« Tout, mais pas ça. » Aïcha se souviendra longtemps des mots de sa mère, lorsqu’elle lui annonce, au printemps dernier, qu’elle est tombée amoureuse d’un homme non-musulman. Dans sa famille d’origine algérienne, où l’islam se pratique de manière très conservatrice, ce « pas de côté » est considéré comme une trahison. Un « choc », dont la jeune femme de 24 ans sait qu’il peut potentiellement créer une rupture durable avec certains de ses proches. « Elle m’a fait comprendre que je ne pouvais pas faire pire que ça. J’aurais pu lui annoncer une maladie grave, ça l’aurait peut-être moins choquée », confie doucement Aïcha. Pendant 22 minutes, la jeune femme déroule son histoire au micro du podcast Révolution des cœurs, créé il y a un an et déjà suivi par plus de 20 000 abonnés sur les différentes plateformes d’écoute.
Elle y dépose tout, et raconte sans filtre une adolescence marquée par des impératifs religieux très forts de la part de ses parents, qui lui ont rapidement imposé un code vestimentaire strict, des liens limités avec les garçons, et une vision bien spécifique du couple. Aïcha raconte son besoin d’émancipation, le soulagement ressenti lors de son déménagement, cette « double vie » menée entre les injonctions familiales et la liberté qu’elle s’octroie dans son quotidien d’étudiante. Et sa fierté d’avoir choisi son histoire d’amour avant tout le reste. En livrant ainsi son intimité à des milliers d’anonymes, elle confie suivre un seul objectif : « Faire passer un message d’espoir à toutes les femmes qui pourraient se reconnaître dans ce témoignage : on n’est pas seules. »
Depuis novembre 2024, une vingtaine de femmes issues de familles musulmanes plus ou moins conservatrices ont, comme elle, choisi de se confier à Soraya, la créatrice du podcast. À travers le récit brut de leurs histoires d’amour, souvent interconfessionnelles, elles abordent avec finesse les sujets très sensibles du port du voile, de la sexualité, de la virginité, du poids de certaines règles religieuses et de la culpabilité ressentie au moment de s’en affranchir. Loin d’être sensationnalistes, et dénués de toute affiliation politique, leurs témoignages permettent de prendre le recul nécessaire sur la réalité complexe, souvent taboue et parfois fantasmée, de leur émancipation. « J’ai bien conscience d’évoluer en permanence sur une ligne de crête, parce que les sujets abordés sont sensibles, complexes, parfois inflammables », explique Soraya. « C’est justement pour cela que ces vécus ont été tus si longtemps : la peur du jugement, des menaces, d’une certaine récupération politique, du regard des autres. Pour faire bouger les lignes, il faut pourtant rendre ces histoires visibles », estime-t-elle.
Petits renoncements
La lutte de Soraya pour faire entendre ces voix a débuté avec son propre silence. À l’adolescence, la jeune femme, née en France dans une famille musulmane, se heurte à une multitude d’injonctions contradictoires : la laïcité enseignée à l’école contre « les impératifs culturels et religieux » auxquels il faut se plier à la maison, la liberté de ses copines avec les garçons contre les conséquences de ses choix amoureux au niveau familial… « Je me suis sentie très seule, parce que personne n’en parlait jamais publiquement. J’ai gardé ça en moi pendant longtemps. Alors j’ai créé ce que j’aurais rêvé de pouvoir entendre à l’époque », retrace-t-elle.
Sur les réseaux sociaux, Soraya commence à prendre la parole, partage des anecdotes personnelles. Et s’étonne de recevoir des réponses, nombreuses et régulières, qui se rapprochent toutes de son propre vécu : « Il y avait des récits plus ou moins dramatiques, avec différents degrés de privation de liberté. Le point commun, c’était un ras-le-bol concernant toutes ces contraintes et ces tabous. » Au même moment, la trentenaire participe à des groupes de parole entre femmes d’origine maghrébine, et y entend les mêmes témoignages. « En fait, ces petits renoncements et cette souffrance accumulée étaient partagés depuis longtemps entre concernées, derrière des portes closes », explique la réalisatrice. Qui décide de proposer à ces femmes un enregistrement audio de leurs récits, à publier sur les réseaux sociaux.
Certaines refusent, ou demandent à modifier leurs voix pour ne pas être reconnues – une requête à laquelle ne peut accéder Soraya, « par souci d’authenticité ». D’autres acceptent de se livrer, depuis la France, la Belgique, le Canada. Toutes déroulent la complexité de leurs histoires d’amour, et toutes évoquent une certaine bascule au moment de l’adolescence. « Le tabou ultime dans la plupart des familles musulmanes est celui de la sexualité. Avec en toile de fond le rapport au corps et le culte de la virginité. Puisqu’il faut à tout prix la préserver, le contrôle social et parental s’accroît souvent à cette période, et dure jusqu’au mariage, voire après », explique Soraya.
« Qu’en dira-t-on »
Des interdits qui poussent de nombreuses femmes à vivre leurs premières relations dans la clandestinité, quitte à mener une double vie pour échapper à la pression familiale. Ce fut notamment le cas pour Farah (épisode 1), qui évoque le contrôle réalisé par ses parents à partir du lycée sur ses vêtements, ses fréquentations, sa vie sociale. L’adolescente d’alors préfère ainsi s’inventer des jobs de baby-sitter pour sortir avec des amis ; plus tard, elle cachera sa relation avec un homme athée pendant plus de deux ans – cette dernière ne sera jamais acceptée par sa famille. Même combat pour Salima (épisode 9), qui assure passer des vacances entre copines lorsqu’elle part en réalité en voyage avec son conjoint non-musulman, ou pour Djamila (épisode 4), qui se voit même obligée de « prouver chaque année sa pureté » en passant « la douloureuse formalité des certificats de virginité ».
La culpabilité, aussi, fait partie intégrante des témoignages reçus par Soraya. « Le dilemme que ces femmes vivent est terrible : beaucoup savent qu’en rejetant certains dogmes ou en choisissant certains hommes, elles risquent une rupture totale avec leurs familles », explique-t-elle. Assia (épisode 3) raconte ainsi la manière dont son couple avec un homme athée a été « toléré à distance », sans que son père ne participe à son mariage ou assiste à la naissance de son fils.
Un combat d’autant plus difficile que, dans certaines familles, le poids du regard des autres compte parfois plus que les convictions religieuses. Salima se souvient ainsi du fameux « qu’en dira-t-on » évoqué par sa mère, et du sentiment de devoir faire « ses choix de vie en fonction du voisin ». Elle finira finalement par présenter son conjoint à sa famille et faire accepter sa grossesse hors mariage, tout en gardant un lien avec ses proches – car malgré un parcours parfois très complexe, le podcast parle aussi d’acceptation, de transmission, et d’amour inconditionnel.
Publier ces récits, souvent livrés dans la douleur, n’est pas un acte neutre pour Soraya. Parmi les milliers de retours positifs qu’elle reçoit – la plupart émanant de femmes de culture arabo-musulmane, mais aussi, plus rarement, d’hommes ou de personnes avec des vécus similaires dans d’autres religions – certains sont en revanche chargés de haine, allant jusqu’aux menaces de mort. À ce titre, Soraya a longtemps préféré rester totalement anonyme. Depuis peu, pour encourager les autres femmes à témoigner, elle affiche son visage sur les réseaux sociaux, à moitié caché par des lunettes de soleil. Certaines participantes font de même. Cet engagement porte ses fruits : récemment, un proche de l’une d’elles a écouté l’épisode qui le concernait, et a décidé de renouer le contact.
Source link : https://www.lexpress.fr/societe/revolution-des-coeurs-le-podcast-qui-entend-liberer-la-parole-des-femmes-musulmanes-MZLBGHJXFZDZTLZ3PVQWU2NXGU/
Author : Céline Delbecque
Publish date : 2025-12-13 11:00:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.
