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« La France doit produire plus » : le plaidoyer de Stéphane Layani, patron de Rungis

« La France doit produire plus » : le plaidoyer de Stéphane Layani, patron de Rungis

Stéphane Layani est à la tête du plus grand marché de produits frais au monde. Sous son impulsion, depuis 2012, le chiffre d’affaires de Rungis est passé de 8 à 12 milliards d’euros. Cet énarque passé par Bercy, la Commission européenne et l’Inspection des finances – où il sympathise avec Emmanuel Macron, lui-même tout juste sorti de l’ENA – prend sa mission à cœur : contribuer à la souveraineté alimentaire de la France. Un enjeu revenu sur le devant de la scène dans un contexte de fortes tensions géopolitiques.

L’Express : Comment le marché de Rungis a-t-il évolué depuis que vous en avez pris la tête il y a treize ans ?

Stéphane Layani : Rungis a toujours été un trésor national. Mais à mon arrivée, j’ai trouvé une belle endormie qui vivait sur un modèle obsolète dans un monde de l’agroalimentaire bousculé par l’avènement de la grande distribution. Dans les années 2000, la guerre des prix entre distributeurs a eu pour conséquence de dégrader les relations avec les producteurs, comme la qualité des produits. Dès le début, j’ai donc décidé de tout miser sur la montée en gamme. D’autant qu’en parallèle, de nouvelles tendances de consommation émergeaient, privilégiant la naturalité et le bio.

Il est intéressant de se rappeler qu’en 2017, le discours d’Emmanuel Macron à Rungis pour ouvrir les Etats généraux de l’alimentation prônait un meilleur partage de la valeur en faveur des agriculteurs. Sauf que la crise du Covid est passée et les attentes des consommateurs ont changé. Ensuite, avec la guerre en Ukraine, l’arme alimentaire est vite revenue sur le devant de la scène. L’hyperinflation qui a suivi a rappelé l’importance du pouvoir d’achat pour le consommateur en matière alimentaire, on l’avait un peu oublié pendant la période bio/circuits courts pré-Covid, quand les prix étaient plus bas. En moyenne, un produit bio est 1,5 fois plus cher. Avec 10 % d’inflation cumulée depuis la pandémie, le coefficient multiplicateur est devenu trop élevé. Dans ce contexte, Rungis a renforcé son offre de produits accessibles.

Quels développements avez-vous opéré ces dernières années ?

A mon arrivée à Rungis, je n’avais qu’un seul objectif, celui de pérenniser le lieu, notamment sur le plan juridique. La mission de service public de la Semmaris [NDLR : la société qui gère le site] a été dans ce cadre prolongée par l’Etat. Son échéance a été reportée une première fois par le ministre de l’Economie de l’époque, Emmanuel Macron, jusqu’en 2049. Et une seconde, à l’occasion de la Loi d’orientation agricole votée en mars dernier, jusqu’en 2068. Cette pérennité nous a permis, en tant qu’aménageur, d’investir près d’un milliard d’euros sur une dizaine d’années – sachant que pour un euro de la Semmaris, les grossistes en consacrent généralement autant à leur emplacement -, ce qui a permis de moderniser le site. Plus de 70 % du marché a été rénové, densifié, permettant aux opérateurs de travailler mieux et d’augmenter leur chiffre d’affaires.

Que vous manque-t-il aujourd’hui pour aller plus loin ?

Notre mission consiste à amener le produit du champ à l’assiette. Nous nous sommes battus en faveur du train des primeurs, la meilleure façon de décarboner le transport, et nous sommes prêts à moderniser notre gare. Un nouvel appel d’offres va être prochainement lancé. La rentabilité du projet pour l’opérateur – la SNCF ou une autre compagnie – dépend des flux qui permettent d’exploiter ces trains au retour de la région parisienne. Elle reste à trouver. Mais j’ai bon espoir.

Par ailleurs, l’Ile-de-France manque d’entrepôts frigorifiques, raison pour laquelle nous développons Agoralim, un nouveau site près de Roissy. Nous allons aussi étendre Rungis. Dans nos métiers, plus de mètres carrés, c’est plus de ventes.

Nous avons aussi beaucoup travaillé sur la décarbonation de la logistique du dernier kilomètre. Mais pour les petits détaillants, un véhicule utilitaire électrique, c’est un très gros investissement. Des incitations fiscales seraient bienvenues pour les encourager.

La perte de souveraineté alimentaire de la France vous préoccupe-t-elle ?

Rungis est un symbole de l’autonomie alimentaire : 95 % du cochon que l’on y trouve provient de France, 95 % du fromage, 63 % des fruits et légumes et plus de 55 % de la viande bovine. Bien plus que chez nos concurrents, les centrales d’achat de la grande distribution. Nous ouvrirons en juin prochain un pavillon dédié à la souveraineté alimentaire, où l’on trouvera uniquement des produits français, pour répondre à la demande des consommateurs.

Ce concept est né pendant le Covid, lorsqu’on s’est interrogé sur notre capacité à nourrir la population compte tenu des ruptures dans nos chaînes d’approvisionnement. Il ne s’agit pas de rechercher cette souveraineté sur tous les segments – ce serait d’ailleurs impossible -, mais de ne pas dépendre, au global, de la production étrangère. Une économie qui va bien n’est pas protectionniste. Elle exporte ses produits à valeur ajoutée et achète ce dont elle a besoin.

Pour y arriver, et je suis totalement aligné sur ce point avec la ministre de l’Agriculture Annie Genevard, il faut que la France produise plus. L’exemple des fruits à noyaux est frappant : les volumes français ont été divisés de moitié par rapport aux années 2000. Pourtant, les consommateurs veulent toujours des abricots, des cerises ou des pêches. Il faut donc réfléchir au bon dosage : produire plus, avec une productivité adaptée, des exploitations ni trop grandes ni trop petites. Et puis, il faut lever les freins, notamment réglementaires. Une politique de simplification administrative est nécessaire.

Est-ce possible dans un cadre décidé au niveau européen ?

Il se trouve que j’ai travaillé près de trois ans à la Commission européenne. Je pense que sur beaucoup de sujets, compte tenu du poids de la France dans les institutions communautaires, il serait possible d’imposer nos vues. Plutôt que d’avoir un biais de juriste, il faut réfléchir d’abord aux objectifs et ensuite identifier les outils à mettre en place. Certains dossiers, comme l’usage des pesticides, sont très complexes à résoudre. Mais sur les aspects réglementaires, je pense qu’il est possible de trouver des majorités pour ne pas subir de concurrence déloyale extra-européenne et assurer, en même temps, une sécurité sanitaire suffisante.

Quelles tendances observez-vous en matière de consommation ?

Les principaux sujets pour les Français, d’après une étude d’Opinionway menée l’an dernier, sont la santé et la naturalité. Les consommateurs veulent des produits bruts de qualité qu’ils aspirent à cuisiner. La réalité, c’est qu’ils mangent de plus en plus souvent hors domicile – au restaurant, à la cantine, sur le pouce – et qu’ils plébiscitent la livraison de repas chez eux. On observe ainsi deux mouvements paradoxaux : l’envie de cuisiner et celle de se simplifier la vie. La volonté de consommer local et l’engouement pour les poke bowls saumon-avocat…

L’accord commercial entre l’Union européenne et les pays du Mercosur est sur le point d’être signé. Une bonne nouvelle, en dépit des réticences françaises ?

Le Mercosur est, à mon sens, un mauvais accord s’il n’existe pas de clauses de réciprocité nous assurant qu’on ne va pas importer une agriculture dont on ne veut pas. En outre, avec le relèvement de quotas exemptés de droits de douane, certaines productions françaises comme la volaille et l’alimentation animale risquent de se retrouver en difficulté. Maintenant, la meilleure défense, c’est l’attaque : valorisons nos produits dans les pays du Mercosur. Nous avons des avantages compétitifs dans certains domaines. La Semmaris prouve que c’est possible : nous exportons notre expertise en matière de gestion des marchés alimentaires de gros dans le monde entier, de la Chine au Vietnam en passant par le Nigeria et le Bénin. Le marché de Rungis lui-même exporte 1 milliard d’euros de produits gastronomiques : foie gras, fromages, fruits et légumes. En Angleterre, dans le Golfe, en Asie… L’existence d’un grand marché en Amérique du Sud où nous n’aurons pas de droits de douane peut constituer un relais de croissance pour les agriculteurs français. Il y a plus d’IGP en Italie qu’en France. Pourquoi ? Parce que les Italiens jouent collectif : distribution, industrie agroalimentaire, marchés de gros, agriculteurs. D’un mal, il faut faire un bien : vendre la France à l’international, en chassant en meute plutôt que dispersés.



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Author : Arnaud Bouillin, Muriel Breiman

Publish date : 2025-12-15 06:45:00

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