L’Express

« La fin du miracle » : pourquoi le modèle économique allemand vit ses dernières heures

La chancelière allemande Angela Merkel le 9 mars 2021 à Berlin




Réputée pour sa prudence, voire son indécision quand elle était au pouvoir, Angela Merkel aurait sans doute dû se dépêcher de rédiger ses Mémoires. Les 700 pages de Liberté (Albin Michel), qui tentent de défendre le bilan d’une ex-chancelière ayant dirigé l’Allemagne pendant seize ans, paraissent au pire des moments. Son pays est en train de réaliser que ses tourments sont loin de se résumer à la seule guerre en Ukraine, ou à l’éclatement de la coalition d’Olaf Scholz, provoquant des élections législatives anticipées en février 2025. Depuis cinq ans, le PIB de la troisième économie mondiale n’a progressé que de 0,1 %. Volkswagen, premier employeur industriel et symbole de la prospérité allemande, envisage la fermeture de trois usines en Allemagne, une première. En 2023, la part du charbon dans la production d’électricité représentait encore plus de 25 %.Ancien chroniqueur du Financial Times et fondateur d’Eurointelligence, Wolfgang Münchau a été lucide sur celle qu’on a longtemps dépeinte en « leader du monde libre ». En 2021, au moment des adieux d’une Angela Merkel encore auréolée de 80 % d’opinions positives, il la qualifiait déjà de « dirigeant politique le plus surestimé de notre époque ». Dans Kaput (Swift Press), qui vient d’être publié en anglais, Wolfgang Münchau analyse la « fin du miracle allemand ». Pour le journaliste, au-delà du cas Merkel, c’est un tout un système, qu’il qualifie de « néo-mercantiliste », qui est aujourd’hui à bout de souffle. Ce qui a fait la force du modèle allemand – l’industrie et l’exportation de biens matériels – est désormais sa principale faiblesse, faute de diversification et d’investissements dans les technologies numériques comme dans les services. « Le mépris de l’élite allemande pour les services, et son manque de compréhension de ce qu’ils sont, est très révélateur. Pour elle, l’industrie des services, ce sont les banquiers et les prostituées. Ils appellent cela le secteur tertiaire », ironise Münchau.Infrastructures obsolètesPendant plusieurs années, l’Allemagne a enregistré un excédent courant à plus de 8 % de son PIB. Mais cet excédent a été investi à l’étranger, ou dans des secteurs aujourd’hui en crise, comme l’automobile, plutôt que dans les nouvelles technologies ou les infrastructures. Le récent effondrement d’un pont à Dresde a mis en lumière la vétusté des ponts et du réseau autoroutier. Le système ferroviaire est lui aussi dans un état déplorable, avec plus de 30 % des trains grandes lignes qui n’arrivent pas à l’heure.En France, on a l’habitude de saluer le courage des réformes Hartz, sous le mandat de Gerhard Schröder, qui au début des années 2000 ont rendu le marché du travail plus flexible. Pour Wolfgang Münchau, cette obsession allemande pour la compétitivité a certes réussi à prolonger un modèle obsolète de quelques années, mais sans entraîner de remise en question. L’Allemagne a été la championne des exportations industrielles durant l’ère de l’hyper-mondialisation, des années 1990 jusqu’à 2020. « Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France lui ont laissé le champ libre. Et la Chine n’était pas encore là », résume le journaliste. Le pays a longtemps bénéficié d’un contexte favorable : une énergie bon marché grâce au gaz russe, une croissance forte de la Chine et d’autres pays asiatiques alimentant la demande pour les machines, la libéralisation du transport maritime par conteneurs… Mais depuis la pandémie du Covid-19, les rivaux de l’Allemagne ont changé d’état d’esprit, avec un retour au protectionnisme incarné par Donald Trump et un soutien à leur propre industrie, à l’image de l’Inflation Reduction Act (IRA) de Joe Biden.Aveuglement face à la Russie et la ChineLa guerre en Ukraine a montré à quel point le modèle industriel, forcément énergivore, de l’Allemagne, tout comme sa politique du « Wandel durch Handel » (le changement par le commerce) tournée vers l’Est, a provoqué une dépendance au gaz russe, alors même que les écologistes ont poussé le pays à sortir du nucléaire. Après une visite familiale chez Vladimir Poutine durant le Noël 2001, Gerhard Schröder a entretenu une véritable bromance avec l’autocrate russe. La puissante association Ost-Ausschuss der Deutschen Wirtschaft a elle aussi plaidé pour alléger les sanctions contre la Russie après l’annexion de la Crimée en 2014. Enivrées par cette énergie bon marché comme par les débouchés commerciaux à l’Est, les élites allemandes se sont aveuglées sur l’évolution idéologique du régime russe : « Lorsqu’un pays vit de ses exportations, il ne voit pas Vladimir Poutine pour ce qu’il est, mais comme le type qui parle couramment l’allemand, avec des manières de la vieille école, et qui danse avec la ministre autrichienne des Affaires étrangères lors de son mariage ». Plus lucide, la russophone Angela Merkel n’a pourtant rien fait pour limiter cette dépendance énergique et économique. Il aura fallu le sabotage des gazoducs Nord Stream en 2022 pour définitivement couper le cordon ombilical entre l’Allemagne et la Russie.Dépendante de ses exportations en Chine, l’Allemagne s’est montrée tout aussi myope sur le durcissement du régime chinois. La dernière grande initiative d’Angela Merkel en matière de politique étrangère a été d’imposer l’accord global d’investissement entre l’Union européenne et la Chine fin 2020, alors même que la majorité des Européens avaient depuis longtemps réalisé que Pékin était désormais plus un rival stratégique qu’un partenaire commercial.Le virage raté du numériqueChampionne des produits analogiques, l’Allemagne a complètement manqué le virage du numérique. En 2013, Angela Merkel, lors d’une conférence de presse avec Barack Obama, avait qualifié Internet de « Neuland », ou « terre inconnue », alors même que l’IPhone avait déjà 6 ans… « Les Allemands ont inventé le moteur à essence, le microscope électronique et le bec Bunsen. Mais ils n’ont pas inventé l’ordinateur, le smartphone et la voiture électronique. Au fil des années, cela est devenu un problème », note Wolfgang Münchau. Ce raté a des explications historiques. Alors que les physiciens allemands (Max Planck, Erwin Schrödinger, Werner Heisenberg…) cumulaient les prix Nobel et étaient les pionniers de la physique quantique, le nazisme a provoqué une fuite des cerveaux vers les Etats-Unis. Si le pays a, après la Seconde Guerre mondiale, continué à briller en mécanique et en chimie, il n’a pas participé à la révolution des semi-conducteurs. Le chancelier Willy Brandt a certes, au début des années 1970, souhaité développer la fibre optique en prévision de l’avènement de l’ère informatique. Mais ses successeurs ont multiplié les mauvais choix en la matière. Dans les années 1980, Helmut Kohl a par exemple poussé la télévision haute-définition, un projet de technologie analogique abandonné dès 1993. Aujourd’hui, la fibre ne représente que 10 % des connections internet en Allemagne, contre 35 % en moyenne dans l’OCDE, et plus de 50 % en France. Près de quatre entreprises sur cinq utilisaient encore le fax en 2023. Quand cette année une commission parlementaire a décidé d’en finir avec le télécopieur au sein du Bundestag, la motion a été déposée par… fax.L’innovation numérique s’appuie sur les start-up, et a besoin d’un écosystème capitalistique qui ne s’encombre pas de bureaucratie. Or le marché du capital-risque en Allemagne a longtemps été inexistant. « Les subventions sont destinées aux grandes entreprises dotées d’un service juridique, et non aux entrepreneurs qui se concentrent sur leur activité. Le problème des bureaucrates est que les grandes entreprises trouvent des moyens de les gérer. Ce n’est pas le cas des petites entreprises », souligne Wolfgang Münchau. En Allemagne, les grandes universités, autour desquelles prospèrent les start-up, sont aussi en retard par rapport à Oxford, Cambridge, Londres ou même Paris.La voiture, ce symbole nationalDans un pays où Volkswagen, Mercedes et BMW font la pluie et le beau temps, le symbole le plus cuisant des déboires de l’économie allemande reste le déclin inéluctable des voitures thermiques. L’industrie automobile représente près de 20 % de la valeur ajoutée dans tout le secteur industriel, et emploie directement près de 800 000 personnes. Or ces entreprises ont été incapables d’anticiper l’essor des voitures électriques, laissant ainsi la Chine et les Etats-Unis en pointe. Ferdinand Piëch, petit-fils de Ferdinand Porsche et ancien patron de Volkswagen, déclarait fièrement qu’il n’y avait pas de place pour une voiture électrique dans son garage. En 2013, l’un de ses successeurs, Martin Winterkorn assurait que les voitures électriques n’avaient aucun avenir pour les trajets longs.Pour Wolfgang Münchau, le corporatisme et la consanguinité entre élites politiques, économiques et financières ont alimenté le conservatisme allemand. Christian Lindner, chef du parti libéral FDP, est par exemple un ami proche d’Oliver Blume, patron de Porsche et Volkswagen. Ministre des Finances de 2021 à 2024 (jusqu’à son limogeage par Olaf Scholz), Christian Lindner a fait du lobbying pour la voiture thermique. Ces élites ont ainsi été incapables de voir que le fleuron industriel de l’Allemagne était touché par un changement de paradigme. Les voitures allemandes excellent en matière de mécanique, de vitesse et d’accélération. Elles ont en revanche raté le virage de l’IA, de la conduite automatique et des systèmes de divertissement à bord : « Une Tesla est un IPad avec des roues – en réalité, elle est plus facile à utiliser qu’un IPad », souligne Wolfgang Münchau. Alors que sur un bolide « made in Germany », il faut souvent consulter le manuel pour comprendre dans quel menu changer d’heure…Déjà « homme malade » en 1999…Tous les journalistes économiques le savent : il est périlleux de parier contre l’Allemagne. Le pays a vite rebondi après la Seconde Guerre mondiale, ou suite aux difficultés provoquées par la réunification. En 1999, The Economist qualifiait le pays « d’homme malade de l’Europe », alors que le taux de chômage y atteignait deux chiffres. La décennie 2000 a largement contredit ce diagnostic. Mais aujourd’hui, pour de nombreux observateurs, le déclin semble durable, alors même que la population allemande fait face à un vieillissement de masse, et que cette peur du déclassement s’accompagne d’une montée de l’extrême droite.Pour Wolfgang Münchau, c’est l’écart grandissant entre une France accro à la dette publique et une Allemagne ayant fait du « frein à la dette » un totem constitutionnalisé qui représente sans doute le plus grand risque pour l’Union européenne. En 2012, suite à la crise des dettes souveraines, et alors qu’Angela Merkel se refusait à aider la Grèce, le président de la BCE Mario Draghi avait empêché l’éclatement de la zone euro avec son « whatever it takes ». Mais en cas de crise financière de la France, un scénario de plus en plus réaliste, difficile d’imaginer que son voisin lui porte secours. « Il est impossible que l’Allemagne, qui s’est imposée une réduction rigoureuse de son déficit en sacrifiant ses investissements nets, renfloue un pays qui ne l’a pas fait », prédit Wolfgang Münchau. En attendant, la crise du modèle allemand est, elle, déjà une réalité. Mondialisation, énergie, contexte géopolitique, Chine… Tout ce qui a permis les succès de l’Allemagne a fini par se retourner contre elle. Le monde a changé, mais les élites allemandes commencent seulement à s’en rendre compte.



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2024-11-26 12:00:00

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