Rien ne va plus dans le groupe d’édition et de presse Bayard. Nommé début novembre président du directoire de Bayard, le nouveau patron François Morinière embauche, trois semaines plus tard, un numéro 2, Alban du Rostu comme directeur de la stratégie et du développement. Le tollé est immédiat. Le personnel et les syndicats s’émeuvent que le trentenaire, ancien de chez McKinsey, ait travaillé trois ans aux côtés du très conservateur et libéral Pierre-Edouard Stérin. Mobilisation des syndicats, menaces de grève, démission des auteurs, la bronca électrise. Et la direction recule. Une semaine après son recrutement, Alban du Rostu doit renoncer à prendre son poste. À cette occasion, la direction de Bayard annonce revendre la participation qu’elle avait prise dans le rachat de l’Ecole supérieure de journalisme de Paris, aux côtés de Vincent Bolloré, Bernard Arnault, le groupe Dassault et Rodolphe Saadé. Pour la première fois, le directeur écarté revient sur son départ contraint. Entretien.L’Express : Votre recrutement comme directeur de la stratégie et du développement du groupe Bayard a été annoncé le 25 novembre. Une semaine plus tard, face à la forte mobilisation des syndicats, la direction a renoncé à votre embauche. Dans quel état d’esprit êtes-vous ?Alban du Rostu : Je n’imaginais pas que ce serait dans un groupe chrétien qu’on me reprocherait d’être chrétien, et dans un groupe qui s’adresse à toute la population qu’on me reprocherait d’avoir travaillé avec un entrepreneur de droite. Être évincé d’un poste contre ma volonté, après un long processus de sélection, la signature d’un contrat de travail et sous la pression de syndicats et d’équipes qui refusent de me rencontrer au prétexte qu’on m’impute les opinions d’autres personnes, n’est-ce pas là de la discrimination ? Dans le passé j’ai travaillé pour le cabinet d’Emmanuel Macron à l’Elysée et désormais je me réjouissais de rejoindre un groupe dont certains titres sont plutôt marqués à gauche car je suis absolument persuadé que dans la situation d’opposition de conflits généralisés de notre société, il est urgent de bâtir des ponts et de rassembler en dépassant les clivages. Malheureusement certains préfèrent la division, les attaques ad-personam et refusent le dialogue. D’un point de vue global je suis très inquiet de ce que cela dit de notre société. Il est urgent de nous ressaisir collectivement autrement on court à l’affrontement.Pour quelles raisons pensez-vous avoir été choisi à ce poste de directeur de la stratégie ?J’ai été recruté au terme d’un long processus d’une dizaine d’entretiens et prises de références par l’un des principaux cabinets de chasse de tête de dirigeants. La raison principale tient au fait qu’après un début de carrière en fusions-acquisitions et chez McKinsey j’ai réalisé en tant qu’investisseur une cinquantaine d’investissements dont plus de vingt sur des secteurs qui auraient pu représenter des terrains de développement pour Bayard : musées immersifs pour rapprocher la culture de tous les publics, expositions immersives et en réalité virtuelle pour donner de nouvelles manières d’apprendre, studios de production de films, société de production et distribution sur les réseaux sociaux ainsi qu’une demi-douzaine de médias digitaux sur des sujets culturels et éducatifs. En me recrutant, Bayard faisait le choix de prendre pleinement ce virage vers de nouveaux marchés en croissance. Par ailleurs, mes nombreux engagements associatifs, notamment en solidarité internationale et dans le monde de la rue témoignaient de valeurs humanistes proches de ce que me semblait être l’ADN de Bayard.Bayard traverse des difficultés, quel était votre projet ?L’entreprise fait face à de grands défis qui imposent d’agir rapidement : baisse de la natalité qui impacte les ventes des publications jeunesse, digitalisation de plus en plus précoce, hausse des coûts de production, diminution du lectorat chrétien et globalement tension sur le modèle de l’abonnement. Mon projet était double : accélérer la transformation des actifs existants, notamment en termes de digitalisation, et réaliser de nouvelles acquisitions sur les secteurs en forte croissance du divertissement culturel (immersif, audiovisuel, réalité virtuelle) pour faire vivre l’ADN de Bayard via d’autres médiations. Malheureusement certains conservatismes semblent préférer le statu quo pour être certains que rien ne change.Les six syndicats du groupe Bayard ont fait valoir que votre parcours professionnel était de « nature à porter atteinte » à l’image de leur entreprise. En clair, ils vous reprochent d’avoir été durant trois ans le bras droit de Pierre-Edouard Stérin, entrepreneur conservateur et libéral. Comprenez-vous leur inquiétude ?Pierre-Edouard Stérin est un grand entrepreneur et un grand investisseur. J’ai pu, en dirigeant l’une de ses structures d’investissement, réaliser de nombreuses acquisitions de grande qualité à la fois en termes d’impact positif et de performance financière. Est-il de coutume de reprocher à un candidat à un emploi les opinions politiques de ses précédents employeurs ? Interroge-t-on les salariés de Free sur les opinions de Xavier Niel ou de LVMH sur celles de Bernard Arnault ? Ce sont à chaque fois de grands entrepreneurs et leurs opinions ne sont pas nécessairement celles de leurs salariés. Au-delà de ces opinions je regrette que ces syndicats n’aient pas accepté mes différentes propositions d’échanges, témoignant à nouveau de ce mal qui touche notre société : la crainte plutôt que l’échange.Dans les faits, vous avez été le directeur général du Fonds du Bien Commun. Ce fonds soutient des projets culturels et associatifs éloignés du « catholicisme social », dont se réclame le groupe Bayard, non ?C’est là que la situation est la plus malhonnête. Plusieurs dizaines de projets créés ou soutenus par le Fonds du Bien Commun ont fait l’objet d’une quinzaine d’articles extrêmement positifs dans La Croix et Pèlerin, titres du groupe Bayard, par exemple lorsque nous avons lancé la Maraude des parlementaires pour servir la soupe et le café à des sans-abri avec des députés de tous les partis, ou encore sur nos projets dans le patrimoine ou la culture. Sans compter bien sûr des projets comme ceux qui entouraient la visite du Pape François à Marseille. Ces projets ont rassemblé des interlocuteurs et des participants de toutes tendances et je réfute l’idée qu’il y ait des camps irréconciliables.Pierre-Edouard Stérin est ce qu’on appelle un « serial-entrepreneur »Dans vos fonctions de directeur général du Fonds du Bien Commun, vous avez participé au lancement du projet Périclès, cher à Pierre-Edouard Stérin, un projet politique qui vise à former et soutenir des candidats de droite et d’extrême droite. On peut comprendre que c’est en effet éloigné des positions du quotidien La Croix…Pierre-Edouard Stérin est ce qu’on appelle un « serial entrepreneur » qui lance en permanence de nouveaux projets. Pour porter ses opinions libérales et conservatrices il a souhaité lancer un projet à visée plus politique comprenant un volet de formation du personnel politique… En tant que son associé sur l’une de ses activités, il m’a sollicité comme il le faisait souvent pour échanger sur la vision ou l’équipe. Cependant j’ai souhaité, pour des raisons personnelles, ne pas prendre de rôle actif dans ce projet dont je ne suis ni fondateur ni administrateur, et les statuts officiels révélés récemment par la presse prouvent bien que mon nom n’y est pas.En annonçant votre départ, le groupe Bayard Presse a également déclaré renoncer à investir dans le rachat de l’École supérieure de journalisme de Paris aux côtés de Vincent Bolloré. Aviez-vous participé à cette décision d’investissement ?Je n’ai pas été associé à cette opération que j’ai découverte dans la presse. Je comprends qu’une dizaine d’entrepreneurs et d’entreprises sont présents dans ce tour de table, ce qui semble témoigner d’un projet visant à rassembler largement. Cependant la focalisation médiatique et politique s’est faite sur les différences au sein du groupe plutôt que sur les points de convergence et la volonté de travailler ensemble. Le groupe Bayard s’est retiré du projet. Il ne m’appartient pas d’en faire des commentaires.Le personnel d’une entreprise, détenue par une congrégation religieuse catholique, les Augustins de l’Assomption, exige le départ d’un directeur au motif qu’il serait catholique de droite. Est-ce à dire que chez les catholiques aussi, on ne sait plus travailler ensemble ?Jamais je n’aurais pu imaginer que ce soit dans un groupe portant haut les valeurs de tolérance et d’ouverture que je puisse subir un tel sectarisme. Le monde chrétien, comme la société entière doit à mon sens dépasser ces oppositions stériles qui n’existent que pour diviser. La rumeur, la foule, les caricatures ou fausses informations, l’emballement médiatique et des réseaux sociaux… tous les ingrédients de la division se sont manifestés en quelques jours à peine. Au-delà de mon cas personnel, il est urgent de nous ressaisir et de nous rassembler pour éviter l’éclatement de la société. Dans cet esprit je souhaiterais lancer dans les prochaines semaines une large initiative visant à dépasser ces clivages stériles pour inviter ceux qui le souhaitent à choisir le dialogue et l’échange.
Source link : https://www.lexpress.fr/societe/jamais-je-naurais-imagine-subir-un-tel-sectarisme-la-reponse-dalban-du-rostu-apres-sa-non-nomination-WGCPTARLRFAMHCZIQ6QGYKQ7YQ/
Author : Emilie Lanez
Publish date : 2024-12-06 12:11:02
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