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« Ce que les Nord-coréens pensent vraiment de Kim Jong-un » : les révélations de Victor D. Cha

« Ce que les Nord-coréens pensent vraiment de Kim Jong-un » : les révélations de Victor D. Cha

« L’un des pays les plus difficiles, sinon le plus difficile sur lequel nous devons collecter des renseignements ». C’est ainsi que l’ancien directeur du renseignement américain, Daniel Coats, présentait la Corée du Nord devant le Congrès en mai 2017. Dans le passionnant The Black Box : Demystifying the study of Korean unification and North Korea, Victor D. Cha, professeur émérite à l’université de Georgetown et président du département de géopolitique et de politique étrangère au Center for strategic and International Studies (CSIS), démontre pourtant, données à l’appui, que la « boîte noire » nord-coréenne est moins insondable qu’on ne le pense…

Dans un grand entretien accordé à L’Express, ce politologue américain reconnu revient sur certaines des découvertes phares de cet ouvrage – auquel ont également contribué d’autres chercheurs, telles que les mythes entretenus par Pyongyang, ses activités cyber, l’évolution de ses alliances avec la Russie et la Chine, ou encore ce que pense vraiment l’opinion publique nord-coréenne. Avec une leçon à la clé : « la réalité est moins caricaturale que la version qui voudrait que la ‘boîte noire’ nord-coréenne soit une machine contrôlant à 100 % l’esprit des gens ». Entretien.

L’Express : On présente souvent la Corée du Nord comme l’un des pays les plus mystérieux au monde. Cette réputation de « boîte noire » est-elle justifiée ?

Victor D. Cha : La Corée du Nord est probablement l’un des pays les plus secrets au monde. Les seuls États avec lesquels elle entretient des relations sont la Chine et la Russie, et même celles-ci sont limitées. De plus, ses frontières sont fermées, et elle n’est pas présente sur le « World Wide Web », ce qui complique l’accès à nombre d’informations sur ce pays, aussi bien pour les chercheurs que pour les gouvernements. C’est pourquoi, au sein de l’administration américaine, la Corée du Nord est connue pour être l’une des cibles les plus difficiles à surveiller.

Cela dit, ce pays est moins une boîte noire qu’on ne le pense. Il fut un temps où les personnes qui avaient accès aux images satellites étaient un petit groupe très secret au sein du gouvernement américain. Mais aujourd’hui, les images satellites commerciales à très haute résolution sont accessibles à presque tout le monde – nous avons d’ailleurs fait appel à une société spécialisée dans ce domaine pour ce livre. De même, si les Américains ne peuvent pas entrer librement en Corée du Nord, certains diplomates européens, eux, en ont la possibilité. Ce qui n’était pas le cas pendant la guerre froide, lorsque seuls les pays du bloc de l’Est avaient des ambassades en Corée du Nord.

Plus généralement, nombre de méthodes de recherche novatrices que nous avons utilisées pour ce livre peuvent fournir une mine d’informations, du « scraping » de données à l’ethnographie, en passant par les micro-enquêtes d’opinion et la recherche en sources ouvertes. En d’autres termes, nous avons désormais la possibilité de collecter ou d’extraire de grandes quantités de données, qu’il s’agisse d’informations sur les activités de l’armée nord-coréenne, des essais de missiles ou de ce qui se dit dans les médias d’État.

Dans votre ouvrage, vous mettez en garde contre le risque de prendre de mauvaises décisions sur la base d’idées préconçues sur la Corée du Nord, elles-mêmes découlant du manque d’informations fiables…

Oui. Vous avez sans doute déjà vu passer certains articles de presse décrivant Kim Jong-un comme un « fou » ou le comparant à un « enfant qui jette sa nourriture par terre pour attirer l’attention ». Mais il ne faut pas s’y tromper : cette façon de le ridiculiser ou de le rabaisser au motif que son comportement nous paraît bizarre ou excentrique peut avoir de véritables conséquences.

La Corée du Nord possède l’arme nucléaire et des missiles balistiques qui peuvent atteindre la Corée du Sud, le Japon ou encore les Etats-Unis. Elle pourrait également vendre des armes à des pays ou des acteurs non étatiques qui menacent le monde, du Moyen-Orient à l’Europe. Nous ne pouvons donc pas, au motif que nous n’avons que peu d’informations, nous en tenir à tourner Kim Jong-un et la Corée du Nord en ridicule. Le faire, c’est prendre le risque de se méprendre sur sa stratégie et commettre des erreurs d’appréciation… Ce qui, en définitive, pourrait conduire à de mauvaises décisions, voire à la guerre.

Selon vous, une idée largement répandue concerne les provocations militaires nord-coréennes, souvent perçues comme une réponse aux exercices militaires conjoints entre les Etats-Unis et la Corée du Sud…

C’est vrai. Jusqu’à présent, les Etats-Unis comme la Corée du Sud craignaient que des exercices militaires conjoints – qui sont essentiellement de nature défensive et visent à maintenir la dissuasion – soient perçus par Pyongyang comme une forme de provocation risquant de compromettre les efforts diplomatiques en cours. Un mythe que la Corée du Nord alimente également de son côté, et que nombre de pays ont intégré comme étant un fait !

Si bien que, de Clinton à Trump, plusieurs administrations américaines ont décidé de ne pas mener d’exercices militaires afin de maintenir le flux diplomatique et ne pas offenser la Corée du Nord. Dans le livre, nous montrons pourtant à partir d’une analyse de données à grande échelle qu’il n’y a pas de relation directe entre les exercices que les Etats-Unis mènent conjointement avec la Corée du Sud, et le fait que la Corée du Nord rompe des négociations. Ça n’est donc pas sa motivation principale. Il s’agit d’une donnée importante que plusieurs décideurs avec lesquels nous sommes en contact ont depuis intégré à leur réflexion…

Les Nord-Coréens ont une opinion négative des Etats-Unis, mais elle n’est pas aussi omniprésente et globale qu’on le dit souvent

Vous vous êtes également penché sur les activités cyber de Pyongyang, dont on sait peu de choses, si ce n’est qu’elles sont devenues l’un des piliers économiques du régime, et l’une de ses armes clés. Mais à quelles fins ?

Nous avons vraiment commencé à prendre conscience des activités cyber de la Corée du Nord lorsqu’elle a piraté Sony Pictures Entertainment en 2014, causant des dommages matériels et dérobant de nombreuses informations confidentielles. A l’époque, beaucoup d’experts en cybersécurité avaient été très surpris et impressionnés par la sophistication des capacités de la Corée du Nord en la matière. L’inquiétude numéro un était alors que Pyongyang s’en serve pour des activités terroristes à l’avenir, par exemple pour détruire le matériel d’une centrale nucléaire civile ou d’un réseau électrique.

Mais en réalité, nous montrons grâce à l’étude de données en open source que Pyongyang utilise principalement ces moyens pour commettre des vols de comptes bancaires, de banques commerciales, de distributeurs automatiques de billets ou encore de cryptomonnaies. Ce qui soulève une nouvelle crainte : à savoir que Pyongyang utilise les revenus tirés de ses cyber vols pour financer la prolifération des armes de destruction massive.

Un autre volet important de votre ouvrage porte sur l’opinion publique nord-coréenne…

Absolument. Nous avons mené des microsondages d’opinion auprès de Nord-Coréens « lambda », en les interrogeant sur qui compte vraiment pour eux, ce en quoi ils croient… Ce qui ressort, c’est que même si le gouvernement tente de programmer l’esprit des Nord-Coréens, cela ne les empêche pas de penser par eux-mêmes. Cette indépendance d’esprit repose sur les marchés, appelés jangmadang en coréen. C’est là qu’ils gagnent leur vie sans dépendre des rations du gouvernement, qu’ils échangent des informations sur le monde extérieur, et qu’ils se fournissent en produits importés, notamment de Chine. Fait intéressant : les Nord-Coréens que nous avons interrogés croient davantage les informations qu’ils obtiennent sur les marchés que celles provenant des journaux ou de la radio d’État. De quoi interroger, à tout le moins, sur l’efficacité réelle du gouvernement nord-coréen en matière de contrôle de l’information…

Que pensent les Nord-Coréens du programme nucléaire national, présenté comme la fierté du régime ?

Le public que nous avons interrogé exprime clairement du ressentiment face au fait que le gouvernement construise des armes nucléaires, tandis que le pays souffre de pénuries alimentaires et de médicaments. D’autant plus frappant que lorsque nous avons mené cette étude, le gouvernement était en pleine campagne pour vanter les succès de son programme nucléaire et l’adhésion de sa population…

Encore une fois, cela montre qu’il existe en Corée du Nord une pensée indépendante de la propagande d’État. Toutefois, cela ne signifie pas que les Nord-Coréens sont prêts à se révolter. Pour toute révolution sociale, de nombreux autres facteurs entrent en jeu. Mais il est clair que la réalité est moins caricaturale que la version qui voudrait que la « boîte noire » nord-coréenne soit une machine contrôlant à 100 % l’esprit des gens.

Vous avez aussi sondé l’opinion concernant les Etats-Unis et leurs alliés, dont on présume souvent qu’elle n’est pas positive…

Les Nord-Coréens ont vraiment une opinion négative des Etats-Unis, mais elle n’est pas aussi omniprésente et globale qu’on le dit souvent. Là encore, certaines de nos enquêtes ont été réalisées au plus fort de la crise entre les deux pays. A l’époque, les dirigeants s’insultaient mutuellement ! Alors comment l’expliquer ? Lorsque j’étais au gouvernement, sous l’administration George W. Bush, la Corée du Nord défiait souvent les Etats-Unis, taclant notre « politique hostile ». Ce à quoi nous répondions en faisant valoir que notre politique ne visait pas le peuple nord-coréen, mais l’obsession de Pyongyang pour les armes nucléaires.

Je me rappelle qu’au milieu des années 1990, lors de la famine qui a touché la Corée du Nord, les Etats-Unis avaient fait partie des principaux contributeurs à un appel annuel du Programme alimentaire mondial des Nations unies. Le riz américain avait alors été transporté dans des sacs en toile de jute sur lesquels était inscrit en coréen : « cadeau du peuple américain ». Peut-être qu’une partie de ce message est passée.

La mort soudaine de Kim Jong-un pourrait mener à l’effondrement de la Corée du Nord

Qu’en est-il de l’Europe ?

Difficile à dire. Les relations avec l’Europe étaient traditionnellement la porte d’entrée de la Corée du Nord vers l’Occident – et encore aujourd’hui, Pyongyang dispose de relations avec l’Allemagne ou encore les pays nordiques… Pendant longtemps, les programmes culturels entre les pays de l’UE et la Corée du Nord ont contribué à donner une image positive, ou du moins, pas négative, des Européens. Mais la situation a changé.

Compte tenu du soutien apporté par Pyongyang à la Russie dans le cadre de sa guerre contre l’Ukraine, bon nombre des interactions avec l’Europe pourraient cesser. Certes, la Chine et l’Iran ont aussi aidé la Russie. Mais la Corée du Nord est le seul pays à avoir fourni un soutien militaire direct sous forme de munitions, d’armes et de soldats. Personne d’autre ne l’a fait. Je ne pense donc pas que les Européens vont oublier cela de sitôt.

Vous documentez par ailleurs le fait que la relation entre la Corée du Nord et la Russie est loin d’être marginale. Quelles implications pourrait avoir cette relation à l’avenir ?

La relation entre la Russie et la Corée du Nord s’est fortement développée, comme le montrent nombre d’indicateurs que nous avons étudiés. Elle est probablement la seule chose qui aura vraiment des implications stratégiques à long terme pour l’Asie et l’Europe. Si Poutine aide la Corée du Nord à moderniser son programme d’armement nucléaire, cela pourrait conduire à une course aux armements en Asie. A l’inverse, Poutine sait qu’il va pouvoir compter à l’avenir sur Pyongyang, ce qui pourrait le rendre encore plus agressif, même en cas de règlement en Ukraine. Tout cela pour dire que, s’il y a encore quelque temps, Kim Jong-un se faisait humilier par Donald Trump – notamment lorsque celui-ci avait quitté la réunion à Hanoï – la guerre en Ukraine l’a en quelque sorte sauvé en lui permettant d’échanger des armes avec la Russie contre de la nourriture, du carburant, des médicaments, et peut-être même des armes de haute technologie. Cela a radicalement changé la donne pour la Corée du Nord.

Qu’en est-il de la Chine, historiquement proche de Pyongyang ?

La relation Chine – Corée du Nord est très opaque. Elle s’est dégradée lors de la pandémie, lorsque Pyongyang a fermé sa frontière avec Pékin. Et cela n’est pas allé en s’arrangeant à partir du moment où la Corée du Nord s’est rapprochée de Moscou. La Chine tente donc maintenant de reprendre le contrôle de cette relation – ce qui est apparu très clairement lors du défilé de la Journée de la Victoire à Pékin, où Xi Jinping, Poutine et Kim Jong-un se tenaient ensemble sur l’estrade.

Pour l’heure, dans l’objectif de l’éloigner de Poutine, la Chine tente d’offrir beaucoup à la Corée du Nord : les échanges commerciaux entre les deux pays sont maintenant six fois plus importants qu’avant la pandémie. Un bon bilan, en somme, pour Kim Jong-un, qui est passé d’une situation vraiment désastreuse en 2022 à une position qui le donne désormais gagnant, tant vis-à-vis de la Chine que de la Russie. A mon sens, c’est la raison pour laquelle il ne semble pas très intéressé par une rencontre avec Donald Trump.

Quel pourrait être, d’après vos recherches, la source de changement la plus probable en Corée du Nord ?

La mort soudaine de Kim Jong-un, par exemple d’un accident vasculaire cérébral, comme ce fut le cas pour ses deux prédécesseurs. Kim Jong-un a une quarantaine d’années, mais il est clair qu’il n’est pas en bonne santé. Le problème étant que s’il venait à mourir demain, son successeur devrait être l’un de ses enfants. Or, à notre connaissance, ses enfants n’ont pas plus de douze ou treize ans. Ce qui pourrait mener à l’effondrement de la Corée du Nord, et créer des enjeux extrêmement importants, tant pour les Etats-Unis, la Chine, que la Russie et la Corée du Sud.

En attendant, la question de l’unification de la Corée reste un dossier brûlant. Or, comme vous l’écrivez, la plupart des prédictions extérieures à ce sujet se sont révélées fausses.

La Corée est un pays qui, pendant des milliers d’années, a été une civilisation unique. La réunification est inévitable. Elle pourrait avoir lieu demain et nous ne serions pas surpris. Comme elle pourrait ne pas avoir lieu avant cinquante ans, et nous ne serions pas surpris non plus. L’éventail des probabilités est très large. La seule référence empirique dont nous disposons est l’Allemagne, pour laquelle la réunification a été difficile.

L’Allemagne de l’Ouest a absorbé une population est-allemande moins importante que celle que la Corée du Sud devrait absorber en cas de réunification. Les écarts de revenus y étaient beaucoup plus faibles qu’entre la Corée du Nord et la Corée du Sud. Et il existait un certain degré d’interaction entre les deux Allemagne. Or, la Corée du Nord et la Corée du Sud sont complètement coupées l’une de l’autre. L’unification coréenne sera donc beaucoup plus difficile qu’elle ne l’a été pour Berlin.



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Author : Alix L’Hospital

Publish date : 2025-12-21 17:00:00

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