« Y’a bon Banania » ; « Toi y en a méchant Blanc ». Que ce soit dans la publicité ou dans Tintin au Congo, nous avons tous été confrontés un jour ou l’autre à ce que l’on appelle le « français petit nègre ». Et pour ma part, j’ai longtemps été persuadé qu’il s’agissait d’une sorte de sabir déformé par des Africains tentant de parler notre langue. Je me trompais lourdement, comme me l’a appris la lecture d’un ouvrage que je vous recommande (1). En réalité, ce parler singulier a été mis au point par… l’armée française.VOUS SOUHAITEZ RECEVOIR AUTOMATIQUEMENT CETTE INFOLETTRE ? >>Cliquez iciTout remonte en fait au XIXe siècle. A cette époque, la France recrute dans ses colonies des soldats qu’elle dénomme « tirailleurs sénégalais » (qu’ils soient issus ou non du Sénégal, mais passons). Une question se pose rapidement : quelle langue employer au sein de ces unités ? Le français classique ? Vous n’y pensez pas ! « Comment voudrait-on qu’un Noir, dont la langue est d’une simplicité rudimentaire […], assimile rapidement un idiome aussi raffiné […] que le nôtre ? », écrit sans fard l’administrateur et linguiste Maurice Delafosse.Aussi décide-t-on de créer de toutes pièces un français simplifié, conforme au niveau intellectuel supposé de la soldatesque locale. Une novlangue qui, c’est certain, permettra aux gradés francophones de « se faire comprendre en peu de temps de leurs hommes, de donner à leurs théories une forme intelligible pour tous et d’intensifier ainsi la marche de l’instruction », comme l’indique en 1916 un manuel militaire précisément intitulé Le français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais.En voici quelques caractéristiques, correspondant aux préconisations de Maurice Delafosse :- Remplacer le présent par l’infinitif > « moi parler ».- Marquer la négation par le seul mot « pas » > « lui manger pas ».- Multiplier les expressions « y a » ou « y en a » > « moi y a dit ».- Généraliser l’emploi du verbe « gagner » > « femme-là il a gagné ventre » (cette femme est enceinte).- Emprunter au français populaire et à la terminologie maritime : « mirer » au lieu de « regarder » ; « amarrer » du lieu d’ »attacher ».Mais l’Histoire peut être farceuse… A l’usage, en effet, ce « français simplifié » va se révéler bien plus complexe que le français ordinaire. Jugez plutôt. Au lieu de dire « La sentinelle doit se placer pour bien voir et se laisser voir », il est conseillé de s’exprimer ainsi : « Sentinelle y a besoin chercher bonne place. Ennemi y a pas moyen mirer lui. Lui y a moyen mirer tout secteur pour lui ». Trois phrases au lieu d’une ! La Grande Muette finira d’ailleurs par reconnaître son erreur. Le 7 juillet 1926, le très officiel Règlement provisoire interdit tout recours au parler « petit nègre ».Et pourtant… Exclu de l’armée, ce stéréotype continuera d’être employé durant tout le XXe siècle dans la littérature, le cinéma, la publicité, la BD, les cartes postales… Dans l’une de ses chansons, Edith Piaf met par exemple en scène un « pauvre Nègre » s’exprimant ainsi : « Moi pas vouloir quitter pays/Moi voulu voir le grand bateau » (2).La France impériale s’est toujours méfiée de l’écoleLe parler « petit nègre » est évidemment révélateur de la pensée raciste de l’époque, mais son existence remet aussi en cause le discours général de la France sur la colonisation. Pourquoi, en effet, aurait-il fallu y recourir si, comme nous le prétendions, notre pays avait bel et bien apporté les « lumières de la civilisation » aux populations locales ? Les historiens ont d’ailleurs établi depuis longtemps le caractère mensonger de ce récit (qu’avait déjà réfuté en son temps Clemenceau). Avec un argument massue : nulle part il n’y a eu de scolarisation généralisée. Et nulle part celle-ci n’a été gratuite avant la Seconde Guerre mondiale. Les chiffres en témoignent. En 1924, l’Afrique occidentale française comptait plus de 12,5 millions de personnes, mais moins de… 28 000 élèves, soit 1 habitant sur 500 (on en recense 1 pour 5 en France aujourd’hui).En réalité, les rares écoles publiques étaient réservées à une petite minorité appelée à assister l’administration coloniale. « Les élèves des « écoles des fils de chefs », étaient destinés, après leurs études, à servir d’intermédiaires entre les colons et les communautés locales, occupant là une position très enviable, qui générait prestige et avantages matériels […] tout en étant eux-mêmes soumis au pouvoir colonial », écrit ainsi l’historienne Rozenn Milin (3).En réalité, la France impériale s’est toujours méfiée de l’école, de crainte que la maîtrise du français ne donne des idées dangereuses aux populations locales. « Lorsque Jules Ferry a voulu généraliser l’école primaire obligatoire dans les trois départements algériens, il s’est heurté à une opposition farouche des Français vivant sur place », rappelle le linguiste Jacques Dürrenmatt (4). La crainte d’alimenter des velléités indépendantistes sera toujours la plus forte. Paradoxalement, c’est après les indépendances que l’enseignement du français va réellement décoller, notre langue étant vue comme une ouverture au monde et un sésame pour l’accès aux études supérieures.Quand je vous disais que l’Histoire pouvait être farceuse…RETROUVEZ DES VIDÉOS CONSACRÉES AU FRANÇAIS ET AUX LANGUES DE FRANCE SUR MA CHAÎNE YOUTUBE(1) Le français est à nous, par Maria Candea et Laélia Véron (Editions La Découverte)(2) Le grand voyage du pauvre Nègre.(3) Du sabot au crâne de singe, Histoire, modalités et conséquences de l’imposition d’une langue dominante : Bretagne, Sénégal et autres territoires, par Rozenn Milin. Thèse de doctorat en sociologie, Université Rennes 2, dirigée par Ronan Le Coadic et Ibrahima Thioub.(4) Bescherelle Chronologie. L’histoire de la langue française, sous la direction de Jean Pruvost, Editions Hatier.Voir aussiLinguistiques et colonialismes. Glottopol n° 20. Juillet 2012, sous la direction de Cécile Van den Avenne.Non-langue et littérature. L’exemple du parler petit-nègre, par Ozouf Sénamin Amedegnato, dans L’imaginaire linguistique dans les discours littéraires politiques et médiatiques en Afrique, sous la direction de Musanji Nglasso-Mwatha. Editions Presse universitaire de Bordeaux.A lire ailleursLa justice martiniquaise réaffirme la primauté du français sur le créoleLe tribunal administratif de Fort-de-France a annulé jeudi 3 octobre 2024, une délibération de la Collectivité territoriale de Martinique qui, en mai 2023, avait reconnu la langue créole comme langue co-officielle de l’île.Dictionnaire culturel de la mer et de la marineDe A comme « aak » (bateaux fluviaux à voile utilisés aux Pays-Bas) à Z comme « zugite » (marins qui, dans les galères de combat antiques d’Athènes, maniaient les rames du rang intermédiaire), cet extraordinaire dictionnaire nous offre sur près de 1 000 pages une aventure inédite dans l’univers de la mer et des océans. Avec des entrées consacrées à Baudelaire, à la Société de secours et des œuvres de mer, aux méduses, à l’île d’Ouessant et au sablier de demi-heure. Une somme à la fois érudite et accessible.Dictionnaire culturel de la mer et de la marine, par Pascal-Raphaël Ambrogi (Editions Honoré Champion). »Les contradictions de l’idéal monolingue français »Tel sera le thème de la communication que donnera le linguiste Michel Launey le 22 octobre à 18 heures à l’université Paul-Valéry de Montpellier (salle A 105). Une intervention qui permettra de comprendre les atouts supposés du monolinguisme (commodité pour le fonctionnement de l’Etat, renforcement de l’unité nationale) mais aussi ses limites, notamment la relégation des langues régionales ou ultramarines et les atteintes aux droits de l’homme. Voici le lien zoom vers la visioconférence.Emmanuel Macron insiste sur le rôle économique du français« Si les 330 millions de personnes que nous avons aujourd’hui dans notre espace doubleront d’ici les prochaines décennies, c’est bien parce que cela fera du français une langue profondément attractive en termes de puissance commerciale et économique », a déclaré le chef de l’Etat à l’occasion du sommet de la francophonie qui vient de se tenir à Villers-Cotterêts. Les mauvais esprits ont remarqué qu’il n’avait pas prononcé l’expression « start up nation »…La justice martiniquaise réaffirme la primauté du français sur le créoleLe tribunal administratif de Fort-de-France a annulé jeudi 3 octobre 2024, une délibération de la Collectivité Territoriale de Martinique qui, en mai 2023, avait reconnu la langue créole comme langue co-officielle de l’île.Suivez ce colloque sur les langues régionalesUn colloque intitulé « Langues régionales, d’outre-mer et minor (is) ées : quelles urgences linguistiques ? » se tiendra à l’initiative de la linguiste Coraline Pradeau les 9, 10 et 11 octobre, sur le campus de Mont-Saint-Aignan de l’Université de Rouen Normandie (entre la Maison de l’Université et l’IRHIS). Les conférences plénières peuvent être suivies en direct sur ce lien : https://webtv.univ-rouen.fr/lives/en-direct-de-la-maison-de-luniversite/Plongez dans le ch’festival picard d’ech BieuvaisisMusiques, danses, chansons, contes, lectures et ballades mettront à l’honneur la langue et la culture picarde dans le Beauvaisis, du 11 au 20 octobre.Participez à un stage immersif de gasconPour la quatrième année consécutive, Ací Gasconha et le CFPÒC organisent les 22, 23 et 24 octobre au Centre culturel Tivoli d’Anglet (Pyrénées-Atlantiques) un stage intensif de gascon. Un excellent moyen d’améliorer votre niveau.L’ostal occitan de Narbonne a fêté ses 10 ansL’ostal occitan de Narbonne a été créé en 2014 par la volonté du maire Didier Mouly ; de ses adjoints Yves Penet et Jean-Marie Orrit ; de Jacky Grau, président de Convergencia narbonèsa et de Joan-Peire Laval, président de Pais Nostre. Il est devenu un véritable centre culturel autour de la langue occitane et tient lieu de quartier général à cinq associations régionalistes.Francophonie des territoires, ancrage local, rayonnement internationalLa francophonie se construit aussi dans les collectivités territoriales. Dans cette étude de l’Institut Terram, Benjamin Boutin recense les acteurs publics et privés qui, sur le terrain, sont impliqués dans ce projet. Et met en valeur leurs effets : animation culturelle, cohésion nationale, coopération décentralisée. Il formule également des propositions pour lui donner plus de force.Et si l’on rendait le français au peuple ?« Je mai levé a 5 heures. » Ainsi commence le Journal de femme de ménage, écrit par Pierre-Yves Roubert dans un style qui rappelle celui du vitrier Jacques-Louis Ménétra que j’évoquais dans cette infolettre le 3 septembre. Une manière pour lui de rendre hommage aux personnes illettrées avec lesquelles il a travaillé en tant qu’écrivain public et formateur. L’occasion, également, d’appeler à une simplification de la langue française écrite « afin de la rendre au peuple ». On peut en lire ici le premier épisode.A regarder« Mais c’est quoi la différence entre un dialecte et une langue régionale ? »Telle est la question sur laquelle s’est penché ce colloque organisé à la faculté de Strasbourg ce 20 septembre, à l’initiative de Pascale Erhart, directrice du département de dialectologie alsacienne et mosellane.A quoi servent les sommets de la francophonie ?Cette courte vidéo pédagogique de RFI permet de mieux comprendre les enjeux de ces sommets qui paraissent souvent inutiles. Et dans lesquels la géopolitique joue un rôle majeur.REAGISSEZ, DEBATTEZ ET TROUVEZ PLUS D’INFOS SUR LES LANGUES DE FRANCE SUR la page Facebook dédiée à cette lettre d’information.
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Author : Michel Feltin-Palas
Publish date : 2024-10-08 05:15:00
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