Pour un parti qui se veut « de gouvernement », à quoi tient une politique économique ? Aux sueurs froides qui saisissent le vainqueur aux portes du pouvoir. Le 10 juin 2024, les flonflons de la fête résonnent encore dans les têtes des caciques du Rassemblement national. La veille, le parti à la flamme a remporté haut la main les élections européennes avec 31,37 % des voix, devançant de dix-sept points la liste soutenue par Emmanuel Macron. Un résultat historique. Mieux, à la surprise générale, le chef de l’État annonce la dissolution de l’Assemblée nationale. Une aubaine pour le RN, dont les cadres s’imaginent déjà entrer à Matignon. Pourtant, dans le premier cercle de Marine Le Pen et Jordan Bardella, souffle une petite brise glaciale. À bas bruit, certains s’interrogent. Le RN est-il assez crédible aux yeux des milieux patronaux et des marchés financiers ?
« Psychologiquement, l’idée même de gouverner nous a plongés dans une panique intellectuelle qui a plombé toute la première semaine de campagne, explique aujourd’hui le député de la Somme, Jean-Philippe Tanguy. On ne savait plus quoi dire, et il faut le reconnaître, l’économie a pris cher… ». A l’en croire, le sujet des retraites se trouve au centre des inquiétudes et des débats.
Alors que depuis des mois, les marinistes appellent à l’abrogation de la réforme Borne de 2023 et à un retour à un âge légal de départ à 60 ans, une poignée de conseillers de la présidente du RN opèrent un virage sec. Au premier rang desquels Ambroise de Rancourt. Le diplômé de l’ENA et ancien militant de La France insoumise, qui deviendra quelques semaines plus tard directeur de la patronne des députés RN, est soudainement frappé, selon Jean-Philippe Tanguy, d’une bien étrange maladie : « l’énarquite ». Comprendre : la quête d’un semblant de sérieux à grande dose d’orthodoxie budgétaire. Le virus est contagieux puisque le 11 juin au matin, invité au micro de RTL, Jordan Bardella, aspirant Premier ministre, refuse de dire s’il compte abroger la réforme des retraites : « Nous avons un certain nombre d’économies à faire. Nous serons amenés à faire des choix en période de cohabitation », balaie-t-il. La mesure, in fine, ne sera pas inscrite dans la plateforme programmatique du parti aux élections législatives. Ainsi vont les convictions au Rassemblement national. Ainsi va sa ligne : un jour socialiste, le lendemain, libérale.
Une fébrilité qui agite encore le parti. Depuis la dissolution, le RN cherche coûte que coûte à décrocher enfin son diplôme de bon gestionnaire. Il lui faut ratisser plus large que les classes populaires pour espérer gouverner. Gommer les aspérités les plus gauchisantes du programme pour afficher un visage favorable à la libre entreprise. Sans perdre le soutien de la base. Exercice d’équilibriste qu’une bourrasque peut faire chuter. Faut-il y voir une conversion réfléchie ou une simple répartition opportuniste des rôles entre la patronne, Marine Le Pen, qui ne se dit ni de droite, ni de gauche, mais souverainiste, et son dauphin, Jordan Bardella, qui a revêtu les habits du libéral-étatique, oubliant l’oxymore du costume ? « On se moque d’entendre qu’il y a deux RN. Jordan réussit à élargir quand Marine tient le socle. Il faut viser l’union des sociologies des territoires, pas l’union des droites, qui est totalement ringarde », rétorque Sébastien Chenu, le député RN du Nord. Dans cette quête de respectabilité, le soutien des chefs d’entreprise est une priorité. Pas gagné… Ils n’ont aucun logiciel économique. Ils sont juste clientélistes, comme tous les populistes », tacle Sophie de Menthon, la présidente du mouvement patronal Ethic.
Depuis 2024, les portes s’ouvrent plus facilement
Longtemps, les représentants du secteur privé, surtout les plus en vue, et leurs organisations ont froncé le nez à l’évocation d’une rencontre avec les représentants du RN. Depuis 2024, les portes s’ouvrent plus facilement. Pragmatiques, les patrons, exaspérés par le blocage actuel, se disent qu’il faut désormais aller au contact, tenter de les convaincre, espérant secrètement un virage à la Giorgia Meloni en Italie.
Certains cénacles refusent toujours obstinément de s’entretenir avec les élus nationalistes, comme la très puissante Afep, l’association des multinationales françaises. Patricia Barbizet, sa présidente, s’y oppose mais des voix fortes au sein du conseil d’administration la poussent à céder. Le club Entreprises et Cités, présidé par Jean-Pierre Letartre, envisage de recevoir seule Marine Le Pen. Au printemps dernier, Pierre-André de Chalendar, le président de l’Institut de l’Entreprise, a invité ses adhérents à une discussion avec Jean-Philippe Tanguy. Le même Tanguy qui a récemment accosté Thierry Breton à la sortie d’une commission d’enquête à l’Assemblée nationale. Les deux hommes ont déjeuné ensemble et le député RN a questionné l’ancien commissaire européen et ministre de l’économie sur ses recettes pour réduire les déficits.
A la manœuvre pour rapprocher le parti des milieux d’affaires, le financier François Durvye, un proche du milliardaire conservateur Pierre-Édouard Stérin dont il gère le fonds d’investissement personnel. « Ces rencontres ont deux avantages. Le premier : nous éviter de dire trop de conneries. Le deuxième : changer l’image que le patronat a du RN » explique-t-il doctement. A l’entendre, des réunions auraient déjà eu lieu avec la moitié du CAC 40, le Medef – Patrick Martin affirme n’avoir vu qu’une seule fois Marine Le Pen et jamais Jordan Bardella en tête à tête – mais aussi bon nombre de fédérations professionnelles, dont l’influente UIMM. C’est après une rencontre avec le METI, le Mouvement des entreprises de taille intermédiaire, que le RN aurait renoncé à taxer lourdement les holdings personnelles. Quant à l’U2P, le syndicat des petites entreprises, le jeune président du RN a juré d’embrasser tout son programme. « Depuis, on n’a plus de nouvelles, comme s’il était persuadé que notre vote lui était acquis. Faut qu’il fasse attention », tonne Michel Picon, son président.
Des rendez-vous aussi avec des experts, parfois aux positions orthogonales à celles défendues par le parti, comme Jean-Pascal Beaufret, qui s’est entretenu deux fois depuis la rentrée avec Jordan Bardella. Ce spécialiste des retraites ne cesse de dénoncer l’opacité des comptes sociaux et presse tous les politiques qu’il croise de relever l’âge légal de départ.
« Le patronat fait la queue chez Bardella. Mais le patronat ne mesure pas le rapport de force entre les dirigeants politiques et les électeurs. Or, Jordan Bardella sera tenu par ses millions d’électeurs », prédit Alain Minc. Tenu aussi par la ligne souverainiste du parti. Loin des salons parisiens, Jean-Philippe Tanguy se lâche : « Les patrons, ils sont prêts à accepter une surtaxe de l’impôt sur les sociétés si on ne rétablit pas leur épouvantail, l’ISF. C’est cette bourgeoisie-là qui a laissé mourir l’industrie. Les usines, c’est moins glamour que le country club ». Au passage, le Monsieur économie du RN en profite pour lancer quelques peaux de banane sur le chemin de ceux qui rêveraient de libéraliser un peu trop l’ADN du mouvement. « Ils ont perdu tous les arbitrages dans la bataille budgétaire de cette rentrée », jubile le député de la Somme.
Résultat : certains de ceux qui espéraient « Meloniser » le parti ont déjà pris le large. Comme le financier Sébastien Laye, candidat du RN face à Gabriel Attal dans les Hauts-de-Seine lors des dernières législatives. S’il a publié en octobre un livre préfacé par Stérin, dans lequel il dénonce le manque de soutien populaire aux thèses libérales en France, il se tient désormais éloigné des bisbilles internes. L’homme est reparti surfer sur la bulle de l’intelligence artificielle à New York et se présente comme conseiller économique du parti républicain.
Comment réussir la synthèse ? A l’ex-pianiste Ambroise de Rancourt de la mettre en musique. Depuis la présidentielle de 2022, l’énarque, anciennement en poste à la Direction générale de l’armement, s’est fait une place auprès de Marine Le Pen. Le 9 juillet 2024, c’est en compagnie de François Durvye et de Jordan Bardella qu’il dîne avec elle. Matignon leur est passé sous le nez. Pourtant, des centaines de cadres, hauts fonctionnaires et patrons ont proposé leur aide au parti à la flamme, leur raconte-t-il. Il s’épanche sur les tableaux Excel remplis de « profils très intéressants » et insiste sur la nécessité de ne pas les perdre dans la nature. Marine Le Pen tire sur sa cigarette électronique, marque une pause et glisse : « Alors, qu’est-ce que t’attends ? » De Rancourt claque aussitôt la porte de la DGA et rejoint son cabinet, fait chauffer son téléphone, gère le flux d’appels entrants, « entre 3 et 5 par semaine », et sélectionne 150 « experts » qu’il fait travailler par groupes de 5, sur 30 livrets thématiques. Industrie, environnement, sécurité, tech, agriculture… Seul le groupe « comptes publics » est composé de 10 spécialistes. Il faut bien cela pour peaufiner une trajectoire raisonnable de rétablissement des finances sur les dix prochaines années. À raison d’une visioconférence par semaine, chaque équipe mûrit ses propositions avant de les déposer sur un serveur sécurisé. Une totale étanchéité entre les cercles de travail protège les protagonistes. À date, au moins 25 d’entre eux auraient terminé leur composition : un livret de 10 pages, une page pour le constat, une autre pour les objectifs et 8 pages de propositions. Les derniers finiront « début janvier » et le tout sera présenté aux deux têtes du RN.
Oui, mais qui tranchera et portera ce programme économique ? « Marine » ou « Jordan » ? La date du procès en appel de Marine Le Pen dans l’affaire des assistants parlementaires – du 13 janvier au 12 février 2026 – est, évidemment, dans tous les esprits. Et, sans le dire ouvertement, de nombreux cadres du parti ont intégré qu’elle ne serait probablement pas candidate à la présidentielle. Dans son entourage proche, on constate qu’elle ne réagit même plus aux sondages qui l’ont d’emblée exclue de la liste des potentiels prétendants. La députée a même accueilli avec un relatif flegme ce fameux sondage Odoxa qui, pour la première fois en novembre, donne son dauphin gagnant dans tous les cas de figure. Il y a quelques mois, son cabinet avait pourtant fait des pieds et des mains pour qu’elle soit testée, avec Bardella, par l’Ifop. Rien de tel aujourd’hui.
Dès lors, le jeune président du RN, qui a gravi à une vitesse éclair tous les échelons, a de quoi être saisi de vertige. Les patrons qu’il rencontre se posent, et lui posent, la même question. A-t-il les épaules ? Que pense-t-il vraiment ? « On sait qui est Marine Le Pen, mais on ne sait pas qui est Bardella. Est-ce un hologramme ou autre chose ? », pique Alain Minc. « Vous ne trouvez pas qu’il est un peu frais ? », s’amuse un dirigeant avec lequel l’eurodéputé a récemment déjeuné. Surtout, quel refrain va-t-il entonner ? A mélanger les partitions, il risque surtout de décevoir tout l’auditoire. Ne restera alors que le bruit dissonant de la cacophonie. Et les milliards d’un n’importe quoi économique.
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Author : Béatrice Mathieu, Erwan Bruckert, Sébastien Schneegans
Publish date : 2025-12-10 17:00:00
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