Lors du dernier déjeuner des best-sellers de L’Express, le monde s’est divisé en deux camps : les Français et les Belges. Alors que nos compatriotes les plus sensibles se décommandaient à la dernière minute, pris de vertiges à l’idée de croiser Jordan Bardella, l’inoxydable Amélie Nothomb et le médecin légiste liégeois Philippe Boxho étaient, eux, bien présents, nous assurant qu’ils en avaient vu d’autres, la première en tant que fille de diplomate, le second dans sa salle d’autopsie. N’en déplaise à Baudelaire, qui les rhabilla pour l’hiver dans La Belgique déshabillée, nos voisins ont souvent plus de fantaisie et de liberté d’esprit que nous. La preuve avec Bernard Quiriny, né à Bastogne en 1978. Professeur de droit, critique littéraire perspicace et mordant (à Lire Magazine et ailleurs) et excellent romancier (on conseille notamment son Portrait du baron d’Handrax), il est encore meilleur dans le registre du conte et autres formes courtes. Ses Nouvelles nocturnes (Rivages), où le fantastique s’invite dans le quotidien, sont à offrir à tous les lecteurs rêvant d’une rencontre entre les atmosphères oniriques d’Edgar Allan Poe et l’humour grinçant de Roald Dahl.
Quels sont les ingrédients d’une bonne nouvelle aux yeux de ce spécialiste du genre ? Quiriny nous indique sa recette : « Une bonne idée (une situation, un événement, une bizarrerie), un fil bien tendu (pas de digression, pas d’intrigue secondaire, pas de découpage intérieur), une première et une dernière phrases bien soignées. On peut en dire énormément dans quelques pages ou quelques lignes, y faire tenir toute une vision du monde, par soustraction et suggestion. » Ses références s’avèrent des plus recommandables : « Mon saint-patron reste Marcel Aymé, aussi génial nouvelliste que romancier. Le Passe-muraille (le recueil et la nouvelle), je l’emporterai sur Mars ! Je le relis une fois par an, je suis toujours ébloui. Autres auteurs de formes brèves fétiches, dans des genres divers : Borges (pour les labyrinthes), Maupassant (pour le coup d’œil et la cruauté), Jules Renard (pour la clarté). Aujourd’hui, je suis admiratif des micronouvelles de David Thomas, dans un registre éloigné du mien. »
La nouvelle, hélas, n’a pas le vent en poupe chez nous. Comment expliquer ce phénomène ? Avec une rigueur mathématique, Quiriny nous liste cinq raisons : « 1) Genre très difficile à évoquer dans la presse, parce qu’il n’y a rien à pitcher. 2) Raréfaction des revues littéraires, qui constituaient un réceptacle pour les nouvelles. 3) Pas de tradition chez nous d’ateliers d’écriture créative, qui ont le mérite dans le monde anglo-saxon d’accoutumer des générations d’étudiants à la nouvelle. 4) En France, mythification du roman, genre réputé seul ‘sérieux’. 5) Crainte des lecteurs, vu qu’il y a plusieurs histoires, d’avoir à recommencer plusieurs fois l’effort initial d’acclimatation nécessaire à s’y plonger. Mais si le nouvelliste est bon, cet effort est annulé, ça passe tout seul. » De la même façon que les moralistes du XVIIe siècle ont pu trouver une certaine audience sur X, n’est-il pas envisageable que la nouvelle connaisse un essor dans notre époque où plus personne n’a le temps de lire ? Quiriny ne partage pas forcément notre optimisme : « J’aimerais croire que oui, comme la série supplante aujourd’hui le film, mais en littérature, le ‘privilège’ du roman fait de la résistance… Tant pis. Ou tant mieux : la nouvelle reste un genre de happy few ! »
En guise de conclusion, flattons la fibre patriotique de Quiriny. Ses racines wallonnes expliquent-elles la singularité de son talent ? « C’est possible ! Le plus drôle, c’est que je n’ai pour ainsi dire jamais vécu en Belgique, mais je me retrouve quand même à écrire ‘du belge’, avec un côté surréaliste et bizarre. Ça doit être la magie de la belgitude… Quoi qu’il en soit, je recommande à vos lecteurs trois nouvellistes belges. Il y a d’abord les deux Marcel (encore !) : Thiry (Nouvelles du grand possible) et Mariën (Le Fantôme du château de cartes). Dans la veine fantastique, mon compatriote préféré est peut-être Jacques Sternberg, qui a inventé son propre format, les nouvelles en une page. Les Contes glacés et les Contes griffus, c’est extraordinaire. » On pourrait en dire autant de la vingtaine de textes étranges et envoûtants qui composent Nouvelles nocturnes. Qu’on donne enfin à Quiriny le prix Goncourt de la nouvelle ! Et de notre côté, soyons raisonnables : délaissons les romans français au profit des nouvelles belges.
Nouvelles nocturnes. Par Bernard Quiriny. Rivages, 217 p., 19,50 €.
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Author : Louis-Henri de La Rochefoucauld
Publish date : 2025-03-07 06:00:00
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