L’Express

Jaroslaw Kuisz : « Attendez-vous à ce qu’une vague de ‘mini Trump’ déferle bientôt sur l’Europe »

Jaroslaw Kuisz : « Attendez-vous à ce qu’une vague de ‘mini Trump’ déferle bientôt sur l’Europe »

Ne lui parlez pas de pays « postcommunistes », du groupe de Visegrad (« cette alliance est morte ») ni même du triangle de Weimar (« un triangle de déception »). Face aux multiples défis auxquels l’Europe est confrontée, et alors que les pays de l’Est « partagent une peur existentielle d’être rayés de la carte par la Russie », « le temps est venu de dépasser les clichés post-guerre froide », plaide Jaroslaw Kuisz, fondateur de l’hebdomadaire polonais Kultura Liberalna, senior fellow au Zentrum Liberale Moderne de Berlin et chercheur associé au CNRS. Si l’arrivée du Premier ministre polonais Donald Tusk à la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne suscite un espoir renouvelé après celle du Hongrois Viktor Orbán, l’auteur de The New Politics of Poland (livre de l’année 2024 selon Foreign Affairs) et du best-seller Post-traumatic Sovereignty explique pourquoi, selon lui, Varsovie « ne peut pas se permettre une politique de confrontation avec Washington ». « En cas de besoin, Donald Tusk restera dans l’ombre de Donald Trump, comme les autres pays de petite et moyenne taille », prévient-il.

A L’Express, le politiste décrit une Europe oscillant entre la logique du « sauve-qui-peut » et celle du « plus d’Europe », face à un triangle « néo-impérialiste » composé de la Russie de Vladimir Poutine, de la Chine de Xi Jinping et des Etats-Unis de Donald Trump. Convaincu que « le style et le contenu des politiques de Washington affecteront les démocraties européennes », Jaroslaw Kuisz prédit « une vague de mimétisme autoritaire en Europe vis-à-vis des choix faits par les Etats-Unis ». Entretien.

L’Express : Depuis le mois de janvier, la Pologne occupe la présidence tournante du Conseil de l’UE, avec un mot d’ordre, « Sécurité, Europe ! » – tant, semble-t-il, sur le plan énergétique, économique, alimentaire, que sanitaire et bien sûr, sur le plan de la défense… Comment le comprenez-vous ?

Jaroslaw Kuisz : Je dirais que ces espaces politiques se rejoignent autour d’une notion : la souveraineté. Car dans la conscience collective des peuples voisins de la Russie, un message important est encodé : la souveraineté précède la démocratie. C’est pourquoi la défense de l’indépendance est considérée comme cruciale pour tous les aspects que vous évoquez. Quand on parle de sécurité, on pense à l’indépendance de Tallinn en Estonie ou de Varsovie. Mais prenons garde aux malentendus sémantiques. La défense de la souveraineté n’est pas nécessairement synonyme de nationalisme. J’ai abordé ce sujet plus en détail dans mon livre The New Politics of Poland : A Case of Post-Traumatic Sovereignty (Manchester University Press). Les pays qui risquent d’être rayés de la carte axent leurs politiques sur la question de l’indépendance. Raison pour laquelle des politiciens prodémocratiques comme l’ancienne Première ministre estonienne et nouvelle vice-présidente de la Commission européenne Kaja Kallas, le président de la République tchèque Petr Pavel ou Donald Tusk peuvent prôner la défense de leurs pays sans qu’il s’agisse de nationalisme pour autant.

En France, des livres sur le déclin inévitable de l’Occident comme ceux d’Emmanuel Todd sont des best-sellers. C’est regrettable

A l’heure de multiples défis pour l’Europe, les yeux se tournent vers les potentiels alliés sur lesquels Varsovie pourrait compter, et rien ne semble sûr…

L’Union européenne est en souffrance sur le plan géopolitique depuis février 2022 et l’invasion de l’Ukraine, qui a marqué le début d’une pression ouverte émanant du triangle néo-impérialiste regroupant Vladimir Poutine, Xi Jinping et désormais Donald Trump. Or nos réponses vont dans deux directions : « sauve qui peut » – c’est-à-dire un retour maximal aux Etats-nations avec leurs frontières et leurs illusions de protection. Ou « plus d’Europe » – c’est-à-dire s’opposer aux ambitions prédatrices du triangle néo-impérialiste. En pratique, tous les pays, y compris la France ou la Pologne, naviguent entre ces deux tendances. Le slogan « Sécurité, Europe ! » est une tentative de réunification de l’Europe. Car aujourd’hui, le Vieux Continent ressemble de plus en plus à un puzzle en pièces détachées. Les tensions politiques ont porté les populistes au pouvoir dans des pays comme l’Italie, la Belgique ou la Finlande. Les divergences d’opinion ont affaibli le tandem Berlin-Paris. En ce sens, l’autre partie du continent – l’Europe centrale et orientale – subit un processus miroir de défragmentation. Nous sommes tous très divisés. Il est temps de changer les lunettes de lecture politique. L’Europe de l’Ouest a du mal à lire l’Europe centrale et orientale. C’est un problème car, évidemment, cela complique la communication dans les moments de crise. Par exemple, on entend parfois encore parler de pays « postcommunistes », comme s’il s’agissait d’un seul et même bloc uni autour d’un même agenda. C’est assez incroyable…

Qu’est-ce que cela implique exactement ?

Que les grilles de lecture et de compréhension de l’Europe sont dépassées. Prenons un exemple : dans les pays tels que la Hongrie et la Slovaquie, les populistes pro-Poutine sont au pouvoir. En Pologne et en République tchèque, en revanche, ce sont des démocrates anti-Poutine qui sont au pouvoir. Les quatre pays formaient pourtant ce que l’on a appelé le groupe de Visegrad – qui servait à décrire la région de manière assez superficielle. Aujourd’hui, cette alliance est morte. D’autant que Viktor Orbán se mêle de la politique intérieure polonaise, et sabote la restauration de l’Etat de droit après le populisme. Il est donc raisonnable de supposer que sous Donald Tusk, il n’y aura pas de réconciliation polono-hongroise. En réalité, cette tension entre Varsovie et Budapest est un écho de la guerre idéologique mondiale – ce que l’on peine à voir en restant arrimés à ce concept de groupe de Visegrad. Autrefois, le communisme luttait contre le capitalisme. Aujourd’hui, le populisme national tente de vaincre la démocratie libérale. Pour cette raison, il me semble que le temps est venu en Europe de dépasser les clichés post-guerre froide. Et il y a urgence : tant que nous sommes divisés, les questions les plus importantes ne peuvent être traitées à l’unanimité.

Concrètement, que faire alors ?

Commencer par reconnaître la naissance des nouvelles alliances qui se dessinent au sein de l’UE. Or depuis 2022, une alliance – assez inattendue sans doute pour l’Europe de l’Ouest – a vu le jour : celle des pays partageant des frontières directes avec la Russie. A savoir la Finlande, les Etats baltes, jusqu’à la Pologne, l’Ukraine bien sûr, la Roumanie et la Moldavie. De fait, ce regroupement tient depuis au moins deux ans, et pour cause : tous ces pays partagent une peur existentielle d’être rayés de la carte par la Russie, comme jamais depuis le XVIIIe siècle. Rien à voir avec une quelconque russophobie ! Ces Etats sont unis par les événements de 1939 quand, de la Finlande à la Roumanie, ils se sont retrouvés partagés entre la Russie et l’Allemagne nazie. Cette inquiétude vitale a fait son retour dans les esprits. C’est la raison pour laquelle, avec le motto qui est le sien – « Sécurité, Europe ! » – Donald Tusk lance un appel à ces alliés-là. Tel est le socle des nouvelles alliances en Europe : elles se fondent sur une histoire commune et des intérêts et enjeux géopolitiques communs.

Qu’implique l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche pour la présidence de Donald Tusk ?

L’Ukraine est toujours en guerre, aux portes de la Pologne notamment, et l’issue de cette situation n’est pas prévisible. Pour beaucoup de pays européens, il faut bien comprendre que la protection des Etats-Unis est vitale. Donald Tusk ne peut pas se permettre une politique de confrontation avec Washington. Je pense donc qu’il s’efforcera d’établir les meilleures relations possibles avec les Etats-Unis, et qu’en cas de besoin, il restera dans l’ombre de Donald Trump, comme les autres pays de petite et moyenne taille. Comprenez-moi bien : c’est une situation qui est idéologiquement dramatique pour les personnes de la génération Tusk, influencée par un phénomène que j’appelle le mythe postcommuniste de l’Ouest. A l’Ouest, avant 1989, mais aussi longtemps après, tout semblait politiquement, économiquement, juridiquement et même moralement plus enviable qu’en URSS. Ces illusions, qui ont été si importantes pour alimenter la modernisation postcommuniste, sont aujourd’hui loin derrière nous. Nous sommes dans une période de désorientation idéologique majeure. Et par ailleurs, nous observerons sans doute une vague de mimétisme autoritaire en Europe vis-à-vis des choix faits par les Etats-Unis. Je suis convaincu qu’il y aura une vague de « petits Trump » sur le Vieux Continent. Le style et le contenu des politiques de Washington affecteront les démocraties européennes.

L’Europe de l’Ouest est-elle à la hauteur de l’enjeu pour l’Europe de l’Est ?

En Europe de l’Est, nous sommes des pro-européens pessimistes de naissance. Lorsque le philosophe roumain Cioran parlait de l’inconvénient d’être né, il songeait probablement à notre partie du Vieux Continent. « L’Europe n’est pas encore perdue, tant que nous sommes en vie. » C’est par ces mots que Tusk a commencé son discours au Parlement européen à Bruxelles. Il s’agissait d’une référence aux premières paroles de l’hymne polonais [NDLR : « Et la Pologne n’a pas encore péri »] et, devrions-nous ajouter, de l’hymne ukrainien. Cependant, il s’agit d’un appel dramatique, voire tragique, si l’on se place du point de vue de Varsovie. L’hymne a été écrit en 1797, juste après l’effacement brutal de l’Etat polono-lituanien de la carte deux ans avant. Et maintenant, en 2025, en se référant à ces mots, Tusk essaie de faire appel à la conscience des politiciens des pays d’Europe de l’Ouest.

Récemment, j’ai participé à un débat européen avec un éminent historien français, Patrick Boucheron. Echange qui m’a permis de confirmer que les historiens ont beaucoup d’empathie et de conscience du poids des traumatismes de l’Europe de l’Est. Mais les hommes politiques ? Il n’y a plus de quoi être impressionné par la politique française ou allemande sur le plan des idées. Et en même temps, il est si important pour nous que l’Ouest ne doute pas de lui-même ! L’Union européenne, les valeurs démocratiques développées après la guerre froide, les acquis de la démocratie libérale sont des réussites fragiles qui doivent être protégées en permanence. Or pendant ce temps, en France, des livres sur le déclin inévitable de l’Occident comme ceux d’Emmanuel Todd sont des best-sellers. C’est regrettable.

Le triangle de Weimar, censé regrouper la France, l’Allemagne et la Pologne peut-il encore compter ?

Pour l’instant, c’est un triangle de déception. Quand Donald Tusk a pris le pouvoir en décembre 2023, l’alliance de Weimar était une option très attendue dans les cercles d’opposition libérale, qui pensaient ainsi créer un contrepoids pro-européen face au populisme. Mais ça n’a pas vraiment marché, parce que le moteur Berlin-Paris ne fonctionne plus. La politique allemande est en crise, même si les prochaines élections sont censées résoudre cette situation. Mais les élections législatives françaises ont montré que la convocation d’élections peut aggraver une situation de crise… Par ailleurs, subsiste aussi une certaine méfiance à l’égard des politiques de Berlin et de Paris, pour des raisons bien décrites par Sylvie Kauffmann dans son livre Les Aveuglés. Pendant des années, la France et l’Allemagne ont essayé de s’entendre avec la Russie sans se préoccuper des pays d’Europe centrale et orientale, et même à leurs dépens. Aujourd’hui, c’est encore un élément important.

De fait, à long terme, les démocrates et les libéraux au pouvoir en Allemagne et en France ne sont ni forts, ni stables. A Paris comme à Berlin, on dit déjà ouvertement que dans trois ou quatre ans, les prochaines élections pourraient être remportées par l’extrême droite pro-Poutine. Est-il dès lors possible de mener une politique étrangère à Tallinn, Vilnius ou Varsovie sans penser aux conséquences d’un tel scénario ? Au fond, personne ne peut dire si la démocratie libérale survivra à Emmanuel Macron, ou au potentiel futur chancelier allemand Friedrich Merz… Aucune alliance naïve n’est possible dans ces conditions. Dans son livre Democracy Rules, Jan-Werner Müller appelait à ce que la lutte contre le populisme aujourd’hui ne soit pas une question d’optimisme naïf. Il faut garder un minimum d’espoir mais agir de manière raisonnable.

La Pologne ne pourrait-elle en tirer profit pour affirmer son leadership ?

Certes, il s’agit là d’une perspective séduisante pour la Pologne du XXIe siècle. Il est évident que le centre de gravité de l’Europe se déplace vers l’Est dans une certaine mesure. Avant tout en termes de dépenses d’armement. Mais peut-on sérieusement envisager une position de leader en Europe si les eurosceptiques prennent le pouvoir à Paris et à Berlin ? Ou, plus vraisemblablement, rendent plus difficile l’exercice du pouvoir ? Ce sont des questions fondamentales. Comment consolider sa position de leader de l’Union quand, ici et maintenant, la sécurité de l’Ukraine, des pays Baltes et enfin de la Pologne dépend des Etats-Unis ? Et puis, le gouvernement Tusk n’est pas si solide que cela non plus. C’est un gouvernement de coalition, et le résultat de la prochaine élection présidentielle de mai prochain est loin d’être sûr.

Si le candidat conservateur soutenu par le parti Droit et Justice (PiS) Karol Nawrocki était élu en mai, comment cela impacterait-il le reste de l’Europe ?

Ce serait un coup dur pour le programme de sortie du populisme consécutif au règne de Jaroslaw Kaczynski. Après l’éventuelle défaite de Rafal Trzaskowski, son opposant centriste libéral aux élections présidentielles, Tusk disposerait du pouvoir exécutif, mais serait affaibli, comme l’est actuellement Emmanuel Macron. Le chaos juridique de la Pologne, dont elle n’est pas encore sortie, n’en serait que plus grand. D’autre part, en tant que président, Nawrocki obstruerait le pouvoir de Tusk de toutes les manières possibles. Il est certain que les échos de la situation polonaise se feraient sentir en Europe. La seule chose qui ne changerait pas serait les dépenses de défense. Pour l’instant, cependant, Trzaskowski est en tête des sondages.



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Author : Alix L’Hospital

Publish date : 2025-02-13 16:56:00

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