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Thomas Hartung (Johns Hopkins) : « Toutes les intuitions de Robert Kennedy Jr. ne sont pas fondées, mais…. »

Thomas Hartung (Johns Hopkins) : « Toutes les intuitions de Robert Kennedy Jr. ne sont pas fondées, mais…. »

La toxicologie est une science qui peut être cruelle. Elle consiste, bien souvent, à administrer de lourdes doses de produits toxiques à des souris, jusqu’à ce qu’elles meurent, ou que leurs organes s’abîment. Du moins, elle consistait : grâce à l’avènement des organes de synthèse, et l’effort de chercheurs engagés, le recours aux animaux de laboratoire devient de moins en moins nécessaire.

Parmi ceux qui ont participé à ce changement figure le britannique Thomas Hartung, un des grands experts du domaine depuis deux décennies. A force d’étudier les interactions des cellules avec les diverses molécules auxquelles nous sommes exposés, ce scientifique de l’université américaine Johns Hopkins s’est mis en tête un projet un peu fou : toutes les répertorier, une à une, jusqu’à décrypter l’ensemble de l' »exposome » humain et ses effets sur la santé.

Une approche qu’il voudrait aussi ambitieuse que le Human Genome project, cette grande aventure internationale qui a conduit au décodage du génome. Ce n’est pas encore le cas, mais, avec l’avènement des outils moléculaires de précision, des banques de données biologiques et de l’intelligence artificielle, le vent pourrait bien être en train de tourner. C’est du moins ce qu’il défend, d’estrades en estrades, comme ce vendredi à Pretoria, en Afrique du Sud, pour la 13e édition de la Conférence mondiale du journalisme scientifique.

A entendre ce spécialiste, cadre du Global exposome forum, une initiative pour favoriser les efforts internationaux en la matière, le monde n’aurait jamais été aussi proche de relever cet immense défi. Encore faut-il s’en donner les moyens. Signe de ce nouvel intérêt, la revue scientifique Nature lui a ouvert ses colonnes en avril, pour une tribune. Il y plaidait pour plus de collaborations internationales, condition sine qua non pour l’avancée du projet, selon lui. A terme, ces recherches pourraient révolutionner notre façon d’analyser les toxiques, et permettre de trancher sur l’influence réelle des composés industriels. Entretien.

L’Express : Comment en êtes-vous venu à faire autant de plaidoyers pour le Human exposome projet ?

Thomas Hartung : Je suis toxicologue, et j’ai passé une grande partie de ma carrière à étudier les effets des toxiques sur les souris. Mon but était de comprendre les interactions en jeu dans l’organisme, pour les reproduire en laboratoire sur des organes de synthèse. Je voulais proposer une alternative à l’expérimentation animale. A force d’accumuler les données, je me suis dit qu’il nous fallait faire pareil avec les molécules que nous, humains, absorbions, et tenter de répertorier les interactions avec nos cellules, les comprendre, pas seulement une à une mais ensemble, en tant que système. L’idée n’est pas de moi, mais de l’épidémiologiste britannique Christopher Wild, qui a parlé de l’exposome pour la première fois en 2005.

Il faut savoir que, dans les années 1980, les scientifiques se sont lancés dans le décryptage de tous les gènes de notre espèce, dans une mission internationale qui a duré environ 25 ans, intitulée Human Genome Project, le projet « Genome humain ». Au début, beaucoup de scientifiques disaient que c’était quasiment impossible vu le nombre de gènes et leur complexité. Et puis on y est arrivé, avec toutes les avancées que l’on connaît. Cette aventure scientifique a tout de même coûté autour de trois milliards de dollars, mais désormais, on estime à au moins 700 milliards de dollars l’impact pour l’économie américaine, et on parle de 4,3 millions d’emplois. Ce n’est pas juste une quête scientifique, mais un réel progrès. Je rêve que l’on fasse pareil avec les molécules auxquelles nous sommes exposés, et que l’on retrace précisément leurs effets sur l’organisme.

Toutes ?

Non bien sûr. Il y en a probablement trop, et ça ne serait pas très utile. On ne peut pas dire que toutes les molécules ont un impact sur l’organisme, encore moins les molécules chimiques venant de l’industrie. Soyons objectifs : depuis leur apparition, l’espérance de vie a, disons, triplé, et la mortalité liée à de nombreuses pathologies est en recul. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de sujet, au contraire. Nous voyons émerger dans les études de toxicologie des signaux faibles pour certaines d’entre elles, que l’on n’arrive pas encore à décrypter. C’est sur cela que nous devons avancer.

Certaines molécules chimiques semblent avoir un impact sur la santé même à faible dose. Jusqu’à présent notre seule manière d’explorer ce sujet était un peu archaïque : on explorait un à un les composants, en faisant des tests sur les animaux avec des doses importantes, ce qui ne permet pas d’avancer sur l’exposition chronique. Je pense qu’il faut faire aussi l’inverse : retracer quelles molécules circulent dans l’organisme, lesquelles sont les plus nocives, analyser leurs effets, et en parallèle comment apparaissent les maladies, chez qui, dans quels endroits du monde, dans quelles conditions d’exposition…

Vous répétez que le moment est idéal pour passer à la vitesse supérieure. Pour quelle raison ?

Depuis les premières mentions du concept d’exposome, la situation a bien changé. Les technologies ne sont pas les mêmes. Aujourd’hui, il est possible de connaître bien plus en profondeur la composition d’une prise de sang. Beaucoup de ces avancés viennent de la course au génome. La spectrométrie de masse, un des outils clés désormais en biologie moléculaire, est ainsi devenue 1 million de fois plus sensible durant les trente dernières années. On n’est pas loin d’être capable de repérer chaque molécule une par une. Selon certaines projections, cela pourrait être le cas en 2032. Rendez-vous compte, de ce que cela veut dire, pour les études de ce type.

Quelles sont les autres technologies qui vous font dire que nous sommes à un tournant ?

La biologie moléculaire a fait des bonds révolutionnaires, mais je crois que ce qui change vraiment la donne, c’est l’arrivée de l’intelligence artificielle. Ce type de technologie va beaucoup compter pour identifier des patterns récurrents, entre certaines molécules et certaines réactions. Cela va nous permettre de formuler de nouvelles hypothèses par rapport à l’approche toxicologique classique.

Pendant longtemps, l’approche « exposome » a été jugée peu crédible, car on pensait qu’à cause du nombre de molécules et d’interactions, on n’obtiendrait rien. Trop d’entrées, trop d’interactions, trop complexe. L’IA est en train de briser cette limite. Et nous en sommes seulement au début : en moyenne, les performances dans le domaine doublent tous les trois mois depuis 2010. Je crois qu’on ne se rend pas compte de ce que cela veut dire. Les avancées en la matière sont exponentielles, et elles ne cessent d’accélérer.

Évidemment, les corrélations de l’intelligence artificielle ne suffiront pas. La toxicologie sur organismes devra prendre le relais pour compléter les observations, et démontrer les différentes hypothèses, en retraçant les interactions épigénétiques sur des modèles animaux ou de laboratoire, par exemple. A terme, je pense que cette approche pourrait nous aider à identifier les changements provoqués par l’exposition aux nouvelles molécules et polluants, et leur lien avec les différentes maladies chroniques. D’autant que les technologies d’analyse moléculaire deviennent de moins en moins chères. Il nous a fallu dépenser trois milliards de dollars pour nous doter de la maîtrise du génome, mais désormais, un séquençage complet coûte quelques centaines de dollars. On peut quasiment le faire en routine.

Comment se place l’Europe dans ce type de recherches ?

L’Europe a fondé plusieurs très larges consortiums et finance pour au moins une centaine de millions de dollars la recherche sur l’exposome. Le Parlement européen a publié un rapport, en avril. Cela fait longtemps qu’il est engagé pour faire avancer les connaissances. Mais, quand on parle d’exposome, se contenter d’une approche régionale n’a pas beaucoup de sens. Les réseaux de recherche européens sont de plus en plus tournés vers le reste du monde est c’est une bonne chose. Il faut établir les programmes de recherche internationaux, former les consortiums, ce qui prend du temps, c’est normal, mais de nombreux progrès ont été fait sur l’aspect international de ces recherches.

Les Etats-Unis, leaders sur le Human Genome Project, ont été en retrait. C’est toujours vrai ?

Vous avez raison, les fonds dédiés au domaine ont longtemps été relativement faibles alors qu’ils étaient leader sur le Human Genome Project. Mais les choses sont en train de changer, et vite. L’exposome fait partie des nouvelles priorités des National Institutes of Health (Institut nationaux de santé, NIH), qui dirigent la recherche. En octobre, le NIH a annoncé mettre 50 millions de dollars américains sur la table rien que pour avancer sur les causes environnementales de l’autisme, par exemple. Mais, on est loin des très milliards du Human Genome Project.

Qu’est-ce qui a changé ?

L’arrivée de Robert Kennedy Jr. au ministère de la Santé a beaucoup aidé. L’exposome, on ne peut pas dire que ce n’est pas son sujet. Il a fait toute sa campagne sur l’augmentation des maladies chroniques, les additifs, les médicaments, les polluants et les produits phytosanitaires. Depuis qu’il est arrivé, le NIH a recentré son action sur ces questions, et les financements sont bien plus importants.

Toutes ses intuitions ne sont pas forcément fondées, et je ne commenterais pas le bien-fondé de ces réorientations stratégiques mais on peut utiliser cette impulsion pour faire avancer la recherche. Certains de nos chercheurs ont désormais une position très importante au NIH grâce à ces réorientations stratégiques. Les craintes liées aux molécules produites par l’industrie agroalimentaire et phytosanitaire sont très nombreuses et prospèrent sur le manque de données. Reconstituer l’exposome pourrait nous faire avancer.

Quel en sera le bénéfice en termes de santé publique ?

Bien sûr, l’objectif est de pouvoir identifier des liens entre des molécules et certaines pathologies. Ce sera ensuite une base pour interdire les produits néfastes. Une des grandes questions, à mon sens, reste de comprendre les effets des molécules de synthèse sur le système endocrinien. La littérature scientifique montre de plus en plus de dérèglements dans la production de nos hormones, mais on ne sait pas quelle molécule fait quoi. Or la disruption endocrine est liée à des affections de la thyroïde, qui elle-même est liée à de la neurotoxicité, par exemple. Elle est aussi très importante dans l’apparition de certains cancers. A terme, décrypter l’exposome pourrait aussi nous permettre de faire de la rétro-ingénierie, en quelque sorte. Si on comprend très précisément quelles molécules affectent quoi, on sera en mesure de les produire autrement, de corriger ces effets délétères dès les étapes de fabrication des produits les plus essentiels.

Dans le débat français, l’exposition aux résidus de pesticides dans l’alimentation arrive souvent en tête des préoccupations. A juste titre ?

Quand ils sont bien utilisés, aux bonnes doses, au bon moment, longtemps avant les récoltes, je ne suis pas sûr qu’ils représentent un problème sanitaire particulier. Il y a peu de substances chimiques aussi surveillées sur notre planète ! Les études sur les animaux sont très poussées, et coûtent des dizaines de millions de dollars. Mais il y a des limites : contrairement aux médicaments, on ne les teste évidemment pas sur les humains. On a vu que des effets délétères pouvaient parfois être identifiés des années après la commercialisation des produits. C’est là où le Human Exposome Project intervient : il pourrait permettre de combler les lacunes de la couverture scientifique du sujet. Cette approche massive par la donnée pourrait faire taire certaines polémiques, et générer de nouvelles idées.

Quelles molécules pensez-vous cibler en particulier ?

Je ne suis pas certain qu’il faille procéder ainsi. Avant, on réfléchissait par molécules. On prenait les toxiques un par un et on les testait sur des animaux. Rien que pour le bisphénol A, nous disposons de milliers d’études et pourtant il reste encore de nombreuses interrogations scientifiques. Je ne suis pas sûr qu’il en faille plus. Reconstituer l’exposome humain relève précisément de la démarche inverse. Ce qu’on doit obtenir en particulier, ce sont des échantillons sur les patients, et les comprendre à travers l’analyse du sang, ou de l’épigénétique. On commence déjà à avoir des résultats, mais on ne comprend pas encore comment les rassembler pour en tirer des interprétations utiles.

L’enjeu, c’est d’avoir plus de données ?

Nous avons déjà beaucoup de données, notamment avec les biobanques, ces grands réservoirs de données, et les grandes cohortes de patients. Pour moi, la priorité va être de passer à l’échelle mondiale. C’est un sujet important pour la fiabilité des résultats. Les pays en développement, comme l’Afrique du Sud, ont un rôle important à jouer. Ils sont souvent plus exposés aux polluants, bien moins réglementés. Dans le cas de l’Afrique du Sud, on a, au sein d’un même territoire, une grande diversité génétique soumise à une même exposition. Ce type de données est important. Il nous faudra ensuite avancer sur l’interopérabilité des données et leur qualité. Comment les échantillons ont-ils été générés, à quel moment, le matin, le soir ? Quelle partie du sang a été analysée ? Avec quelle machine ? Sans ce raffinement, l’IA ne va pas marcher. Reste que oui, on peut aussi tenter d’augmenter les données récoltées. A terme, on pourrait imaginer conditionner certaines analyses génétiques biologiques à une exploration de l’exposome. Je pense qu’il faut avancer vers une véritable approche systématique.



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Author : Antoine Beau

Publish date : 2025-12-06 15:00:00

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