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Pourquoi l’Europe se déchire sur les prix de l’électricité : « Il y aura toujours un gagnant et un perdant »

Pourquoi l’Europe se déchire sur les prix de l’électricité : « Il y aura toujours un gagnant et un perdant »

D’abord le charbon et l’acier, maintenant l’électricité. L’Europe est liée par l’énergie, pour le meilleur comme pour le pire. Sauf que les pays ont la fâcheuse tendance à voir le verre à moitié vide. Quand ils n’affichent pas clairement leur irritation. Ce fut le cas, fin novembre, de la Norvège. Le ministre de l’Energie, Terje Aasland, regrettait de ne plus sentir clairement les bénéfices mutuels du réseau européen. La raison ? L’Allemagne. Et plus précisément son prix uniforme de l’électricité qui, par effet papillon, fait grimper la facture à Oslo. Le coup de pression à l’égard de Berlin – et indirectement de Bruxelles – n’a rien d’innocent : la Norvège doit bientôt décider de remplacer ou non ses vieillissants câbles de transport Skagerrak 1 et 2, qui la relient au Danemark. Son choix, quel qu’il soit, aura des conséquences bien au-delà de ses frontières.

L’agacement norvégien n’est pas nouveau. Le gouvernement était déjà monté au créneau l’an dernier sur le sujet. Dans la foulée, la Suède avait manifesté la même exaspération, et désigné le même coupable. La construction d’une nouvelle interconnexion sous-marine entre les deux pays est ainsi devenue un levier de négociation : Stockholm n’ira de l’avant que si Berlin divise son marché en plusieurs zones, comme suggéré par le réseau européen des gestionnaires de réseau de transport d’électricité (Entso-e). Et ce afin de mieux refléter la réalité des prix entre le nord, où la production électrique est abondante et la consommation modérée, et le sud, qui connaît une situation inverse. Un sujet hautement explosif que le chancelier allemand Friedrich Merz, comme ses prédécesseurs, ne souhaite surtout pas ouvrir.

L’Europe étant le marché énergétique le plus interconnecté du monde, les frictions se retrouvent un peu partout. La preuve avec l’affrontement de longue date entre la France et l’Espagne. La seconde accuse régulièrement la première de freiner les nouveaux projets d’infrastructures, sur terre ou en mer. La péninsule ibérique, isolée, en a cruellement besoin pour mieux se relier au reste du continent. A tel point que l’Espagne envisage désormais la construction d’un nouveau câble avec… l’Irlande. Une longue – et sûrement coûteuse – route dans l’Atlantique destinée à écouler son abondante énergie solaire. « Les interconnexions ont toujours été un sujet sensible, et cela risque de s’intensifier, analyse Sylvain Cognet-Dauphin, directeur exécutif à S & P Global Commodity Insights. Dans une Europe qui s’électrifie pour se décarboner, on collabore et on se concurrence en même temps. Si le contexte économique est difficile, payer ses électrons plus cher car on en exporte aux voisins pour les aider peut rapidement faire les gros titres des journaux. »

Le Français, « pigeon » de l’histoire ?

A l’heure où tout le monde cherche à contenir les prix de l’énergie, les bénéfices de tels projets peinent à franchir le mur du son. D’autant que les responsables politiques s’attardent surtout sur une seule ligne de l’équation – certes la plus visible et inflammable : la facture du consommateur. « Dès que vous installez un câble entre un marché plus cher et un autre qui l’est moins, ils commencent à se corréler. Donc même si l’Europe entière en profitera sur le temps long, il y aura toujours à court terme un gagnant et un perdant », pointe Alexander Esser, responsable des pays nordiques et baltes chez Aurora Energy Research. Or chaque gouvernement s’affaire avant tout à protéger ses électeurs et son industrie. Pourquoi le pays voisin profiterait-il d’une électricité moins chère, en partie produite grâce à des subventions et des taxes nationales ? « A ce titre, avec sa filière nucléaire, le consommateur français pourrait se considérer comme le « pigeon » de ces interconnexions, car il n’en bénéficie pas tellement, estime Damien Ernst, professeur à l’Université de Liège (Belgique). Sans parler des bienfaits que l’atome assure pour la stabilité du réseau, un service implicite généré gratuitement. »

Les producteurs d’électricité sont pourtant loin d’être les perdants de ces échanges. Au contraire, beaucoup y trouvent leur compte. La Norvège est un bon modèle de cette ambivalence. « La majeure partie de la production provient de l’énergie hydraulique, donc de l’entreprise publique Statkraft. Elle génère des profits plus élevés en exportant. On pourrait imaginer utiliser cet argent pour soutenir en retour les consommateurs locaux », expose Alexander Esser. C’est aussi le cas de la France et d’EDF. L’énergéticien a vendu l’an dernier plus de 100 térawatt-heures (TWh) à l’étranger. Ce qui a rapporté environ cinq milliards d’euros aux caisses de l’Etat. Une somme loin d’être anecdotique vu l’état des finances publiques. Ou simplement en regard de l’état de la filière nucléaire quelques années plus tôt. « Elle nous a coûté très cher en 2022, rappelle Sylvain Cognet-Dauphin. La France était alors contente de pouvoir importer du thermique ou des renouvelables de l’étranger pour compenser la baisse de production des centrales. On a tendance à avoir la mémoire courte, et à oublier que les interconnexions fonctionnent dans les deux sens. »

« Il existe tellement d’avantages et de bénéfices à ces échanges, que l’on réduit trop souvent à la seule question des prix », abonde Elisabeth Cremona, analyste chez Ember, un think tank spécialisé dans l’énergie. Développé depuis la moitié du XXe siècle, ce maillage continental, semblable à un grand réseau d’artères et de veines pour électrons, s’est accéléré au début des années 2000. Il permet de partager la diversité de ressources du bouquet européen et de sécuriser l’approvisionnement électrique. Il facilite également l’intégration des énergies renouvelables, diminue globalement le risque de black-out, et flexibilise le système.

Le casse-tête du partage des coûts

Son renforcement, défendu par la Commission, soulève cependant un certain nombre de questions, qui relèvent encore du casse-tête. « La France devrait-elle payer pour une interconnexion qui ferait passer des énergies renouvelables espagnoles vers l’Allemagne ou la République tchèque ? Faudrait-il plutôt rémunérer la France pour les réseaux supplémentaires qu’elle devra construire ou renforcer pour acheminer ce flux ? Comment convaincre la République tchèque de financer un câble situé à 1 000 kilomètres de chez elle, bien qu’elle en tirerait profit ? Certains pays ne devraient-ils pas d’abord examiner des solutions internes, et qui seraient peut-être plus efficaces ? », énumère en guise d’exemples Thomas Lewis, coordinateur des politiques énergétiques au Réseau Action Climat (CAN) Europe.

Le débat sur la répartition des gains, le partage des coûts et de potentiels mécanismes compensatoires ne peut être mené qu’à l’échelle du continent. « Un fonds européen pourrait faciliter les négociations », indique le think tank Bruegel dans une note parue en février dernier. L’UE, qui doit présenter le 10 décembre un paquet législatif sur les réseaux, devra mettre la main à la poche. « On estime qu’il manque environ 30 milliards d’euros spécifiquement pour les interconnexions, si on souhaite vraiment construire ce super-réseau, évalue Elisabeth Cremona. Ce déficit pourrait être comblé par des financements publics, mais aussi privés ». Quelques projets de ce type existent déjà, comme GreenLink, entre l’Irlande et le Pays de Galles.

Malgré l’ampleur et l’urgence de la transition, notamment pour réduire la part des combustibles fossiles, « l’Union de l’énergie » n’avance encore qu’à petits pas. D’après un rapport d’Ember publié le 1er décembre, onze Etats – dont la France – n’atteindront pas les prochains objectifs fixés par l’UE en matière d’interconnexions, à savoir disposer d’une capacité d’importation égale à au moins 15 % de la production nationale d’électricité. « Il manque 55 gigawatts (GW) de projets transfrontaliers pour atteindre un réseau optimal d’ici 2040 », ajoute le think tank, qui pointe un surtout un déficit dans les pays nordiques, en Europe de l’Est et du Sud-Est.

Ces derniers en ont particulièrement subi les effets à l’été 2024, en connaissant de sévères pics de prix. Au point de tutoyer les niveaux observés pendant la crise énergétique. La moitié d’entre eux auraient toutefois pu être évités avec davantage d’échanges entre nations, a reconnu l’Agence de coopération des régulateurs de l’énergie (Acer). « S’engager dans ces projets représente des montants de plusieurs millions voire milliards d’euros, admet Elisabeth Cremona. Sauf que l’inaction n’est pas forcément bon marché. Ni une meilleure option. »



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Author : Baptiste Langlois

Publish date : 2025-12-08 05:00:00

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