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« Trump peut aller dans n’importe quelle direction » : la nouvelle stratégie américaine mise en perspective par Dimitar Bechev

« Trump peut aller dans n’importe quelle direction » : la nouvelle stratégie américaine mise en perspective par Dimitar Bechev

Alors que pendant des siècles, l’Europe a imposé sa volonté au monde entier, l’inverse serait-il en train de se produire ? Directeur du programme Dahrendorf au centre d’études européennes à l’université Oxford, Dimitar Bechev a développé le concept en vogue de « ruée vers l’Europe » (« scramble for Europe« ) pour montrer comment le Vieux Continent est aujourd’hui la proie des grandes puissances, de la Chine aux Etats-Unis en passant par la Russie. Il publiera l’année prochaine un livre à ce sujet.

Alors que la nouvelle stratégie de sécurité nationale américaine ne masque plus son hostilité envers une Europe jugée en plein « effacement civilisationnel », Dimitar Bechev remet pour L’Express ce texte en perspective, en soulignant les contradictions entre les différents courants trumpistes, avec au milieu un Donald Trump plus imprévisible que jamais. Le chercheur analyse aussi les menaces très différentes que représentent la Russie et la Chine. Si l’Europe veut redevenir un acteur et non un objet passif des relations internationales, elle doit selon lui augmenter son budget de la défense, appliquer les recommandations économiques de Mario Draghi, tout en développant des relations stratégiques avec ses voisins proches. Entretien.

L’Express : Votre concept de « ruée vers l’Europe » est de plus en plus cité par les spécialistes, du politologue bulgare Ivan Krastev au chroniqueur du Financial Times Gideon Rachman. Qu’entendez-vous par là ?

Dimitar Bechev : L’Europe est passée d’un rôle de décideur ou de faiseur d’événements à celui d’objet de la politique internationale. L’Union européenne comme le Royaume-Uni sont sur la défensive. C’est très différent par rapport aux années 1990 et 2000, que je considère comme un « pic européen », avec alors une période d’expansion et d’approfondissement de l’UE.

De quand date le tournant ?

La crise économique mondiale de 2008 a été un tournant. Le retour au pouvoir de Vladimir Poutine en 2012, après la parenthèse Medvedev, aussi. Tout comme en Turquie, l’effondrement des négociations d’adhésion à l’UE et l’évolution autoritaire du régime d’Erdogan. En Chine, l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013 marque également un tournant. Il y a ainsi une période de bascule entre 2008 et 2013.

D’un point de vue historique, cette notion de « ruée vers l’Europe » suggère un renversement complet par rapport à la période impérialiste de l’Europe. C’est désormais elle qui serait la cible de prédateurs extérieurs…

Oui, même s’il faut nuancer cette vision. L’Ukraine est un bon exemple. Le fait qu’après le dernier élargissement de 2004, l’Union européenne soit arrivée aux frontières de l’Ukraine a renforcé la motivation des Ukrainiens de la rejoindre. Ils veulent être inclus dans ce système. Ce qui a d’ailleurs déclenché la réponse violente de la Russie. Aujourd’hui, on constate que l’attrait de l’UE en tant que marché économique, mais aussi comme espace sûr, reste élevé. Il n’y a donc pas de revirement historique complet. Mais l’environnement mondial nous est bien moins favorable. Les grands acteurs, notamment les États-Unis de Donald Trump, mais aussi, bien sûr, la Chine et la Russie sont beaucoup plus hostiles que par le passé.

Les Etats-Unis de Donald Trump semblent se désintéresser de l’Europe sur le plan militaire, tout en revendiquant une influence idéologique et un soutien aux partis « patriotiques », comme on l’a vu avec la nouvelle stratégie de sécurité américaine…

Il y a différents courants chez les trumpistes qui tirent dans des directions différentes. Il y a les isolationnistes, qui veulent réduire tous les engagements, en particulier sur le plan militaire, envers l’Europe. Il y a les idéologues qui veulent répandre leur révolution et voir l’extrême droite triompher en Europe. Leurs opinions se reflètent dans cette nouvelle stratégie de sécurité nationale, avec la volonté affichée de voir émerger de nombreux régimes d’extrême droite à l’image de Trump. Mais il reste une droite républicaine plus traditionnelle, qui croit toujours en l’alliance occidentale. Ils étaient beaucoup plus influents dans la première administration Trump, moins aujourd’hui. Et au milieu, il y a Trump qui peut aller dans n’importe quelle direction. Il a des relations personnelles avec de nombreux dirigeants européens, et ces dirigeants eux-mêmes essaient de les cultiver. Macron en est un bon exemple. Malgré toutes leurs différences, je pense qu’ils ont réussi à établir une relation personnelle. Keir Starmer aussi. Trump est même devenu un atout pour un Parti travailliste en perte de popularité. Sa visite officielle au Royaume-Uni a donné un coup de pouce au gouvernement pourtant de centre gauche. Cela montre qu’il y a un facteur personnel important avec Trump, qui peut annuler les grandes considérations idéologiques.

L’objectif ultime de la Russie, c’est de refondre l’ordre européen à son image.

Le principal prédateur sur le plan militaire est la Russie. L’Europe semble exclue des discussions entre les grandes puissances au sujet de la guerre en Ukraine…

L’objectif ultime de la Russie, c’est de refondre l’ordre européen à son image. Elle n’en a peut-être pas les moyens, mais elle en a certainement l’intention et l’ambition. Démanteler l’Union européenne en tant qu’ensemble d’institutions supranationales, chasser les Américains d’Europe, revenir à un monde d’États-nations et de grandes puissances, voilà un projet très radical. Cette vision n’est d’ailleurs pas partagée par la Chine, qui a d’autres projets ambitieux.

A l’heure actuelle, il est clair que le temps joue en faveur de Poutine. Il a engagé des discussions avec les Etats-Unis, ce qui lui permet de gagner du temps tout en ne parlant pas aux Européens. A l’époque des négociations de Minsk, lorsque François Hollande et Angela Merkel étaient engagés dans les négociations, Moscou espérait déjà qu’il y ait une ligne de communication séparée avec l’administration Obama, et que les grands de ce monde puissent régler les problèmes européens entre eux. C’est ce qui se passe désormais avec Trump.

Poutine essaie de conquérir autant de territoires que possible en Ukraine, voire d’influencer des changements politiques à Kiev. Mais il garde ses options ouvertes. S’il y a un accord de sortie de conflit avec les Etats-Unis, il l’acceptera probablement. C’est une opportunité stratégique pour lui.

Sur le plan économique, le défi le plus sérieux pour l’Europe vient clairement de la Chine, alors même que le chantage énergétique brandi par Poutine ne semble pas avoir fonctionné…

On a exagéré le fait que le gaz russe puisse être une « arme ». En fin de compte, les pays européens se sont, sur le plan énergétique, ajustés à la situation après l’invasion russe en Ukraine.

Au niveau économique, nous Européens avons tendance à être excessifs, d’un côté comme de l’autre. Dans les années 2000, il s’agissait de faire de l’Europe le marché le plus compétitif au monde. Aujourd’hui, nous ne serions nuls et ne servirions plus à rien. Pourtant, malgré les problèmes structurels liés à la démographie, à la technologie, à l’innovation, l’Europe a encore beaucoup à offrir. Dans le numérique, il y a des entreprises qui sont compétitives. Simplement, comme le montre le rapport Draghi, les pays européens ont des marchés trop réduits pour accéder au capital et stimuler l’innovation. C’est la clé. Nous souffrons de fragmentation et d’un manque d’échelle de nos économies.

Par ailleurs, on peut dire que nous avons les réglementations les plus fortes concernant ces nouvelles technologies. La Commission européenne vient d’infliger une amende de 120 millions d’euros à X. Mais je ne suis pas sûr que cette stratégie fonctionne encore. Si l’Europe n’innove pas et ne joue pas dans la même ligue que la Chine ou les Etats-Unis en matière d’IA, dans quelle mesure pourra-t-elle conserver sa position de législateur face à ces puissances économiques ? C’est le grand défi de ces prochaines décennies.

A quel point la puissance industrielle de la Chine est-elle une menace ?

L’Allemagne a, sur ce sujet, un rôle clé. Les entreprises automobiles allemandes perdent des parts de marché en Chine, dans d’autres pays, mais aujourd’hui aussi en Europe, du fait d’une pression technologique chinoise. Cela a des implications pour le reste de l’économie européenne, avec notamment tous les fournisseurs de l’industrie automobile basés en Europe centrale. Le défi est aussi immense concernant les industries du futur : technologies vertes, biotechnologies, batteries, informatique quantique… Si la Chine empêche les entreprises européennes de se développer, c’est grave. Pékin assure que l’Europe, en durcissant le ton vis-à-vis d’elle, ne fait que suivre servilement la ligne américaine. Mais si la Chine a une surcapacité industrielle et qu’elle menace l’industrie européenne, c’est un enjeu essentiel pour notre prospérité. Cela n’a rien à voir avec les Etats-Unis.

Les élections législatives en Hongrie en avril 2026 sont-elles essentielles pour l’avenir de l’Union européenne ? On sait par exemple qu’il y a plus d’investissements chinois dans ce pays qu’en France, Allemagne et Royaume-Uni réunis…

La Hongrie est en train de devenir un pays totem, notamment pour le mouvement Maga aux Etats-Unis. Le fait qu’il puisse y avoir un Etat illibéral dans une union démocratique est politiquement conséquent. Il s’agit donc d’une élection clé qui pourrait faire basculer la Hongrie, ou au contraire la faire reculer encore plus sur le plan de la démocratie.

En ce qui concerne l’influence chinoise, je doute en revanche que cette élection ait un impact significatif. Quel que soit le parti qui l’emportera à Budapest, il ne remettra pas en question ces engagements économiques envers la Chine. En revanche, pour la Russie, c’est un enjeu majeur, car la Hongrie a un pouvoir de veto. Même si, là encore, une défaite de Viktor Orban ne changera pas tout, Hongrie et Ukraine ayant des frictions sur des sujets économiques et agricoles.

C’est en tout cas une élection importante, car en dépit de sa taille et de situation géographie, la Hongrie a un impact disproportionné sur un certain nombre de questions, de l’Ukraine aux États-Unis en passant par la prise de décision à Bruxelles.

Emmanuel Macron est train de gagner la bataille des idées.

Que devrions-nous faire pour lutter contre « cette ruée vers l’Europe » ?

La France a eu raison de mettre en avant l’autonomie stratégique. C’est certes plus facile à dire qu’à faire, mais nous en voyons aujourd’hui les prémices. Dans mon livre, j’évoque trois types de réponses possibles. La première consiste à renforcer nos capacités d’endiguement, notamment par rapport à la Russie. Il est clair que nous devons augmenter nos budgets pour la défense, et il faut que l’Europe devienne un acteur militaire, au niveau de ses États membres comme collectivement. La deuxième réponse, c’est le programme de Mario Draghi, à savoir consolider notre marché commun et renforcer les institutions afin de créer davantage de ressources internes et de capacités économiques. Enfin, dans un monde de plus en plus hostile, il faut approfondir nos liens avec les pays situés à la périphérie de l’Union européenne, y compris le Royaume-Uni. Nous devons aussi être pragmatiques avec la Turquie. Le régime d’Erdogan n’est pas conforme à nos valeurs, mais malheureusement, c’est le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Ce n’est pas sans raison que les gouvernements européens sont restés très discrets sur la répression et l’emprisonnement du maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu. Car la logique stratégique nous pousse à nous rapprocher encore plus de la Turquie, dans le domaine militaire notamment, mais pas que. Erdogan souhaite plus de liens économiques selon ses propres conditions, mais il n’est pas là pour défier frontalement l’Europe.

Nous sommes obligés de soutenir des régimes autoritaires. C’est déjà le cas avec les Etats africains au sujet des migrations. Nous le faisons aussi en Azerbaïdjan pour des raisons énergétiques. La communauté politique européenne lancée par Macron après l’invasion de l’Ukraine illustre cette stratégie de cooptation. Essayons de construire une coalition, de nous rapprocher davantage des pays voisins.

Enfin, au niveau plus mondial, la question est de savoir si l’Europe peut recréer une alliance avec des pays partageant les mêmes idées qu’elle, comme le Canada, l’Australie ou le Japon. Leur influence diminue aussi dans ce monde dominé par les grandes puissances. Les Etats-Unis sont-ils indispensables ? Nous pouvons peut-être faire des choses sans eux.

Emmanuel Macron a déclaré l’année dernière au magazine The Economist que notre Europe « est mortelle »…

J’ouvre justement mon prochain livre par cette citation [rires]. Macron est un homme politique qui aime provoquer afin de faire avancer son programme. C’était la même chose avec l’Otan en « état de mort cérébrale ». Or nous avons vu que la Russie a rendu l’Alliance atlantique à nouveau bien vivante. Emmanuel Macron est train de gagner la bataille des idées au sujet de l’autonomie stratégique. Mais arriverons-nous à mobiliser les citoyens ? La France ne le sait que trop bien : vous pouvez avoir une vision stratégique pertinente, mais si vous êtes faible dans votre propre pays, vous ne pouvez pas faire grand-chose. C’est le même problème au Royaume-Uni.

A quel point l’élection présidentielle française, en 2027, est-elle cruciale pour l’Europe ?

Si Marine Le Pen ou Jordan Bardella l’emportent, nous ne savons pas encore s’ils vont se rapprocher du centre. Il pourrait y avoir un scénario à la Meloni, comme en Italie. Après avoir eu un programme économique populiste, le RN s’adresse d’ailleurs de plus en plus au monde des grandes entreprises. Dans tous les cas, les enjeux de cette élection présidentielle sont très importants, car la France est un pays majeur dans l’écosystème de l’UE. La Hongrie, c’est une chose. La France et l’Allemagne, c’est une autre paire de manches.



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2025-12-09 04:45:00

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