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Les États-Unis, une superpuissance rongée de l’intérieur : l’alerte de l’économiste Nicholas Eberstadt

Les États-Unis, une superpuissance rongée de l’intérieur : l’alerte de l’économiste Nicholas Eberstadt

L’Amérique est l’un des grands paradoxes de notre époque. D’un côté, une richesse sans précédent et une superpuissance inégalée sur la scène mondiale. De l’autre, une nation fracturée, marquée par une polarisation extrême de l’opinion et la montée de la violence politique. Pour mieux comprendre ces tensions qui traversent la société américaine et qui ne datent pas du retour de Donald Trump, L’Express a rencontré Nicholas Eberstadt, l’un des plus grands démographes au monde, qui publie le second volume d’America’s Human Arithmetic (AIE Press, 2025), un nouveau recueil de ses travaux statistiques sur le désordre social grandissant aux États-Unis. Comment la nation la plus riche et la plus puissante de l’histoire en est-elle arrivée à être si profondément rongée par le doute et le mécontentement ? À l’approche du 250ᵉ anniversaire du pays, l’analyse de ce chercheur à l’American Enterprise Institute (AEI) offre une grille de lecture aussi précise que précieuse du délitement de l’esprit civique américain. Entretien.

L’Express : Vous alertez depuis plusieurs années sur le déclin du travail masculin, l’un des problèmes majeurs des Etats-Unis. En 1948, 85,8 % des hommes de 20 ans et plus avaient un emploi. En 2015, ce taux était tombé à 68,2 %, écrivez-vous, tandis que la part d’hommes ne cherchant même plus d’emploi a doublé depuis 1948, passant de 13 % à 27 % ». Vous décrivez « une armée fantôme » d’hommes sans emploi, « perdus dans une dépression moderne passée sous silence ». Comment expliquez-vous que ce phénomène soit largement ignoré ?

Nicholas Eberstadt : Ce qui me frappe, c’est que le déclin du travail chez les hommes américains en pleine force de l’âge n’est pas un phénomène soudain. Il est en cours depuis deux générations aux États-Unis. Il a commencé au milieu des années 1960. Aujourd’hui, le taux d’emploi des hommes de 25 à 54 ans — qui représentent la colonne vertébrale de la population active, un groupe clé non seulement pour l’économie, mais aussi parce qu’il s’agit de ceux censés fonder une famille, élever des enfants — est aussi faible qu’il l’était à la fin de la Grande Dépression, au moment où le système moderne de statistiques de l’emploi a été introduit aux États-Unis ! Et ce phénomène demeure étrangement invisible aux États-Unis. Ces hommes ne sortent pas brûler des voitures. Ils ne manifestent pas violemment. Ils ne commettent pas de délits. Et pour toutes ces raisons le système les oublie facilement. On les néglige aussi parce que notre système statistique a été conçu pour livrer la bataille d’hier.

Et pourtant les États-Unis affichent des taux de chômage proches du plein-emploi…

Nous devrions nous concentrer sur le taux d’emploi plutôt que sur le taux de chômage, cela permettrait d’obtenir une image bien plus précise du nombre d’hommes réellement engagés dans une activité économiquement productive aux États-Unis. Le système statistique actuel a été conçu pour mesurer la crise de la Grande Dépression, à une époque où nous avions un taux de chômage extraordinairement élevé aux États-Unis. C’était une crise massive. Notre système statistique a donc été pensé pour comptabiliser deux catégories : les hommes en emploi et ceux « officiellement » au chômage — c’est-à-dire ceux qui n’avaient pas de travail, mais en cherchaient activement un. L’idée qu’un homme en pleine force de l’âge puisse ne pas travailler et, en même temps, ne pas être en recherche active d’emploi, n’a jamais effleuré l’esprit de ceux qui ont mis en place ce système statistique en 1940. Une telle situation leur aurait semblé impensable. Mais aujourd’hui, pour chaque homme au chômage dans cette tranche d’âge, il y en a plus de trois qui ne cherchent même pas de travail. Si l’on continue à s’en tenir à nos statistiques traditionnelles, on passe à côté des trois quarts du problème des hommes sans emploi aux Etats-Unis. Or, à Wall Street, quand on évoque le taux de chômage — que ce soit à la Réserve fédérale ou chez les banquiers centraux —, ce vaste groupe d’hommes invisibles n’apparaît même pas en note de bas de page…

Ce n’est pas en jouant à World of Warcraft que l’on développe ses compétences

Quel est l’intérêt de faire la distinction entre les hommes au chômage mais en recherche active et ceux qui ont cessé de chercher un emploi ?

Lorsqu’on examine l’usage du temps tel que le déclarent les hommes américains au chômage — de leur réveil jusqu’au coucher — et qu’on le compare à celui des hommes qui ont décroché, c’est-à-dire ceux qui ne travaillent pas et ne cherchent pas de travail, on constate des différences radicales dans la façon dont ils occupent leurs journées. Pour commencer, les hommes sortis du système consacrent très peu de temps à des activités de la vie civique, qu’il s’agisse de pratique religieuse, de bénévolat ou d’actions caritatives. Ils sortent rarement de chez eux et se déplacent même moins qu’avant. Les hommes décrocheurs déclarent une consommation très élevée de médicaments contre la douleur. Environ la moitié affirment en prendre chaque jour. Pas forcément des narcotiques ou des opioïdes, mais une forme de médicament antidouleur quotidiennement. Et bien qu’ils aient énormément de temps libre, ils n’aident pas beaucoup les autres membres de leur foyer et font peu de ménage. Ils passent beaucoup de temps devant des écrans : 2 000 heures par an, c’est presque l’équivalent d’un emploi à temps plein ! C’est encore plus vrai pour le groupe des préretraités -55 à 64 ans – dont le temps devant les écrans atteint 2 400 heures par an, un record. Tout cela est très différent des hommes au chômage mais en recherche active d’emploi, qui adoptent un mode de vie beaucoup plus proche de celui des personnes en activité. Donc vous avez cette vision de millions d’hommes assis sur des canapés, regardant des écrans, sous médication. Ce n’est pas en jouant à World of Warcraft que l’on développe ses compétences et que l’on réintègre le marché du travail.

Votre analyse semble presque contredire l’image que l’on se fait des Américains, réputés pour être un peuple travailleur…

Ne vous méprenez pas. Les États-Unis sont un pays bimodal. D’un côté, nous avons un très grand nombre de personnes qui travaillent énormément. Si l’on considère uniquement le volume d’heures travaillées, une part significative de la population américaine travaille bien plus qu’en Europe. Mais à l’autre extrémité, on trouve une proportion tout aussi importante d’hommes qui ne travaillent pas du tout et qui, en plus, ne cherchent même pas d’emploi… Lorsque John Maynard Keynes a écrit, il y a près d’un siècle, Economic Possibilities for our Grandchildren, essai spéculatif remarquable sur les perspectives économiques de nos petits-enfants — c’est-à-dire, en quelque sorte, nous aujourd’hui, il allait à contre-courant. En 1930, en pleine Grande Dépression, il disait : « En réalité, le monde, dans 100 ans, sera bien plus riche qu’il ne l’est actuellement ». Il prédisait que le grand problème serait l’emploi, ou plus exactement, comment occuper les quelques heures de travail que les gens auraient, à cause de l’automatisation, de la mécanisation, et du temps libre massif qui en découlerait. Ce qui aurait été inimaginable pour lui, c’est que dans un pays comme les États-Unis — qui seraient à la pointe de cette transformation économique —, on verrait une immense partie de la population travailler autant que dans des sociétés bien plus pauvres, tandis qu’une autre partie ne travaillerait pas du tout. Ces extrêmes sont vraiment frappants.

Vous déplorez que le gouvernement fédéral américain se soit transformé en machine à distribuer des prestations sociales. En tenant compte des dépenses de santé (Medicare, Medicaid) et autres programmes (retraites, logements…), les transferts sociaux ont été multipliés par dix en dollars constants entre 1964 et 2013.

Notre État-providence présente des dysfonctionnements manifestes. Si l’on regarde, par exemple, les allocations d’invalidité pour les hommes en âge de travailler, il existe plusieurs programmes mais ils ne communiquent pas entre eux, ne se coordonnent pas bien, et personne aux États-Unis ne peut dire exactement combien d’hommes hors du marché du travail perçoivent des prestations d’invalidité, ni combien de programmes sont concernés. Les bénéficiaires de ces aides ne mènent pas une vie princière et certains de ces programmes sont assez limités, mais ils sont suffisants pour constituer une alternative au travail. Ce n’est pas une vie très heureuse pour ces individus qui avancent dans la vie avec des prestations et pensions modestes, jusqu’à ce qu’ils demandent leur retraite publique, à un taux fortement réduit, car ils n’ont pas suffisamment cotisé. Sans compter que jusqu’à récemment, après quelques mois dans un programme d’invalidité, les hommes pouvaient demander une couverture santé publique, via Medicaid, notre système de santé pour les faibles revenus. Cela signifiait que l’on pouvait se rendre chez un médecin spécialisé qui acceptait de prescrire des antidouleurs très puissants, et ne payer que trois dollars de sa poche. Ensuite, on pouvait les consommer ou les revendre. L’un des effets secondaires involontaires du système de protection sociale lié à l’invalidité pour les hommes sans emploi a été de favoriser, involontairement, cette terrible crise des opioïdes que nous avons connue ici. Fort heureusement, des ajustements ont été faits depuis, et les gens ont pris conscience de cette situation dramatique.

Dans une société vieillissante comme les Etats-Unis, plusieurs indicateurs sont préoccupants

Le montant colossal de la dette américaine – 38 000 milliards de dollars – vous inquiète. En vous lisant, on a presque l’impression d’une véritable bombe à retardement…

Depuis le début du XXIe siècle, la dette publique des États-Unis a explosé. Nous nous sommes désormais habitués à une situation où le déficit budgétaire représente cinq, six, parfois plus de six pour cent du produit intérieur brut, ce qui signifie une forte dépendance à l’emprunt public. Ainsi, la dette publique continue de croître beaucoup plus rapidement que l’économie, et nous en sommes arrivés au point où la dette publique nette dépasse largement les 100 % du PIB annuel. Il sera très difficile d’inverser cette tendance, car nous finançons nos programmes sociaux sur la base de l’hypothèse que l’essentiel de cet argent sera emprunté. Autrement dit, il s’agira d’impôts futurs pour les enfants d’aujourd’hui, ou pour ceux qui ne sont pas encore nés. C’est une manière moralement grotesque d’aborder les finances publiques. Emprunter en cas d’urgence nationale, oui. Emprunter pour des projets d’infrastructure, oui. Mais emprunter pour financer la consommation actuelle et les prestations sociales des personnes âgées, c’est non !

Il a été possible de vivre selon cette illusion pendant une génération mais cela ne peut pas durer éternellement. Ce sont les marchés internationaux du crédit qui décideront quand la musique s’arrêtera. Ce sont eux qui détermineront quand cette approche ne sera plus viable. Et j’ai bien peur que l’histoire des réformes budgétaires dans les pays de l’OCDE ne montre que celles-ci surviennent en général après la crise, et non avant. On observe peu de réformes préventives… J’aimerais en voir une dans mon propre pays, mais il n’existe actuellement aucune base politique en faveur d’une réforme budgétaire. Même le Parti républicain, qui auparavant soutenait ce genre de réforme, a pratiquement abandonné cette position.

Sans réforme en profondeur, les États-Unis courent, selon vous, le risque de voir leur économie se « japoniser ». Que voulez-vous dire par là ?

Il y a beaucoup de choses remarquables dans le Japon actuel. Il y a une santé publique exceptionnelle. Il existe encore une base scientifique et de recherche très innovante. Et la qualité de vie y reste bonne à bien des égards. Mais l’économie est en stagnation depuis une génération. Et l’écrasante dette publique fait partie de l’équation de cette stagnation que la société japonaise connaît en ce moment. Le Japon a été dépassé par son ancienne colonie, la Corée du Sud. Qui aurait pu imaginer cela, il y a 30 ans ?

Les États-Unis disposent encore d’importants atouts démographiques, en comparaison d’autres puissances. Mais, précisez-vous, le pays n’est pas structurellement préparé à affronter les défis posés par le vieillissement de sa population.

Les Etats-Unis sont probablement moins bien préparés à faire face au déclin démographique et au vieillissement généralisé qu’ils ne l’étaient il y a une génération. Cela tient en partie à la situation budgétaire que nous avons déjà évoquée. Et en partie à cette fuite persistante hors du monde du travail. Une société vieillissante et en déclin démographique peut tout à fait être riche, dynamique et de plus en plus prospère, mais elle doit être prête à utiliser ses ressources humaines avec sagesse. Elle doit être à l’avant-garde de l’adaptation et de la création de connaissances. Elle doit adopter de bons modèles d’investissement et d’innovation. Les Etats-Unis ont encore le secteur entrepreneurial le plus innovant du monde. L’esprit d’entreprise y est très fort et cela reste un atout considérable. Mais dans une société vieillissante comme les Etats-Unis, plusieurs indicateurs sont préoccupants : la situation de la dette publique, le ralentissement et la stagnation du niveau d’instruction, la tendance à la désaffection du travail chez les hommes comme chez les personnes âgées, nos indicateurs en matière de santé, etc. Et nous avons une situation migratoire qui oscille comme un pendule, parce que notre Congrès n’arrive pas à assumer son rôle constitutionnel en parvenant à un consensus et à des compromis sur les lois. Résultat : un président adopte une politique migratoire très libérale, et l’administration suivante fait machine arrière dans l’autre sens. C’est donc instable. Les États-Unis, malgré eux, sont un aimant formidable pour les talents, à condition qu’ils veuillent bien les accepter. Et nous semblons assez doués pour assimiler les étrangers en en faisant de nouveaux arrivants loyaux et productifs. Cela fait partie de notre recette secrète. Mais si nous refusons d’accueillir les talents étrangers, cela ne fera qu’accélérer la remise en question.

Quel regard portez-vous sur la première année du second mandat de Donald Trump ?

D’abord, j’observe que l’administration Trump s’est attaquée à la question de la crise à la frontière sud. C’était une crise totalement inutile pour les États-Unis. Si un génie malveillant avait dirigé le pays dans le but de provoquer une hostilité généralisée envers l’immigration, je ne suis pas sûr qu’il aurait pu faire un meilleur travail que l’administration Biden. Ensuite, l’administration Trump essaie d’encourager davantage d’innovation dans les affaires et de promouvoir l’indépendance énergétique. Je pense qu’elle a fait un travail plutôt correct à cet égard. Elle a également combattu ce que l’on pourrait appeler le « virus woke » dans les universités et les problèmes liés à la liberté d’expression, les questions culturelles, qui préoccupent de nombreux Américains. Sur tous ces fronts, elle a des résultats à faire valoir.

Les problèmes que nous observons, selon moi, relèvent de la persistance du chaos budgétaire. Quant aux droits de douane, ils sont encore sujets à débat. Quand j’ai étudié l’économie, on m’a enseigné tous les inconvénients qu’ils présentaient. Mais je dois dire que, jusqu’à présent, nous n’avons pas observé les répercussions internationales ou les hausses de prix intérieures que j’aurais pu anticiper. Cela montre en partie que nous ne comprenons pas encore bien comment fonctionne la nouvelle macroéconomie mondiale, résiliente et extrêmement complexe. Une partie de cette situation s’explique peut-être par le fait qu’une économie très résiliente peut retarder certaines conséquences.

En raison des profondes divisions qui traversent l’Amérique, certains observateurs vont jusqu’à prédire une guerre civile à terme. Ce scénario vous semble-t-il crédible ?

Nous sommes Américains, alors forcément, il y a une part de folie dès le départ [Rires]. Et de temps en temps, on perd vraiment la tête. On l’a fait en 1968. Vous aussi, vous étiez plutôt bons à ça en 1968, mais nous, on a vraiment perdu la tête cette année-là. On l’a refait en 2020 lors de l’assaut contre le Capitole. Même si la confiance dans les institutions et dans la société civile a fortement diminué, certaines déclarations de mes compatriotes sur une éventuelle guerre civile aux États-Unis me semblent franchement excessives. Ce n’est pas ce que j’observe dans ce pays. Mais là où je les rejoings, c’est que les problèmes auxquels les États-Unis font face aujourd’hui sont, pour la plupart, de notre propre fait. Et c’est encore plus ironique que ce moment d’insatisfaction et d’instabilité coïncide avec l’époque où les États-Unis sont devenus la société la plus prospère de l’histoire, et l’État le plus puissant que le monde ait jamais connu. C’est très typiquement américain, j’en ai bien peur.

Concernant la baisse de la fécondité, l’enjeu central relève moins, selon vous, de facteurs économiques que d’un aspect culturel, lié à un fort sentiment de continuité nationale. Pourtant, certains spécialistes estiment que cette diminution pourrait être liée à la crise du logement…

Bien entendu, si vous interrogez les jeunes Américains sur leurs préoccupations, ils évoqueront l’accès au logement. Cela dit, je reste frappé par le fait que le meilleur indicateur de la fécondité, partout dans le monde — et dans chaque pays, au fil du temps — est le nombre d’enfants que les femmes déclarent vouloir avoir. Ainsi, dans la mesure où la question du logement influence la taille de la famille souhaitée, elle devient un facteur déterminant pour l’évolution future des taux de fécondité.

D’un autre côté, au cours du XXIe siècle, la part d’Américains optimistes quant à leur avenir économique, fiers de leur pays, prêts à le soutenir ou à le défendre, toutes ces proportions ont diminué. Et chacune de ces valeurs immatérielles semble avoir un pouvoir prédictif, ou du moins une corrélation, avec des niveaux de fécondité plus élevés. Et cela ne vaut pas seulement pour les États-Unis. Si les Américains deviennent plus optimistes quant à l’avenir, ils seront probablement aussi plus optimistes sur la question du logement. Mais la situation des jeunes aux États-Unis est marquée par beaucoup d’anxiété. C’est la génération la plus riche de l’histoire et elle a peur de son ombre. Cela vient en partie, je pense, du fait qu’ils sont isolés, constamment plongés dans leur smartphone. On considère souvent la pilule comme un bouleversement majeur en matière de fécondité mais le smartphone pourrait aussi en être un…



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Author : Laurent Berbon

Publish date : 2025-12-14 17:00:00

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