Cette pièce sans âme est un des lieux les plus secrets de la République. Les connaisseurs l’appellent le « salon de lecture ». Interdiction de prendre la moindre note dans cet antre sans fenêtres niché au cœur du siège de la DGSE, boulevard Mortier, à Paris. Car ce qu’on y lit ne doit jamais pouvoir être attribué au renseignement extérieur français. « Un paquet de papiers volumineux nous attend, sur lequel on se précipite sans faire attention à la décoration », résume une source proche du groupe Total Energies.
La multinationale pétrolière, entreprise française la plus profitable en 2024, fait partie des rares bénéficiaires de cette production de l’espionnage tricolore, préparé au sein du centre de mission sur le renseignement économique. Dans cette unité invitée à la plus grande discrétion, même en interne, 200 agents concourent au rayonnement des grandes entreprises tricolores. Ce service ferait gagner chaque année « plusieurs milliards d’euros à l’économie française », selon Bernard Emié, directeur de la DGSE jusqu’en février 2023, cité dans Les Espions du président (Albin Michel), de Pierre Gastineau et Antoine Izambard. Un propos que, dans l’environnement de Total, on aurait tendance à nuancer pour ce qui les concerne : « Ça dépend. On peut rarement attribuer au seul travail de la DGSE l’obtention d’un contrat ». Reste que certaines informations valent plus cher que d’autres.
Dans le « salon de lecture », le visiteur du groupe Total pourra découvrir des informations secrètes sur un marché public à l’étranger, ou sur les projets d’un dirigeant gouvernemental particulièrement influent. Des renseignements attendus puisque l’entreprise est incitée à formuler directement ses requêtes auprès de la DGSE. « Le service veut savoir ce dont l’entreprise a besoin. Ils sont en demande de commandes, de priorités », décrit un proche de Total, toutefois pas membre de la direction actuelle, qui elle, n’a pas souhaité donner suite à notre sollicitation. Le nec plus ultra du tuyau ? « Savoir ce que préparent les concurrents », avance un autre connaisseur du groupe Total, d’autant moins gêné que « les Anglais et les Américains font la même chose, sans même parler des Russes ou des Chinois ».
Six à dix fois par an, un membre du groupe est invité boulevard Mortier. Pas n’importe lequel : en décembre 2025, seuls deux cadres de Total Energies étaient titulaires de l’habilitation secret-défense nécessaire pour pénétrer dans le « salon de lecture ». Un sésame délivré après enquête, censé garantir l’intégrité de celui qui s’apprête à accéder au saint des saints. Le visiteur patiente dans une salle d’attente où il peut croiser un cadre de la DGSE de retour de mission, ou un agent secret d’un pays ami en attente de son rendez-vous, se souvient un ex-habilité. Dans le salon, il faut tout retenir de tête ; aucune indication n’est par ailleurs donnée sur l’origine des informations, source humaine, écoutes ou piratage. La qualité des documents est jugée « variable », notamment selon le pays visé, qu’il s’agisse d’un fief de la DGSE ou d’une région où le dispositif est plus faible.
Le projet d’une « war room » à l’américaine
Les échanges entre la DGSE et la multinationale ont même failli aller plus loin. En 2013, Emmanuel Macron, secrétaire général-adjoint de l’Elysée, Jérôme Poirot, coordonnateur-adjoint du renseignement et Philippe Caduc, PDG du groupe d’intelligence économique Adit, mettent au point un projet ultrasecret, Emergences. Il s’agit d’imiter les Etats-Unis en montant une « war room » au service des grandes entreprises françaises, avec tous les moyens du renseignement, en temps réel. Total est bien entendue associée à l’opération… mais François Hollande retirera finalement son accord. Pas question de risquer le scandale avec les partenaires américains. Les liens entre grands directeurs demeurent fluides. Selon une source proche de l’entreprise, Patrick Pouyanné et le directeur de la DGSE, Bernard Emié jusqu’en 2023, puis Nicolas Lerner, se voient en tête-à-tête quatre à six fois par an.
Par ailleurs, depuis au moins cinq ans, un conseiller du cabinet du directeur général est systématiquement placé en détachement auprès de Total Energies. Un poste-clé, qualifié d’ »officier de liaison » par le média Intelligence Online, un terme que le service secret français exècre. Selon un ancien dirigeant du renseignement, il s’agit davantage d’une « mobilité », censée faire découvrir à un cadre prometteur le fonctionnement d’un grand groupe. Sans nuire à sa carrière, au contraire : un des derniers « détachés » de la DGSE chez Total a depuis été nommé à un poste de directeur boulevard Mortier.
Ce type de relation évoque immanquablement Pierre Lethier, chef de cabinet de quatre directeurs de la DGSE, dans les années 1980, avant de collaborer au groupe Elf, absorbé par Total en 2000. Lors du procès de l’affaire Elf, il avait résumé, d’une formule biscornue, ce statut spécifique d’ex-espion passé dans le privé : « J’étais dans un dispositif particulier, qui correspond à une activité sans solde tout en restant en liaison avec le service ». Un legs encombrant et paradoxal, quand on sait que le groupe Elf a été créé, en 1962… contre l’entreprise Total, perçue comme trop indépendante. « Les gaullistes voulaient un véritable bras séculier d’Etat, en particulier en Afrique. Total n’était pas obéissant. Ils souhaitaient disposer d’une sorte d’officine de renseignements dans les pays pétroliers », écrira Loïk Le Floch-Prigent, président d’Elf entre 1989 et 1993, dans un long texte de « confessions » publié dans L’Express en décembre 1996.
« Elf, une agence de renseignement »
Pierre Guillaumat, le premier président d’Elf, a fait partie des fondateurs de la direction générale des services spéciaux (DGSS), le renseignement de la résistance, avant de devenir le premier ministre de la Défense du général de Gaulle. Il appelle naturellement à ses côtés des espions, dont le plus emblématique reste sans doute Maurice Robert, directeur du renseignement-adjoint boulevard Mortier lorsqu’il rejoint Elf, en 1973. « C’est donc devenue une habitude, une sorte de loi non écrite, qu’Elf soit une agence de renseignement, avec un certain nombre de véritables spécialistes qui sont en prise directe avec les services », a résumé Loïk Le Floch-Prigent dans L’Express.
Au rachat d’Elf, la direction de Total veut procéder différemment. Sous la présidence de Christophe de Margerie, entre 2010 et 2014, puis de Patrick Pouyanné, la multinationale double systématiquement ses contacts avec la DGSE de commandes à des cabinets de renseignement d’affaires. Jusqu’à plus de trente en même temps, dixit notre source. La production prend généralement la forme de notes synthétiques, trois pages au maximum, répondant à des questions précises. « Le but est d’être indépendant du gouvernement français, car les intérêts ne sont pas toujours alignés », souligne notre interlocuteur proche de Total. Il est ainsi arrivé que la DGSE refuse d’espionner un pays du Moyen-Orient, partenaire incontournable dans la lutte antiterroriste. « Il n’y a pas d’espions chez TotalEnergies », a affirmé Patrick Pouyanné sur LCI, le 19 novembre, en se démarquant de « l’ancien monde ».
Ce qui n’empêche pas l’entraide. Les suiveurs du procès Lafarge, le cimentier accusé de financement de Daech, ont eu une surprise en se plongeant dans le dossier d’instruction, narre Philippe Hardouin, ex-dirigeant de l’entreprise, dans L’Affaire Lafarge en Syrie (Cherche-Midi). Celui qu’il appelle « l’énigmatique monsieur T. », consul-adjoint de France à Dubaï, soupçonné d’avoir entretenu des liens avec le cimentier au nom de la DGSE, accepte de témoigner, en janvier 2021. Pour toute domiciliation, il donne… le siège de Total à La Défense. Une précaution inhabituelle. Au sein du groupe pétrolier, « monsieur T. » était placé en détachement.
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Author : Etienne Girard
Publish date : 2025-12-23 17:00:00
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