Quelque 2 700 visites ministérielles en Seine-Saint-Denis. Depuis la création du département, en 1968 ? Pas du tout : ces 2 700 visites ont eu lieu de mai 2007 à avril 2018, soit… 20 déplacements par mois ! Et cinq par semaine, à chaque jour son ministre. L’ex-député François Cornut-Gentille révèle ce chiffre éloquent dans son livre Savoir pour pouvoir. Sortir de l’impuissance démocratique (Gallimard, 2021). « Au-delà de l’aspect pratique, ceux qui choisissent cette destination cherchent à démontrer qu’ils ne sont pas dans le déni et qu’ils n’hésitent pas à se confronter aux réalités difficiles de terrain. Or les emplois du temps sont conçus de telle sorte que les ministres n’ont le temps de rien voir », dénonce l’ancien parlementaire qui feint de s’interroger : « Dans un département où les problèmes sont gigantesques, les services de l’Etat n’ont-ils pas d’autres urgences à régler que de s’assurer que ces déplacements se passent bien ? »
Les gouvernements passent et le phénomène perdure. Si le Premier ministre François Bayrou, depuis son envol pour Mayotte fin décembre, a mis les voyages officiels entre parenthèses, les 35 membres de son gouvernement continuent de sillonner la France à coups de déplacements très balisés. Du 23 décembre 2024 au 23 janvier 2025, les ministres ont réalisé plus de 166 déplacements, soit près de cinq par membre de gouvernement. Des temps forts parfaitement millimétrés : planning organisé en plusieurs « séquences » ponctuées de visites d’usines, d’écoles, d’entreprises ou de nouveaux équipements ; table ronde avec différents acteurs ; « déjeuner républicain » réunissant des responsables locaux ; séance de « micro tendu » durant laquelle le ministre s’exprime devant la presse… « Au fond, tout cela s’apparente à la préparation d’une petite pièce de théâtre ou d’une scène de cinéma », résume l’ex-conseiller ministériel Emmanuel Constantin qui y consacre un chapitre de son livre Dans la machine de l’Etat (Gallimard, 2023).
Pour l’ancien haut fonctionnaire, membre de plusieurs cabinets ministériels sous Emmanuel Macron, cette « débauche d’énergie et de moyens » répond à plusieurs impératifs. « Comme celui de montrer qu’on est sur le terrain à l’écoute des citoyens, de communiquer sur les politiques publiques et les actions menées par le gouvernement, d’acquérir de la notoriété. Parfois tout cela en même temps », explique-t-il, tout en posant une question essentielle : ces visites remplissent-elles véritablement une fonction démocratique ? Oui, sans aucun doute, répond Roselyne Bachelot, intarissable sur ses innombrables déplacements au long de sa carrière politique, notamment comme ministre de la Culture, entre juillet 2020 et mai 2022. « Les gens ne comprendraient pas qu’on ne vienne pas à leur rencontre. Vous n’imaginez pas toutes les demandes qui nous viennent du terrain ! », s’exclame celle qui dit avoir été à bonne école avec ses « près de quarante ans de chiraquisme ». « Il serait tout de même incroyable que la ministre de la Culture ne soit pas à l’ouverture du Festival d’Avignon, n’assiste pas au Salon de la BD à Angoulême ou ne communique pas sur le pass Culture », poursuit-elle.
L’ancien député de l’Hérault Patrick Vignal, passé maître dans l’art d’organiser ces déplacements, les juge aussi incontournables… sous certaines conditions. « Dans ma circonscription, j’ai reçu pas moins de 54 ministres durant mes deux mandats et demi ! Mais il m’est arrivé de rejeter des demandes émanant de ceux qui refusaient de sortir d’une simple relation technocratique stérile », explique l’ex-élu, qui enchaîne les anecdotes. Comme celle du jour où il a accueilli Bruno Le Maire alors à la tête de Bercy. « Je me disais : le problème de Bruno c’est que s’il vient serrer les mains des citoyens, il aura peur qu’on lui prenne ses doigts », raconte celui qui réussira finalement à l’entraîner dans une boulangerie tournée vers l’insertion ou à arranger un temps d’échange avec de jeunes entrepreneurs. « On a aussi joué à la pétanque et fait étape dans un petit restaurant camarguais », poursuit-il avant d’enchaîner sur la visite de l’ancien ministre de la Santé François Braun, embarqué par un infirmier pour faire la tournée de ses patients ; sur celle de l’ex-garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti, qui s’est livré à une longue séance de questions-réponses avec élus et habitants ; ou encore sur celle de Gabriel Attal, alors ministre de l’Education nationale. « Je voulais lui faire rencontrer 15 enseignants qui avaient des doléances à faire remonter. Il m’a fallu me battre avec le rectorat pour que ça se fasse », poursuit-il, dénonçant notre « système politico-administratif qui passe son temps à se protéger au détriment des citoyens ».
Le 17 janvier, c’est au tour d’Elisabeth Borne, nouvelle hôte de la rue de Grenelle, de se rendre au lycée Hector-Guimard dans le XIXe arrondissement de Paris. La visite de cet établissement spécialisé dans les métiers du bâtiment et des arts s’enchaîne au pas de course, en présence du recteur, de la préfète, des élus locaux, du personnel de direction de l’établissement bousculés par les caméras. Entre deux ateliers dédiés à la taille de pierre ou à la sculpture d’ornementation, une inspectrice s’approche de la ministre pour l’alerter sur les difficultés de recrutement d’enseignants. Peu après son intervention, une huile du rectorat s’approche de l’intervenante et lui lance dans un sourire crispé : « Vous n’aviez pas de remarques plus positives à faire ? »
Tous les acteurs le disent : ces moments s’apparentent souvent davantage à des opérations de communication qu’à de vrais temps d’échanges. Cette dérive, susceptible d’accentuer le fossé entre les citoyens et la politique, ne date pas d’hier. L’ancien directeur de l’Office national des forêts de Franche-Comté, Michel Badré, se souvient avec précision du déplacement d’Edouard Balladur qu’il avait été chargé d’organiser en octobre 1994. L’une des « séquences » prévues devait en effet se dérouler dans les bois jurassiens. Trois semaines avant la visite, le cabinet de Matignon pose ses conditions : choisir un chemin bien empierré « parce que le Premier ministre n’aime pas avoir de la boue sur ses chaussures », orienté vers l’est « pour que les photographes n’aient pas le soleil en face d’eux au moment des prises de vue », dans une forêt de feuillus, « que le grand public préfère aux résineux », et organiser une rencontre avec un « vrai ouvrier forestier » prévenu au dernier moment pour éviter tout risque de manifestation éventuelle ! « Le cahier des charges fut respecté, avec un flic caché derrière chaque arbre positionné par le préfet », raconte Michel Badré. Le « ressourcement » sylvestre du Premier ministre, immortalisé par la presse, aura duré un quart d’heure. Personne ne releva que ce dernier était arrivé et reparti dans un convoi de deux gros hélicoptères.
Auprès du ministre, le grand organisateur de ces visites s’appelle le chef de cabinet. L’un d’entre eux, qui officia plusieurs années à ce poste sous les gouvernements Castex et Borne, évoque des « missions chronophages ». A commencer par la composition de l’épais « dossier ministre » qui regroupe une multitude d’informations comme des mini-biographies des élus locaux, le montant du budget de la construction du nouvel équipement en passe d’être inauguré, des éléments du discours à prononcer, un point sur les différentes actualités du territoire… « Lors de sa descente de voiture, le ministre peut être interpellé par la presse locale sur un événement passé inaperçu à Paris mais incontournable là-bas. S’il sèche, c’est la catastrophe ! On est obligés de parer à toute éventualité », raconte l’ex-conseiller, pour qui le choix du territoire répond à un ensemble de paramètres très étudiés. « Il nous faut varier les endroits, vérifier que le planning prévu a du sens et servira le message qu’on souhaite faire passer, mais aussi savoir où l’on met les pieds politiquement en tenant compte de l’étiquette des élus qui nous reçoivent, poursuit-il : « Et tout cela parfois pour rien ! Car les annulations de dernière minute sont fréquentes, notamment lorsque tombe une autre grosse actualité. On sait alors que notre déplacement sera inaudible. »
Car c’est bien l’objectif à ne jamais perdre de vue pour les organisateurs : capter une partie de l’attention médiatique, en ciblant particulièrement la presse régionale. « S’il y a 43 ministres, c’est pour qu’on ait tous les jours quelqu’un en presse quotidienne régionale », avait d’ailleurs lancé Emmanuel Macron au gouvernement en 2021. Il arrive que les journalistes perturbent le plan de communication bien huilé en posant une question « hors sujet ». « Quel est l’intérêt d’aller au fin fond du Larzac si c’est pour un avoir un échange sans aucun rapport avec le déplacement ? C’est dommage pour nous car on ne coche pas notre case mais aussi pour le territoire qui nous reçoit et ne se sent pas considéré », s’agace une ancienne cheffe de cabinet. Le 23 janvier, Rachida Dati se rend au Palais de Tokyo, à Paris, pour inaugurer un nouvel espace consacré, notamment, à la santé mentale des jeunes. A l’issue de la visite, vient la fameuse séance de micros tendus. Après une première question sur le sujet du jour, un journaliste embraye sur la rénovation du Louvre, annoncée quelques heures plus tôt. « J’en étais sûre ! Quand je vous ai vu aussi nombreux, je me suis dit « ils ne sont pas venus m’interroger sur le plan de soutien aux jeunes créateurs ou sur l’art-thérapie » ! », s’agace la ministre qui finit toutefois par répondre malgré les tentatives de ses conseillers d’écourter l’échange.
Certains membres du gouvernement actuel, comme Gérald Darmanin ou Bruno Retailleau, sont connus pour leur maîtrise des déplacements ministériels. Pour d’autres figures moins capées, battre le pavé ne garantit pas toujours le retour sur investissement. D’autant qu’ils se heurtent souvent à un os… à savoir leur ministre de tutelle. Un ancien membre du cabinet de Laurent Pietraszewski, ex-secrétaire d’Etat chargé des Retraites et de la Santé au travail, relate des échanges tendus avec ses homologues auprès de la ministre de plein exercice, Elisabeth Borne : « Avant tout déplacement, on devait leur soumettre notre programme et les annonces prévues en veillant, toujours, à ne pas marcher sur leurs plates-bandes. Sinon, gare au retour de bâton ! »
Les intérêts de carrière de chaque ministre entrent aussi en ligne de compte. « Lors de la dernière dissolution, on a vu qu’abandonner le terrain pouvait se payer cash. S’ils veulent avoir une chance d’enchaîner sur un mandat de député, les ministres se doivent d’être présents en fin de semaine dans leurs territoires. Voilà pourquoi, quand approche le week-end, beaucoup s’arrangent pour effectuer un déplacement sur leur trajet » explique cet autre ancien « chef cab » qui loue au passage le travail colossal des préfectures. « Ces dernières sont chargées de toute la préparation et de la sécurité et gèrent tous les rouages, de l’arrivée à la gare du ministre à 9 h 48 à sa montée dans le train à 17 h 50 », insiste Laurent Pietraszewski. Certaines, comme celle du Loiret, sont particulièrement sollicitées… car proches de la capitale sans se trouver en Ile-de-France.
La complexité monte encore d’un cran lorsque les départements en question sont en proie à des catastrophes. La symbolique de l’Etat se rendant au chevet des victimes reste extrêmement forte en France, comme l’a une nouvelle fois prouvé la polémique récente autour de François Bayrou. Le fait qu’en décembre dernier, le Premier ministre se rende au conseil municipal de Pau plutôt qu’à Mayotte ravagée par le cyclone Chido a été perçu par beaucoup comme un faux pas. « En cas de drame, le ministre qui ne se déplace pas est immédiatement conspué », confirme Roselyne Bachelot qui, du temps où elle était ministre de l’Ecologie, se souvient avoir attendu une semaine avant de se rendre dans le Gard et dans l’Hérault touchés par des inondations. « Les hélicoptères, les voitures, les forces de sécurité étaient mobilisés pour venir au secours des populations. Il n’était pas question de gêner leur travail. Pourtant, le fait que je retarde ma visite a été considéré comme un manque d’attention voire de l’indifférence ! » A la tentation du déplacement, il faudrait savoir résister… mais pas toujours. Un vrai dilemme de ministre.
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Author : Amandine Hirou
Publish date : 2025-03-01 06:45:00
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