L’Express

« FoSci », l’alliance des « super détectives » derrière les plus grandes révélations sur la fraude scientifique

Une alliance de lanceurs d'alerte a vu le jour ce mercredi 18 décembre. Leur objectif : traquer les fraudes scientifiques.




Le texte leur a donné du fil à retordre. Il a été modifié, encore et encore. Mais le voilà finalement publié. Ce mercredi 18 décembre, les chercheurs et enquêteurs à l’origine des principales révélations sur les plus grandes affaires de fraude scientifique de ces dernières années ont fait vœu d’allégeance : ils se sont ainsi engagés, dans une déclaration commune, à « décontaminer » ensemble la littérature scientifique, polluée par un nombre de plus en plus conséquent d’articles trafiqués.Les signataires, Lonni Besançon, Dorothy Bishop, Guillaume Cabanac, David Sanders, Nick Wise, Anna Abalkina, une vingtaine de noms pour l’instant, sont des stars dans leur domaine. A eux seuls, ces individus, chercheurs chevronnés ou simples citoyens en quête de vérité, ont fait chuter des icônes, provoqué la suppression de milliers d’articles frauduleux, et causé la fermeture de maisons d’édition toutes entières, infestées par la « désinformation scientifique ».Fruit de longues tractations, concrétisées dans une sorte de « conférence des parties » le 10 décembre dernier à dans les locaux de l’Institut universitaire de France à Paris, ces efforts de structuration n’en sont qu’à leurs prémices. La forme de la collaboration de ces « super-enquêteurs » reste à définir. Mais il s’agit d’une initiative inédite dans la lutte contre les abus en matière de recherche, un phénomène pouvant affecter jusqu’à 2 % de la littérature scientifique, soit des dizaines de milliers d’articles par an, selon les estimations.A l’instar des réseaux d’enquête comme Bellingcat, ou des collectifs de hackers comme Anonymous, l’activité de ce groupe, qu’il faut désormais appeler « FoSci », n’avait, avant d’émerger, aucun équivalent. Elle est née sur le tas, en réaction aux grandes évolutions du secteur scientifique, de plus en plus numérique, ouvert et poussant à publier toujours plus. Ses représentants puisent aussi bien dans la « forensique », l’étude des techniques d’enquête, que dans la « scientométrie », la science qui étudie la science.De véritables enquêtesContrairement à de simples scientifiques, ces enquêteurs originaires des quatre coins du monde ne se limitent pas à publier des études ou des rapports. Ils accumulent les preuves d’exaction, remontent l’historique des auteurs, documentent leurs précédentes malversations. Ils constituent de véritables dossiers, qu’ils livrent aux services éthiques des journaux scientifiques, ou dans les cas les plus graves, aux médias et aux services de police.Un mode d’action jamais vu, qui rend difficile l’adoption de lignes directrices. « En tant que collectif, devrions-nous opérer sous la bannière d’une association, d’une ONG, ou sans existence légale ? Doit-on ouvrir une nouvelle discipline scientifique, ou simplement servir de source ? Tout reste à construire », concède à L’Express Leslie McIntosh, une des organisatrices, vice-présidente chez Digital Science, entreprise d’outils informatiques à destination des scientifiques.Cette ancienne chercheuse, obsédée par la « confiance en la science », fait partie des initiateurs de cette étonnante alliance. Elle a glissé l’idée, en juin, lors d’un congrès mondial sur l’intégrité de la recherche à plusieurs de ces enquêteurs. Comme ça, juste pour voir, si ces hommes et femmes de caractère – il en faut pour s’attaquer aux multinationales que sont les maisons d’édition – pouvaient être partants. La proposition est osée : tout oppose certains membres, qui ne partagent, au-delà de leur amour pour la science, ni la même approche, ni la même culture. »Ne pas finir dépossédé de la conversation scientifique »Le soir même, Leslie McIntosh remplissait pourtant un restaurant de volontaires. « Cela n’a pas été très difficile. Notre communauté est très concernée par le risque de rupture de confiance qu’engendrent les mauvaises pratiques dans la science. Si on ne fait rien, les scientifiques finiront dépossédés de la conversation scientifique, c’est déjà ce qui s’est produit dans le secteur du journalisme », raconte l’enquêtrice. Son rêve ? Réunir toutes les parties prenantes de la science, pour qu’elles s’engagent à la réformer.Jusqu’à présent, les membres de FoSci n’étaient unis que par un groupe de discussion en ligne, appelé le « Collège invisible », et créé en 2017. Le terme a été choisi par son créateur, Guillaume Cabanac, chercheur en informatique à l’université Toulouse III, et autre fer de lance du collectif. Ces mots appartiennent en réalité à un autre scientifique, Robert Boyle, chimiste du XVIIe siècle. Il désignait ainsi ses échanges épistolaires avec les savants de son époque avant que ne soient créées les sociétés savantes contemporaines.Comme tous les membres de FoSci, Guillaume Cabanac a commencé à enquêter au contact d’articles de son domaine qui lui apparaissaient farfelus. Son activité a pris une tout autre ampleur lorsqu’il a développé un algorithme pour détecter les fraudes. Des milliers de faux ont été débusqués. Ces méthodes ont participé à la fermeture de groupes entiers d’édition, comme Hindawi, valorisés à plusieurs centaines de millions d’euros. Elles ont fait de Guillaume Cabanac un des « décontamineurs » les plus importants du secteur.Profitant de cette stature – il a aussi été nommé parmi les scientifiques les plus influents par Nature en 2021 – le chercheur s’est improvisé entremetteur. Avec Leslie McIntosh, qu’il a rencontrée en lui demandant l’accès à ses outils informatiques, les deux se sont mis en tête de mettre en relation ceux qui comme eux, se sont mis à scruter sans relâche la littérature scientifique. Avec déjà, l’idée de faire émerger une communauté capable de mobiliser contre la fraude scientifique, de porter un changement de culture au sein des laboratoires et des maisons d’édition.Des profils que tout opposeDe ce duo ont émergé des collaborations improbables, comme celle entre Nick Wise, un jeune et frêle docteur britannique et S. Reshadi, immense détective iranien dont l’anonymat a été préservé. Depuis Cambridge, derrière son ordinateur, le premier a mis au jour un réseau où des chercheurs proposaient d’inscrire des inconnus comme auteurs de leur étude, moyennant rétribution. Le second, S. Reshadi, a lui été un témoin direct de ces recels : « Mes professeurs de master à Toronto me demandaient d’y participer », raconte-t-il à L’Express.S. Reshadi n’avait jamais donné d’interview. Il a tenu à être des échanges à Paris. Sa présence dans les locaux d’un ministère occidental pourrait pourtant suffire à le faire arrêter. « Si je fais trop de bruit, les scientifiques que je dénonce pourraient utiliser le régime pour se venger », explique-t-il. Une précaution loin d’être superflue. Il n’est pas rare que les enquêtes prennent des dimensions géopolitiques. Comme celle au sujet de Rafael Luque, débusquée par Nick Wise. Le chercheur, chimiste espagnol pourtant très réputé, recevait de l’argent d’Arabie saoudite pour mentionner des universités locales et gonfler leur influence.Bon nombre des « sleuths » – limiers, en anglais – ont reçu des menaces. Qu’importe, David Sanders, signataire lui aussi, a fait le choix de s’afficher publiquement. Son combat a commencé un matin, il y a quatorze ans. Ce scientifique américain, jamais sans son couvre-chef, écoutait la radio, quand les journalistes ont annoncé une « révolution scientifique », des bactéries capables de se développer dans l’arsenic. Un non-sens : David Sanders le sait bien, il est spécialiste du sujet. Ses lettres envoyées à l’éditeur de cette étude, la revue Science, sont pourtant restées sans réponse. »Les Avengers de la science »L’article est désormais considéré comme faux. Les résultats étaient, sans doute, le produit d’une contamination au sein du laboratoire. Mais la publication n’a jamais été rétractée, faute de réaction de l’éditeur. Le cas a attiré l’attention d’autres chercheurs, qui eux aussi avaient dénoncé des incohérences. Le scientifique s’est alors mis à plaider pour leur cas, horrifié à l’idée que de faux résultats persistent. Les conséquences n’ont rien de théorique : les fausses pistes lancées par ces études infondées peuvent faire perdre des dizaines d’années ou des millions d’euros à la recherche.Jusqu’à la constitution de FoSci, les rédactions usaient de sobriquets pour désigner les « sleuths ». Le plus connu ? « Les Avengers de la science ». Guillaume Cabanac ne veut pas de ce surnom. « Une fois, on nous a surnommés les chevaliers noirs, comme si on était les méchants de l’histoire. Nous ne sommes que des scientifiques, ou des citoyens engagés rien de plus », défend-il. Mais il concède : « C’est vrai que réunir autant de profils et de compétences, c’est assez unique, et je comprends qu’on cherche des moyens de nous décrire ».La création du collectif devrait régler ces problèmes d’identification. Elle pourrait aussi faire avancer la reconnaissance de l’activité de sleuth. Beaucoup des « détectives anti-fraude » investiguent sur leur temps libre. C’est pourtant sur la base de ces « enquêtes du dimanche » que des chercheurs aussi connus que Didier Raoult sont tombés. « C’est important qu’on soit visible, c’est ce qui va conduire à notre légitimité », explique Lonni Besançon, l’un des Français à l’origine des révélations sur les méconduites du professeur marseillais, signataire lui aussi.Un sujet d’étude de plus en plus importantSe constituer en mouvement identifiable pourrait aussi aider à capter des financements. Là encore, les modalités restent à définir. Les enveloppes pourraient venir de dons, de partenariats, ou même de la recherche elle-même, de plus en plus soucieuse d’inventer de nouvelles pratiques. Plusieurs membres du groupe ont déjà obtenu une bourse du Conseil européen, en 2021, pour un projet multidisciplinaire appelé « NanoBubbles ». Le fond est prestigieux et son montant, particulièrement cossu : huit millions d’euros.L’octroi de cette bourse témoigne de l’intérêt grandissant des institutions. Longtemps considérée comme des dérives isolées, la triche scientifique est de plus en plus étudiée comme un phénomène « structurel ». De plus en plus d’études montrent que certaines évolutions du marché de la production scientifique, comme le passage à l’open access, modèle économique où ce sont les chercheurs qui payent pour être publiés, ont favorisé l’émergence de mauvaises pratiques.Dans leur déclaration collective, les membres de FoSci se sont engagés à participer à ces travaux, afin de mettre en évidence les causes de ce phénomène. Leur but ? « Améliorer la transparence et la fiabilité de la recherche » et « transformer les pratiques de publication et de diffusion des résultats scientifiques ». A terme, FoSci pourrait aussi devenir une sorte de think tank, conseillant les pouvoirs publics sur les mesures à prendre pour limiter l’infiltration de la mauvaise science.La bataille contre Elon MuskPlusieurs membres travaillent déjà à plein temps sur le sujet. C’est le cas de Guillaume Cabanac, titulaire d’une chaire à l’Institut universitaire de France, mais aussi d’Anna Albakina, sélectionnée dans les 10 de Nature de cette année. Cette économiste russe basée à Berlin mais au franc-parler moscovite s’est spécialisée dans l’étude des « paper mills ». Elle traque ces structures qui industrialisent la production de faux articles pour faire de l’argent, déstabiliser la production scientifique ou gonfler les CV de scientifiques prêts à tout pour monter.La chercheuse passe ses journées à épier les business de la contrebande scientifique, qu’ils prennent la forme de « revues prédatrices », qui ne s’embarrassent pas de relectures, ou de fondations prêtes à monnayer de la réputation scientifique contre une poignée de dollars. « Ce ne sont pas des sociétés écrans. Ces entreprises existent réellement, sont enregistrées, payent des taxes, reçoivent des prix entrepreneuriaux, ce n’est pas du tout marginal, elles font partie intégrante d’un système, qui par nature laisse ce genre de choses se produire », s’insurgeait-elle, en se présentant le 10 décembre.Une autre membre du collectif vient elle aussi de faire parler d’elle. On ne démissionne pas de la Royal Society. Dorothy Bishop l’a pourtant fait, et avec fracas. Une tentative échouée de faire exclure Elon Musk, insuffisamment intègre pour continuer à siéger dans la prestigieuse société savante britannique selon elle. Sur son blog, cette psychologue émérite, aujourd’hui à la retraite, a commencé par dénoncer une revue, qui sans la prévenir l’avait indiquée comme relectrice, rôle central dans le processus scientifique, car garant de sa fiabilité. « Je n’avais jamais vu passer une seule étude », précise-t-elle.Un aussi beau casting promet un bel avenir à FoSci. Leurs révélations ont déjà produit des effets : longtemps sourds aux critiques, accusés de mettre la poussière sous le tapis et de ne pas traiter avec suffisamment de sérieux les affaires, les éditeurs se dotent petit à petit de spécialistes de la fraude. De quoi traiter plus vite les plaintes, de plus en plus nombreuses. De fait, le volume d’articles retirés chaque année a déjà triplé depuis 2016. En 2023, 10 000 articles ont ainsi été rétractés, un record en large partie dû à la détection d’article frauduleux.Sage se veut exemplaire à ce sujet : la maison d’édition est passée de quelques centaines de dossiers pris en charge par an, à plusieurs milliers. Il fallait 300 jours pour traiter une plainte, contre seulement 22 désormais. « On a réinventé nos procédures. Lorsque les fautes sont flagrantes, on ne s’embarrasse plus de la réponse des institutions, on retire les études directement pour aller plus vite », raconte Adya Misra, responsable éthique de l’entreprise, elle aussi signataire. La pression des sleuths lui a permis de recruter deux salariés supplémentaire. Une petite victoire, mais la bataille se destine à être longue : son équipe, pourtant des plus actives, croule déjà sous les demandes.



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Author : Antoine Beau

Publish date : 2024-12-18 10:00:00

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