C’est un projet qui se veut ambitieux. Une équipe composée « des meilleurs experts », un investissement « record » de 10 millions d’euros, et une filière « 100 % française », couvrant toute la chaîne de production, de la culture de la plante au développement du médicament. Chez Overseed, la première start-up de biotechnologie à avoir entamé des recherches sur la production de cannabis à visée thérapeutique en France, l’optimisme est de mise : l’année prochaine, elle en est sûre, marquera une étape cruciale vers l’autorisation de ce traitement, destiné à soulager la douleur et l’anxiété des patients réfractaires aux solutions déjà existantes. « Nous sommes prêts à déposer un dossier de demande d’accès au marché auprès de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) », assure Hugues Péribère, le PDG, tandis qu’une collaboration tripartite est déjà prévue entre sa société, le CNRS et le CHU d’Orléans.
Car d’ici mars 2026, la Haute autorité de santé (HAS) doit rendre un avis très attendu sur les médicaments à base de cannabis. En fonction des résultats, c’est-à-dire de l’appréciation du service médical rendu par ces nouvelles molécules et de leur intérêt par rapport aux thérapeutiques existantes – qui peut être majeur ou important, modéré ou faible ou insuffisant -, ces dernières seront ou non remboursées par la Sécurité sociale à des taux plus ou moins élevés. L’avis de la HAS sera aussi déterminant pour la négociation du prix des produits entre les fabricants et l’Etat. Dit autrement, l’accès à ce médicament pour les malades et l’avenir de la filière en France reposent en grande partie sur cette décision, et les industriels jouent gros.
« Nous avons réalisé une levée de fonds de trois millions d’euros pour la construction d’un site de production de cannabis médical dans le Morbihan, en vue de mettre à disposition une plante stabilisée pour des laboratoires. Et nous avons deux programmes de recherche avec des institutions publiques, pour pouvoir tester notre produit », égrène Quentin Beauvais, PDG de Chenevia, un autre acteur important du secteur. Alors, lui aussi veut croire à une issue favorable, et liste plusieurs arguments : « Si on retire le mot ‘cannabis’, qui fait peur car on pense tout de suite à la drogue, 90 % des gens sont sensibles au fait de renforcer l’arsenal thérapeutique pour mieux gérer la douleur. Vingt-et-un Etats dans l’Union européenne l’autorisent pour un usage thérapeutique, et les résultats de l’expérimentation effectuée en France sous l’égide de l’ANSM ont été très positifs », soutient-il.
Un soulagement durable de la douleur
Chez les défenseurs du cannabis thérapeutique, les résultats de cette expérimentation menée depuis 2021 par l’ANSM et portant initialement sur 3 209 patients sont en effet la preuve que la plante a de l’avenir. Durant deux ans, des patients en impasse thérapeutique, souffrant entre autres de douleurs neuropathiques sévères ou de formes d’épilepsie pharmaco-résistantes, ont bénéficié en dernière intention d’huiles ou d’inhalations à base de cannabidiol (CBD) et de tétrahydrocannabinol (THC), les deux principes actifs principaux. Conclusion : « Dans toutes les indications de l’expérimentation, une amélioration statistiquement significative et durable de la douleur grâce au cannabis médical est observée », précise le rapport d’évaluation de la Direction générale de la santé (DGS) et du ministère. En témoigne cette cohorte de 72 patients, dont 79 % d’entre eux évoquaient une douleur neuropathique « forte et insupportable » au début de l’étude. Après trois mois de traitement avec du cannabis et jusqu’à 12 mois de suivi, ils n’étaient plus que 29 % à les qualifier ainsi, au bénéfice d’une douleur qu’ils décrivaient comme « modérée à faible », illustre le document.
En outre, « peu d’effets indésirables graves ont été signalés », et les données d’addictovigilance sont conformes à celles qui étaient déjà connues, poursuit la DGS. « Il faut voir le cannabis thérapeutique comme un outil pharmacologique en plus. Et le gouvernement a prévu que l’ANSM délivre une autorisation temporaire pour son utilisation, d’une durée de cinq ans renouvelable, ce qui permettra aux laboratoires qui le souhaitent de continuer leurs recherches pour consolider les preuves », veut rassurer Nicolas Authier, médecin pharmacologue et président du comité scientifique de l’expérimentation, conscient de la sensibilité du sujet.
Des études parcellaires
Dans le camp d’en face, ces arguments sont loin de convaincre. Toujours sur l’expérimentation encadrée par l’ANSM, on rappelle au contraire qu’elle n’est nullement un essai clinique, et qu’elle n’a donc pas pu comparer les patients traités par le cannabis médical avec un groupe contrôle, recevant un placebo. « On sait que tout ce qui relève de la douleur a une dimension psychologique importante, et que l’effet placebo peut diminuer jusqu’à 30 % et plus les souffrances des patients atteints de cancer. Certes, les observations françaises sont encourageantes, mais elles ne suffisent pas pour dire que le traitement est efficace, encore moins pour le rembourser », critique Antoine Coquerel, professeur de pharmacologie et membre de l’Académie nationale de Pharmacie. Jean-Pierre Goullé, pharmacien et professeur de toxicologie, pointe de son côté le nombre important de malades perdus au cours de l’expérimentation – 1223, dont 30 % pour inefficacité du traitement et 24 % pour effets indésirables -, et assure aussi que les études à l’étranger sont peu convaincantes.
Comme cette méta-analyse publiée en 2021, portant sur 32 essais randomisés incluant au total 5 174 adultes atteints de douleurs chroniques, et qui conclut que le cannabis médical offre une amélioration modeste de la douleur comparé au placebo, tout en provoquant plusieurs effets indésirables transitoires – vertiges, somnolence, nausées… Ou celle, plus récente, qui se concentre sur le CBD, et pour laquelle, malgré quelques résultats positifs, les auteurs estiment qu’elle nécessite d’être complétée par des essais cliniques plus nombreux, avec de plus grandes cohortes. « En l’état, l’expérimentation française ne dit donc pas grand-chose, et déroge surtout à toutes les règles d’évaluation du médicament », insiste Jean-Pierre Goullé, qui y voit surtout un choix plus politique que scientifique.
La bataille du prix
Si l’ANSM n’a pas répondu aux questions de L’Express, un bon connaisseur du dossier concède que l’absence d’essai clinique pourrait poser problème à la HAS. « Mais ces études sont difficiles à réaliser, car la composition du cannabis peut varier en fonction de la plante et les médicaments ne sont pas toujours standardisés », justifie-t-il. Pour faire face à cette situation particulière, la HAS a donc mis en place une évaluation spécifique, qui prendra en compte une revue de la littérature nationale et internationale, les données transmises par l’ANSM et les dossiers d’évaluation déposés par les laboratoires exploitants ou ayant l’intention d’exploiter des médicaments à base de cannabis. S’ajouteront ensuite des échanges avec des associations de patients et l’intervention d’experts externes.
En cas de réponse positive, les entreprises du secteur devront mener une autre bataille : celle du prix, fixé après discussions avec le Comité économique des produits de santé (CEPS). « Il devra être à la fois accessible pour les patients et pour la collectivité, tout en permettant aux laboratoires pharmaceutiques de continuer à investir, pour avoir une activité viable. C’est loin d’être gagné », prévient Frantz Deschamps, président de Santé France Cannabis, une association professionnelle qui regroupe une vingtaine d’acteurs de la filière. Ce dernier donne l’exemple du Sativex, une spécialité à base de deux extraits de cannabis ayant eu une autorisation de mise sur le marché en 2014, mais dont la commercialisation n’a jamais eu lieu en France, faute d’accord sur le prix. « S’il est trop faible, on ne peut pas y aller à perte. Car le médicament est relativement cher à produire », abonde Laura Maucci-Ponzio, directrice des relations extérieures chez Boiron. En difficulté depuis le déremboursement de l’homéopathie en 2021, l’entreprise française souhaite capitaliser sur le cannabis thérapeutique, et a déjà distribué deux médicaments lors de l’expérimentation de l’ANSM, développés par des laboratoires étrangers. « Mais cela a un coût : on a dépensé 150 000 euros rien que pour la sécurisation de nos plateformes logistiques, avec le transport et la conservation des produits », détaille-t-elle.
Du côté d’Overseed, on se prépare aussi à la pire éventualité. « Evidemment que pour nous, l’enjeu premier est de permettre l’accessibilité de ces médicaments à la France. Mais on réfléchit tout de même à exporter nos produits sur le marché européen », explique Hugues Péribère, le PDG. Problème là encore : si les textes définissant le cadre de production et d’autorisation du cannabis à usage médical ont été notifiés à la Commission européenne en mars 2025, condition sine qua non pour leur commercialisation en France, ils n’ont toujours pas été publiés. « A l’heure actuelle, on ne peut pas produire à titre commercial, contrairement aux laboratoires étrangers qui ont déjà des produits en stock », déplore Frantz Deschamps, qui évoque une incertitude supplémentaire : celle des patients en impasse thérapeutique, qui souffrent et ne savent pas s’ils pourront poursuivre leur traitement. Nul doute que l’attente du verdict de la HAS sera longue.
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Author : Alexis Da Silva
Publish date : 2025-12-08 16:00:00
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