Stratège et ancien diplomate, A. Wess Mitchell a, sous la première administration Trump, été en charge des relations avec l’Europe et l’Eurasie. Depuis, il a cofondé le think tank The Marathon Initiative avec Elbridge Colby, aujourd’hui sous-secrétaire à la politique de Défense et considéré comme l’un des stratèges les plus influents dans la nouvelle administration Trump. Egalement historien, A. Wess Mitchell vient de publier en anglais le salué Great Power Diplomacy (Princeton University Press), dans laquelle il analyse et défend avec brio l’œuvre de grands diplomates, de l’eunuque de Constantinople Chrysaphios jusqu’à Henry Kissinger en binôme avec Richard Nixon. Le livre sera l’année prochaine traduit en français par les éditions Perrin, avec une préface d’Hubert Védrine.
Dans un grand entretien accordé à L’Express, ce conservateur de tendance réaliste explique pourquoi la diplomatie stratégique est plus que jamais indispensable alors que la compétition entre grandes puissances fait à nouveau rage. A. Wess Mitchell défend le bilan de l’administration Trump, qui selon lui fait preuve de réalisme et nullement de naïveté face à la Russie de Vladimir Poutine, dans l’optique où la Chine est considérée comme la priorité aux yeux de Washington. Il justifie aussi la bascule dans les rapports entre Etats-Unis et Europe, alors que la nouvelle stratégie de sécurité nationale américaine a provoqué un fort émoi de ce côté de l’Atlantique…
L’Express : La diplomatie était selon vous passée de mode après la fin de la guerre froide. Pourquoi ?
A. Wess Mitchell : La diplomatie stratégique entre les grandes puissances n’était plus nécessaire après 1989, car il ne restait plus qu’une seule grande puissance. Dans les années 1990 et 2000, la diplomatie avait été reléguée à la marge, à l’image de Richard Holbrooke qui s’est occupé de la paix dans les Balkans. Mais il n’y avait pas de rival sérieux pour les États-Unis. L’expression de la puissance américaine dans le monde s’est ainsi principalement exprimée à travers le domaine militaire et économique.
Durant cette période, en raison de ces conditions historiques exceptionnelles, des idées fausses sur la diplomatie se sont répandues, tant à gauche qu’à droite. A gauche, il y a eu l’illusion que nous allions entrer dans un monde kantien, où les nations s’entendront entre elles, avec à terme des structures mondiales libérales qui remplaceront les États-nations. Dans cette perspective, la diplomatie traditionnelle n’était donc tout simplement plus nécessaire, car tout devait se faire au sein d’organismes multilatéraux. A l’inverse, dans la droite américaine, des « faucons » néoconservateurs ont estimé que la diplomatie est une forme de capitulation. A leurs yeux, la puissance militaire des Etats-Unis était si grande qu’il fallait l’utiliser pour imposer la démocratie ailleurs dans le monde. Parler à l’adversaire était superflu.
Ces idées ne sont pas nouvelles. Déjà, au début du XXe siècle, le président américain Woodrow Wilson a défendu un ordre libéral pouvant se passer de diplomatie. Mais dans le monde de l’après-guerre froide, ces illusions ont vraiment gagné du terrain. La réalité, c’est que la compétition entre les grandes puissances est de retour…
Comment expliquer que les grands diplomates, de Richelieu à Kissinger en passant par Talleyrand ou Metternich, aient souvent mauvaise réputation ?
Depuis des millénaires, le diplomate a toujours été considéré comme une profession occulte, pratiquant une sorte d’alchimie dangereuse. On demande au diplomate de pratiquer le compromis, l’ambiguïté et l’opacité dans ses relations avec d’autres États. Cela le rend forcément suspect, alors que l’art militaire est lui souvent associé à la notion d’honneur et de clarté. Mon livre s’ouvre par la guerre du Péloponnèse narrée par Thucydide. En 432 avant notre ère, les généraux spartiates voulaient partir en guerre contre Athènes. Mais le vieux roi Archidamos II, qui prônait la diplomatie face à ces faucons, fut immédiatement suspecté de mettre en péril l’honneur de Sparte. Cela reflète parfaitement cette suspicion ancestrale à l’égard des diplomates.
Après Sparte et Athènes, le premier chapitre de votre livre analyse le rôle clé de l’eunuque Chrysaphios, alors que l’Empire romain d’Occident est menacé au Ve siècle par les Huns d’Attila. Que pouvons-nous encore apprendre de cet épisode ?
Contrairement à l’Empire romain d’Occident à son apogée, qui était très puissant militairement et n’avait guère besoin de diplomatie, l’Empire romain d’Orient s’est retrouvé dès le début dans une position géographique précaire. Il avait des ennemis puissants de tous les côtés : la Perse à l’est, les Huns et d’autres barbares venant de la steppe eurasienne au nord. Ils ont connu d’autres menaces au fil des siècles, avec notamment les Arabes. Les Byzantins n’ont jamais eu une capacité militaire suffisamment forte pour vaincre tous ces ennemis simultanément. C’est là l’essence même de la diplomatie stratégique. Si les moyens militaires ne suffisent pas, il faut trouver autre chose.
Au milieu du Ve siècle, l’Empire romain d’Orient se retrouve dans une position périlleuse alors que l’armée de Théodose II est partie à l’est face aux Perses, dans une guerre très intense. Une tribu de cavaliers alors inconnue apparaît, et semble invincible. Jamais les troupes byzantines n’ont combattu un adversaire comme les Huns d’Attila. L’eunuque Chrysaphios est chambellan de l’empereur, c’est-à-dire son Premier ministre. Il exerce une sorte d’emprise psychologique sur Théodose II, mais est très rusé. Face aux Huns, Chrysaphios développe l’un des premiers exemples connus de diplomatie stratégique pour gérer plusieurs fronts. Il décide de faire la paix temporaire avec les Huns en leur envoyant des cargaisons d’or pour gagner du temps et déplacer les troupes. Chrysaphios fait aussi le pari que les Huns seront tellement dépendants des ressources de l’empire qu’ils deviendront moins menaçants. Sa stratégie réussit brillamment, comparée à celle de l’Empire romain occidental qui se solde par un échec catastrophique. En dépit de ses faiblesses, l’empire byzantin tiendra encore un millénaire.
Les détracteurs de Trump négligent la pression considérable que son administration exerce sur la Russie
Vous rendez hommage au couple Nixon-Kissinger et à leur stratégie de rapprochement avec la Chine face à l’Union soviétique…
C’est l’un des duos les plus puissants et les plus efficaces de l’histoire politique américaine. La chimie entre les deux hommes est fascinante, et reproduit ce schéma que l’on retrouve souvent dans l’histoire diplomatique d’un monarque associé à un conseiller politique puissant. Nixon et Kissinger ont compris, au début des années 1970, que pour gagner du temps et donner un répit aux Etats-Unis, il fallait se rapprocher de la Chine de Mao face à l’Union soviétique de Brejnev. Ils ont mis en œuvre cette stratégie avec une grande efficacité. Dans le livre, j’émets des réserves sur Kissinger. C’était un très grand homme d’État, mais pas un négociateur exceptionnel. Lors de son premier voyage secret en Chine en 1971, il s’est montré assez naïf, étant clairement séduit par les Chinois. Kissinger a ignoré les consignes de Nixon et dès les trente premières minutes de sa rencontre avec le Premier ministre Zhou Enlai, il a tout dévoilé de ses objectifs, affaiblissant ainsi la position américaine sur Taïwan.
Mais en fin de compte, Kissinger et Nixon ont modifié la stratégie d’endiguement, ce qui a permis aux États-Unis de retrouver leur énergie matérielle et spirituelle après la guerre du Vietnam, en se retirant d’Asie et en se concentrant davantage sur l’Europe. Cela a contribué aux succès ultérieurs de l’administration Reagan.
Les accords de Munich en 1938 sont devenus synonymes de paix à tout prix. Mais vous soulignez que le Premier ministre britannique Neville Chamberlain était loin d’être un homme faible, comme on l’a souvent présenté par la suite..
Chamberlain est une figure fascinante. Il était très confiant, autoritaire, loin par exemple du personnage incarné par Jeremy Irons dans le film L’Étau de Munich sur Netflix. Mais Chamberlain a commis une grande erreur face à Hitler en oubliant qu’il faut aussi imposer des contraintes à un adversaire. Même s’il était membre du Parti conservateur, sa vision du monde était libérale, partant du principe que les dirigeants étrangers sont raisonnables, et que la diplomatie permet d’apporter des ajustements éliminant les griefs. De plus, poursuivant la pratique de ce qu’on appelait la nouvelle diplomatie dans la lignée de Woodrow Wilson, Chamberlain croyait qu’un dirigeant inspiré et charismatique pouvait s’asseoir à table avec un autre dirigeant et faire bouger les choses.
Une approche plus traditionnelle de la diplomatie aurait été d’activer l’équilibre des pouvoirs en Europe, à travers l’alliance avec la France, la Tchécoslovaquie, la Pologne et d’autres États, afin de mettre des contraintes sur l’Allemagne nazie. Chamberlain n’en voulait pas, ayant peur de contrarier Hitler. Mais il ne faut pas oublier que la situation de la Grande-Bretagne était alors très mauvaise. Chamberlain avait raison de penser que l’empire britannique avait besoin de temps, car il était très exposé en Extrême-Orient et connaissait une crise sur plusieurs fronts.
Beaucoup comparent la situation actuelle face à la Russie de Vladimir Poutine à l’esprit de Munich de 1938…
Beaucoup d’intellectuels et de commentateurs éminents font effectivement cette comparaison historique. Je ne suis pas d’accord avec eux. L’administration Trump a jusqu’à présent été assez efficace dans sa diplomatie. Une grande puissance comme les Etats-Unis, qui a des adversaires dans de nombreuses directions et qui ne dispose pas d’une armée capable de les vaincre tous, se tourne inévitablement vers la diplomatie stratégique. L’Amérique sous Trump confirme cette loi géopolitique millénaire. Et sa mise en œuvre a produit des résultats. Il y a eu un succès remarquable à Gaza. L’administration Trump a aussi désamorcé un certain nombre de conflits très anciens et épineux en Afrique ou entre l’Inde et le Pakistan.
Sur la Russie, l’administration Trump semble appliquer la formule qui a fait ses preuves à Gaza, c’est-à-dire regrouper les intérêts des principales parties dans un cadre unique, puis faire pression pour parvenir à un compromis. Or les détracteurs de Donald Trump négligent la pression considérable que son administration exerce sur la Russie. Les sanctions contre Lukoil et Rosneft, la coordination avec les pays arabes pour augmenter l’offre mondiale de pétrole, l’augmentation de la production énergétique américaine font toute pression sur Poutine au fil du temps, en réduisant les recettes de l’Etat russe.
L’administration Trump est très réaliste sur la situation en Ukraine. L’objectif est que Poutine soit obligé de changer de calcul du fait de ces pressions économiques. A l’heure actuelle, les conditions ne sont pas encore réunies. Il faudra probablement que les deux parties soient épuisées avant qu’elles ne soient réellement disposées à s’engager. Mais à terme, nous verrons un résultat globalement conforme au plan Witkoff-Dimitriev, c’est-à-dire une cession de facto de territoires ukrainiens et la création de zones tampons démilitarisées. Le principal point d’achoppement sera le plafonnement de la taille de l’armée ukrainienne. Si l’Ukraine ne peut pas adhérer à l’Otan, il est d’autant plus important qu’il n’y ait pas de restriction externe contraignant son armée. Mais, globalement, je ne vois pas de naïveté de la part de l’administration américaine sur les intentions à long terme de la Russie, et sur son désir potentiel de reprendre sa conquête territoriale. En revanche, il est vrai que les Etats-Unis ne sont pas prêts à se sacrifier l’Ukraine, tout comme Chamberlain ne l’était pas pour sauver la Tchécoslovaquie.
Mais Donald Trump a fait appel à un émissaire comme Steve Witkoff, qui n’est nullement un diplomate professionnel. Lui-même semble beaucoup croire aux relations personnelles entre dirigeants et à son charisme…
Il y a deux cas de figure dans lesquels un dirigeant élu peut s’impliquer directement dans la diplomatie. Le premier, c’est l’exemple de Chamberlain qui a surfé sur l’opinion publique, mais sans préparation adéquate, en misant tout sur son charisme face à Hitler. L’exemple contraire, c’est Nixon qui, quand il s’est rendu en Chine en 1972, était extrêmement préparé. Or je pense qu’il y a des accents nixoniens dans l’approche de Trump, qui se veut pragmatique. Par ailleurs, le recours à des envoyés spéciaux n’est pas nécessairement préjudiciable à une diplomatie efficace. Witkoff ou le secrétaire d’Etat Marco Rubio ont une bonne compréhension de la situation en Ukraine. Ils semblent avoir tiré les leçons de l’échec d’Istanbul en 2022. Ils ont mûri et ont présenté au président des options plus matures et nuancées. Des émissaires peuvent être utilisés efficacement. Dans le livre, je cite le cas de Richelieu qui avait utilisé les services du père Joseph, un ecclésiastique très talentueux, pour contourner les voies diplomatiques officielles.
L’Amérique lance un signal d’alarme à l’Europe
Enfin, l’expérience de Trump dans le monde des affaires est un atout plutôt qu’un inconvénient. Il comprend intuitivement les négociations. C’était également le cas de Nixon, grâce à son expérience dans le secteur privé et en tant que négociateur au Capitole.
Dans la grande stratégie des États-Unis, il est clair que le principal adversaire désigné est la Chine. Que devrait selon vous faire le gouvernement américain face à son grand rival ?
Nous sommes à un moment où les deux pays réévaluent leur relation stratégique. Les Etats-Unis sont déterminés à poursuivre un découplage accéléré avec la Chine. Les Chinois voient eux que leur ancien jeu avec les États-Unis sur le plan économique est terminé, et ils cherchent des marchés de remplacement dans d’autres régions du monde, comme en Europe. Mais les deux pays dépendent toujours l’un de l’autre pour leur stabilité et leur croissance économique. Même chose dans le domaine de la sécurité. Les États-Unis ont pris conscience de la menace chinoise et s’arment, mais ils ont besoin de temps, notamment pour se réindustrialiser. La Chine se développe rapidement sur le plan militaire, mais elle n’est pas encore prête à faire un pas décisif sur Taïwan. Les intérêts des deux puissances s’alignent donc sur cette nécessité de bénéficier de temps pour améliorer leurs positions respectives.
La diplomatie de l’équipe Trump correspond à cette logique. Les négociations commerciales devraient connaître un dénouement l’année prochaine, avec une rencontre entre Trump et Xi Jinping. L’accord final devrait inclure un montant d’investissements chinois aux Etats-Unis, avec des promesses d’achat de produits américains.
Sur le plan de la sécurité, la nouvelle stratégie de sécurité nationale renoue avec l’ambiguïté stratégique sur Taïwan. Il est possible que les deux parties acceptent la nécessité d’un quatrième communiqué conjoint sino-américain, alors que le dernier remonte à l’ère Reagan.
Dans tous les cas, l’administration Trump s’engage commercialement et diplomatiquement avec la Chine pour parvenir à une stabilité à court terme, tout en prenant des mesures pour renforcer notre situation économique et industrielle en matière de défense. Aujourd’hui, les Etats-Unis ne sont pas en mesure de faire face à un conflit majeur impliquant simultanément la Chine et la Russie.
La nouvelle stratégie de sécurité nationale américaine a provoqué un fort émoi en Europe. N’est-ce pas une rupture dans l’alliance atlantique, l’une des clés de la puissance américaine ?
Le message envoyé par cette stratégie, c’est que ce n’est pas la fin de la relation entre les Etats-Unis et l’Europe, mais qu’une révision significative est nécessaire. A la sortie de la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis ont assuré la sécurité de l’Europe en échange de sa loyauté dans le cadre de la guerre froide. Ils ont ouvert leur marché à l’Europe, sur une base non réciproque. Cet accord était logique lorsque les États-Unis représentaient la moitié du commerce mondial et qu’il fallait reconstruire l’Europe après la Seconde Guerre mondiale. Cela n’a plus de sens aujourd’hui, alors que les États-Unis représentent un quart du commerce mondial, et que leur périmètre de défense est trop étendu. Le message de la stratégie de sécurité nationale à l’Europe est donc le suivant : vous devez assumer la part essentielle de la défense conventionnelle, tandis que les Etats-Unis honoreront leurs engagements en vertu du traité de l’Otan. La dissuasion nucléaire élargie reste intacte, mais notre présence militaire sera moins importante que par le passé.
Ce qui est nouveau, c’est que cette stratégie de sécurité nationale met en avant une composante civilisationnelle dans cette alliance avec l’Europe. Nous avons un héritage et des cultures communes. Le vice-président J.D. Vance, à Munich, a dit que l’élite européenne comme la gauche américaine s’étaient éloignées des principes civilisationnels de l’Occident. Dans le cas de l’Europe, cette stratégie de sécurité nationale reflète une préoccupation croissante, parmi les conservateurs aux États-Unis, au sujet de la combinaison d’une immigration de masse, d’États-providences à bout de souffle et d’un autodénigrement inquiétant en Europe. Les partis traditionnels au pouvoir dans tous les grands pays d’Europe occidentale manquent aujourd’hui d’un large soutien populaire.
Il y a donc un contexte stratégique qui fait que l’Amérique a besoin de réviser son accord avec l’Europe. Mais elle lance également un signal d’alarme à l’Europe. L’Europe est en déclin, non seulement sur le plan économique, mais aussi sur le plan culturel.
Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/donald-trump-nest-nullement-naif-sur-la-russie-la-strategie-americaine-defendue-par-a-wess-mitchell-YVTE6OLFNBDTTMVWAMDTL42U6M/
Author : Thomas Mahler
Publish date : 2025-12-10 11:00:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.
