une multitude de conséquences. Cela dit, grâce aux efforts déployés, nous assisterons probablement à un réchauffement climatique moins important que ce qui était initialement prévu d’ici la fin du siècle. L’humanité dans son ensemble peut certainement s’adapter au réchauffement auquel nous sommes actuellement confrontés, à condition que la transition vers les énergies propres se poursuive.
D’autre part, nous sommes confrontés au spectre d’une guerre nucléaire, dont le risque n’est pas nul et dont les conséquences seraient tout simplement catastrophiques. Le défi consiste à nous protéger de cette menace en réduisant le risque qu’elle représente. C’est pourquoi, à mon avis, nous devons réduire la posture agressive des forces nucléaires au niveau international et, à terme, parvenir à l’élimination totale des armes nucléaires, car elles continueront à représenter un risque existentiel pour l’humanité.
Le fait est que, pour l’instant, le nombre d’armes nucléaires en circulation est nettement inférieur à celui de la guerre froide… Cela ne devrait-il pas nous rassurer ?
Malheureusement, pas vraiment. Aujourd’hui, la Russie et les Etats-Unis disposent chacun d’environ 1 700 armes thermonucléaires prêtes à être utilisées immédiatement. L’arsenal total de chacun s’élève à 4 000-5 000 armes. La Chine en possède aujourd’hui près de 600. Si une fraction seulement de ces armes était lancée dans le cadre d’un conflit nucléaire, un hiver nucléaire serait une issue réaliste, dont la gravité dépendrait de l’ampleur des destructions. Même sans cela, imaginez les millions de morts lorsque des villes entières seront calcinées. Pendant la guerre froide, les arsenaux nucléaires ont atteint des niveaux absurdes : au milieu des années 1980, quelque 70 000 ogives ont été déployées. Alors qu’il suffit d’une fraction de ce nombre d’armes pour détruire toutes les villes de l’hémisphère nord.
Le désarmement total n’est-il pas irréaliste ? La Corée du Nord, par exemple, est sans aucun doute consciente que la survie de son régime dépend en grande partie de sa possession de missiles. Pourquoi les puissances nucléaires seraient-elles soudainement disposées à renoncer à leur pouvoir nucléaire ?
Il semble en effet peu probable qu’elles le fassent de leur propre gré. Elles doivent donc y être contraintes. On parle beaucoup des puissances nucléaires, mais il existe aujourd’hui des puissances non nucléaires très importantes sur la scène géopolitique. A ce jour, le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires a été signé par 93 pays à travers le monde. Alors qu’il n’y a que neuf puissances nucléaires. Il existe donc une large majorité de pays dans le monde qui ne veulent pas d’armes nucléaires et ne veulent pas que d’autres les exposent au risque d’une guerre nucléaire. Devrions-nous ignorer toutes ces voix pour toujours ? Cela ne me semble pas réaliste. Le plus irréaliste serait de continuer à laisser neuf pays tenir le monde entier en otage.
Dans votre livre, vous regrettez que ce sujet reçoive si peu d’attention…
Il y a un déni psychologique collectif à ce sujet. Personne ne nie l’existence des armes nucléaires et le fait qu’elles constituent actuellement une menace. Bien sûr que non. Mais les gens ne veulent pas y penser. Même ma mère ne veut pas lire le livre parce qu’elle m’a dit qu’elle préférait ne pas savoir ce qu’il contenait ! Dans un pays comme la Russie, il n’y a évidemment pas grand-chose à faire pour influencer Poutine, étant donné qu’il s’agit d’une dictature à part entière. Mais ce n’est pas la même chose en France, au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis. Les populations civiles peuvent influencer leurs gouvernements. Je soutiens donc qu’il faut au minimum une résurgence du mouvement antinucléaire afin de forcer les pays dotés d’armes nucléaires à négocier sérieusement pour réduire le risque d’une guerre nucléaire à grande échelle.
Récemment, le chercheur allemand Andreas Umland décrivait dans nos colonnes un risque sans précédent de prolifération des armes de destruction massive par de petits pays pour lesquels le sort de l’Ukraine est un signal qu’ils doivent désormais être en mesure de se défendre seuls. Le comprenez-vous ?
Plus le nombre de pays possédant des armes nucléaires est élevé, plus la situation devient chaotique. Et, bien sûr, plus le risque est grand qu’à un moment donné, une arme nucléaire soit utilisée quelque part, avec le risque d’une escalade. Il est donc préférable pour l’humanité que nous n’assistions pas à une prolifération des armes nucléaires. Mais il y a lieu de s’inquiéter compte tenu du changement de position des Etats-Unis de Donald Trump, qui encouragent en effet la Corée du Sud et le Japon à acquérir des armes nucléaires pour leur propre protection. Taïwan pourrait également être tenté de le faire, pour se défendre contre la Chine. Il est donc compréhensible que certains acteurs aient de fortes incitations à acquérir des armes de destruction massive. Cela dit, il me semble que la seule façon de les protéger tout en minimisant les risques pour l’humanité est précisément de réduire les armes nucléaires dont disposent les pays qui en possèdent déjà. Si la Russie n’avait pas eu d’armes nucléaires, l’Ukraine aurait pu riposter beaucoup plus efficacement. Elle aurait pu compter sur le soutien des pays démocratiques occidentaux, qui n’auraient alors pas été menacés par Poutine d’une escalade nucléaire. Donc, oui, la logique mènera toujours à la prolifération, à moins d’un désarmement multilatéral.
Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/il-y-a-deux-chances-sur-trois-quune-guerre-nucleaire-eclate-dici-2045-le-scenario-noir-de-mark-lynas-YFUYEY3G2JBCBEO43DMQDDGIAA/
Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2025-12-07 16:00:00
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