Qu’est-ce qu’être libertarien ? Pour le politologue Sébastien Caré, c’est « tenir ensemble, dans un système cohérent, la défense des libertés individuelles, celle des libertés économiques et la lutte contre l’impérialisme ». Motivé par une défiance vis-à-vis des institutions, le mouvement s’inscrit dans les pas de penseurs comme Thoreau et de libéraux qui, des années 1910 à 1950, cherchaient une alternative à une droite conservatrice, puritaine et portée sur l’intervention militaire. Le libertarianisme n’émerge officiellement que dans les années 1960.
L’administration Trump II est la plus proche de la pensée libertarienne que les Etats-Unis aient connu : coupes dans toutes les dépenses publiques, retrait des enceintes multilatérales, déréglementation annoncée de l’économie. Elle donne aussi corps aux pires craintes des féministes : allégeance de milliardaires blancs à un président partial vis-à-vis des régimes autoritaires, gel de toutes les interventions en soutien à la cause des femmes, « l’énergie masculine » appelée de ses vœux par Mark Zuckerberg, portes ouvertes à l’influenceur misogyne Andrew Tate dans la sphère MAGA. Que cette tendance libertarienne se soit associée à du conservatisme pour hommes blancs relève d’un retournement plutôt que d’une filiation. En effet, l’idéologie est née d’un élan libertaire et progressiste, nourri par des femmes influentes qui y ont vu une voie d’émancipation salutaire. En voici quatre.
Voltairine de Cleyre (1866-1912)
Dans une Amérique où l’esclavage est aboli, mais où les femmes ne sont pas égales aux hommes, Voltairine de Cleyre lutte, aux côtés d’anarchistes et de défenseurs de l’amour libre, pour le droit à disposer de son corps, et contre un autre esclavage : celui, sexuel, du foyer matrimonial. Elle défend noir sur blanc la propriété privée et l’enrichissement personnel des femmes : le capitalisme est un salut face à l’Eglise et l’Etat, dont les normes nuisent aux femmes. « La domination de l’esprit par l’Eglise et la domination du corps par l’Etat sont les deux causes de l’esclavage sexuel », écrit-elle, féministe avant la lettre.
Les trois suivantes sont qualifiées de « mères fondatrices » du libertarianisme, pour reprendre les mots de l’historien Jim Powell.
Rose Wilder Lane (1886-1968)
Elle n’est autre que la fille de Laura Ingalls Wilder, créatrice de La petite maison dans la prairie. Sa pensée se cimente dans l’hostilité vis-à-vis du New Deal, politique de relance de Roosevelt pour remédier à la Grande Dépression dans les années 1930. Pour Wilder Lane, le remède à la crise pourrait bien être pire que le mal, en donnant à la puissance publique une place trop importante dans la vie des citoyens. Dans Give me liberty, un essai publié en 1936, elle fustige ceux qui sont « aveugles à l’Amérique et adorant l’Europe » marquée par les totalitarismes. Elle est aussi l’auteur d’un roman engagé sur la condition des femmes au début du siècle, Diverging Roads, racontant les trajectoires de deux amies : l’une s’est mariée dans son village natal, l’autre embrasse une vie de voyage. Elle-même divorcée (audacieux pour l’époque), c’est la seconde voie qu’elle a empruntée, refusant de se remarier pour préserver son autonomie créatrice.
Isabel Paterson (1886-1961)
Self made woman, autodidacte et issue d’une famille pauvre, Isabel Paterson devient une critique littéraire de renom au New York Herald Tribune. Son essai The God of the Machine est devenu un classique pour les libertariens, puisqu’elle y dénonce qu’un Etat trop puissant tue dans l’œuf l’énergie créatrice des individus nécessaire au progrès de la civilisation. Pour elle, « il n’y a pas de bien commun », et l’engagement américain dans les guerres est le prolongement logique et désastreux de l’intervention de l’Etat dans l’économie. Elle critique les « humanistes », qui trouvent dans la détresse des autres une opportunité de faire le bien, « se mettant à la place de Dieu ».
Ayn Rand (1905-1982)
Si elle n’a jamais eu de mots tendres pour les libertariens, Ayn Rand en a pourtant bel et bien été une source d’inspiration décisive et reste pour eux une figure tutélaire et intimidante. Réfugiée d’URSS, Rand plaide pour un Etat recentré, antiraciste, et profondément individualiste. L’avant-garde libertarienne a transité par son salon, à l’image de l’intellectuel Robert Nozick, de Murray Rothbard, à l’origine du parti libertarien ou encore de l’économiste Alan Greenspan, qui furent ses élèves. L’économiste-référence des libertariens, Milton Friedman, l’admirait. Le sénateur républicain Rand Paul est prénommé en son hommage, etc.
Rand donne corps au rêve américain dans ses romans-fleuves La source vive (1943) et La grève (1957) avec des figures d’entrepreneurs héroïques seuls contre tous. D’hommes… et de femmes. Dans ses romans, elles sont capitaines d’industrie ou éditorialistes redoutées, et mènent les hommes à la baguette. Si Rand ne s’est jamais proclamée féministe, elle l’a été malgré elle. Athée, pro avortement (ce qui la faisait critiquer vertement Reagan), rejetant toute superstition ou « pensée tribale », elle s’est toujours tenue éloignée de la droite conservatrice américaine. Trouvant une vertu à l’égoïsme rationnel, elle met en garde les femmes contre l’amour sacrificiel, et l’altruisme que les sociétés pieuses attendent traditionnellement d’elles. « Pour dire je t’aime, il faut d’abord savoir dire je« .
Le libertarianisme, auquel on associe les figures conservatrices américaines au pouvoir, s’est éloigné du code moral qui l’a forgé : une pensée progressiste et un individualisme rempart aux dérives autoritaires. Une fois n’est pas coutume, l’Histoire a filtré les idées… et n’a pas retenu celles qu’ont portées les femmes.
Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/quatre-femmes-liberales-face-a-trump-la-lecon-quil-ferait-bien-de-mediter-par-mathilde-berger-perrin-WGS2LMEBDRAH5FSK2W5IQKCMUQ/
Author :
Publish date : 2025-03-08 07:00:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.