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Holden Thorp : « En muselant la recherche, Donald Trump défait sciemment le pacte social d’après-guerre »

Holden Thorp : « En muselant la recherche, Donald Trump défait sciemment le pacte social d’après-guerre »

A 62 ans, Holden Thorp, emblématiques lunettes rondes et éternel air affable, mène, en quelque sorte, la recherche scientifique à son diapason. Passé par la direction d’universités de prestige, comme Saint-Louis ou North Carolina, ce chimiste de formation dirige désormais la très rude sélection éditoriale du groupe Science, l’une des plus influentes maisons d’édition scientifique contemporaines. C’est bien simple : les grandes découvertes se font dans ses journaux, ou ne se font pas.

Toutes les deux semaines, le spécialiste commente également les grands enjeux de la recherche pour Science magazine, sa revue phare. Depuis l’élection de Donald Trump, ses éditoriaux sont d’une toute autre gravité, appelant à l’ »union » et à la « résistance ». Un changement de ton qui témoigne de ce qu’il se joue outre-Atlantique. Coupes gigantesques, émergence d’une science « autorisée » et d’une science « interdite » : jamais l’appareil scientifique américain n’avait connu pareilles attaques qu’en ce début d’année.

Raconter l’histoire en marche demande une grande prudence. Holden Thorp le sait, en bon homme de science, il sous-pèse chaque mot avant de les prononcer. Ils n’en sont pas moins vertigineux. « Ce qui se passe aux Etats-Unis va affecter le monde entier. Et pas seulement la recherche. Ce sont les principes mêmes du contrat social d’après-guerre, fondé en partie sur la connaissance et l’innovation, qui sont menacés partout dans les pays occidentaux », alerte-t-il dans L’Express. Entretien exclusif.

L’Express : Vous avez publié la semaine dernière un éditorial appelant les scientifiques à s’unir face à Donald Trump. C’est très inhabituel pour des publications comme les vôtres…

Holden Thorp : Tout dépend ce que vous voulez dire. Mes journaux appartiennent à un groupe d’édition plus large, appelé l’Association américaine pour la défense de la science. Nous sommes fermement engagés pour la liberté académique. Personne n’essaye d’orienter ce que nous écrivons. Je suis libre de dire ce que je veux, on ne peut pas dire que les Américains découvrent mes opinions tranchées. Ce qui est inhabituel, c’est le moment que nous vivons, l’Amérique n’a jamais rien connu de tel. Ceux qui peuvent prendre la parole doivent le faire. Il en va de leur responsabilité.

Nous sommes à un moment historique ?

Oui, cela ne fait aucun doute. Les Etats-Unis traversent une période très difficile. De nombreux progrès et avancées sont remis en question. Les changements en cours se font à une vitesse sans précédent. En un mois, une grande partie des budgets ont été gelés ou coupés. Des pans entiers de la recherche se retrouvent contraints d’effacer certains concepts, comme ceux liés au genre, à la diversité ou à la justice environnementale. Personne ne s’attendait à une attaque d’une telle ampleur. De mon vivant, la science n’a jamais connu un tel défi à relever. C’est tout simplement le réexamen des principes défendus depuis plus de quatre-vingts ans aux Etats-Unis et dans les grandes démocraties occidentales que nous devons affronter.

Que voulez-vous dire ?

Après la Seconde Guerre mondiale, la science a connu un nouvel âge d’or. Persuadés qu’elle ferait ruisseler paix et prospérité sur les cendres d’une Europe dévastée, les dirigeants du Vieux Continent et leurs alliés en ont fait l’un des piliers de la reconstruction. C’est notamment à cette époque qu’ont été bâtis les principaux organismes de recherche actuels, comme le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en France, le Centre européen de la recherche nucléaire (Cern) en Europe, ou encore les National Institutes of Health aux Etats-Unis, pour ne citer qu’eux.

Jusqu’ici largement privée, la recherche a alors été sanctuarisée. Les institutions scientifiques et les universités ont été choisies comme garants. Des financements publics stables et une relative liberté leur ont été octroyés. Un article très connu, The Endless Frontier, écrit à l’an zéro de la paix, en 1945, par un ingénieur américain, Vannevar Bush, témoigne très bien de cette construction. L’idée était aussi de confier la production du savoir aux chercheurs pour garantir qu’elle ne tombe pas aux mains des agendas nationalistes, comme ce qu’il s’était passé dans l’Allemagne nazie.

Cette sanctuarisation est pour beaucoup dans l’hégémonie américaine, non ?

On dit souvent que le XXe siècle a été le siècle américain. Nous n’aurions jamais eu autant de succès sans l’invention de l’appareil scientifique tel qu’on le connaît aujourd’hui. Dans le même mouvement, les valeurs de la recherche, comme l’universalisme, l’inclusion ou la reconnaissance de l’apport de la diversité ont été en quelque sorte inscrites au contrat social de l’époque. En s’attaquant à ces mêmes institutions, Donald Trump entreprend, sciemment, de défaire le pacte social d’après-guerre.

Y a-t-il déjà eu des épisodes comparables dans l’histoire des Etats-Unis ?

La science fait régulièrement l’objet d’attaques, de pressions. Elle est souvent accusée d’aller trop loin, de nourrir des agendas politiques. Souvenez-vous des controverses autour des cellules souches, des manipulations génétiques et des organismes génétiquement modifiés. Certains disaient que ces recherches étaient contre-nature, et voulaient qu’elles disparaissent entièrement, au lieu d’une simple régulation. Mais ici, ce qui est nouveau, c’est que ce sont les fondements mêmes de la recherche, ses principes qui sont attaqués, pas juste certains sujets.

Une des mesures qui aura le plus d’impact sur ce financement de la science dont vous parlez est le plafonnement des fonds alloués aux frais de fonctionnement de la recherche…

Oui, aux Etats-Unis, une très grande partie des bourses accordés aux chercheurs reviennent dans les comptes des institutions, pour pouvoir acheter du matériel d’expérimentation. Vous savez, un accélérateur à particule, cela demande de très lourds investissements. Cette part accordée aux frais de fonctionnement pouvait monter jusqu’à 70 %. Donald Trump l’a limité à 15 %. Nous ne savons pas encore si la mesure va rester, car elle semble illégale. Il va falloir attendre la décision des juges administratifs. Une grande partie des budgets de recherche que Donald Trump veut supprimer ont été votés par le Congrès. Le président ne peut pas, en théorie, défaire tout seul ce qui a été décidé par les représentants de la nation.

Qu’est-ce qui vous inquiète le plus ?

Le retard que risque de prendre l’Amérique. Que les Etats-Unis puissent perdre leur position de leader de la science mondiale. Nous subirons les conséquences de ce séisme en premier, bien sûr. Mais il va y avoir de nombreuses répliques dans le reste du monde. Les institutions américaines étaient jusqu’à présent les grands bailleurs de fonds de la science mondiale, mais cela ne se résume pas qu’à une question d’argent. Il faut voir la science comme un gigantesque tissu de connaissances. Chaque maille est portée par plusieurs pays, plusieurs équipes, plusieurs laboratoires. Empêcher les coopérations internationales, comme le fait Donald Trump actuellement avec la sortie des Etats-Unis de l’Organisation mondiale de la santé ou l’interdiction de partage de données avec le reste du monde, aura des conséquences pour la fabrique du savoir en général.

La course au savoir et au progrès va ralentir ?

Plus que ça : si l’on détricote ce tissu, qui ne dit qu’il ne va pas s’effilocher ailleurs aussi ? Ceux qui comprennent encore aujourd’hui que la science est un effort commun vont devoir s’assurer qu’au Canada, en Australie, en Europe, en Asie, la science sera toujours libre de s’appuyer sur les principes qui font sa force. Que le savoir va pouvoir circuler librement, que les chercheurs seront libres d’écrire ce qu’ils pensent être juste, que les travaux seront relus par des pairs, et pas par des organismes de censure. On voit déjà de nombreux scientifiques s’autocensurer pour se conformer aux directives du gouvernement américain. C’est la défense des principes même de la science qui est en jeu. Maria Leptin, la présidente du Conseil européen de la recherche, a été très claire à ce sujet.

Les revues éditées par Science sont-elles affectées par les mesures de Donald Trump ?

Nous sommes indépendants, donc, de fait, nous n’obéissons pas à la plupart des décrets qui concernent d’abord les organismes fédéraux. Si certaines règles, certaines censures, notamment en matière de sujets pouvant ou non être abordés, risquent de s’appliquer durablement aux chercheurs américains, elles ne concernent pas nos journaux directement. Soyons bien clairs : jamais Science n’imposera une quelconque directive américaine au reste du monde. De la même façon que le muselage iranien ou russe de la science ne s’applique pas, une fois leurs travaux publiés dans nos revues.

Qu’est-ce qu’essaye de faire Donald Trump ? Est-ce une tentative brutale de faire des économies, ou une « offensive fasciste », comme on peut l’entendre ?

La nouvelle administration souhaite réduire les impôts, mais pour cela, elle doit d’abord couper dans les dépenses. Mais il n’y a bien sûr pas que cela. On observe aux Etats-Unis, mais aussi en Europe, et dans une certaine mesure dans le monde entier, une perte de confiance dans les institutions, doublée d’une forte tendance à vouloir chercher des réponses simples à des problèmes pourtant particulièrement complexes. Comme si tout pouvait être résumé en quelques secondes. Je crois que l’élection de Donald Trump et son action sont le produit de ce contexte international. Pour le reste, je ne me prononcerai pas.

Qu’est-ce qui nourrit cette grande défiance envers les institutions et la science que vous citez ?

En ce moment, ce sont justement les attaques que l’on subit qui alimentent la défiance. Mais je crois que la science elle-même est aussi responsable. Récemment, de nombreux scandales de fraude ont éclaté aux Etats-Unis. Les institutions ont parfois failli à sanctionner et reconnaître le problème. Aussi, nous n’avons pas assez noué le dialogue avec les populations. Nous sommes passés à côté de certaines attentes populaires, nous aurions dû faire plus d’efforts de communication et de pédagogie sur de nombreux sujets. Beaucoup de gens voient désormais les scientifiques comme des personnes qui vous disent quoi penser, obsédés par la connaissance et déconnectés des enjeux du quotidien. On en oublie le côté émancipateur.

Peut-on vraiment restaurer la grandeur de l’Amérique en débranchant sa recherche ?

Les premiers à bénéficier de ces mesures sont les concurrents de l’Amérique, Chine en tête. La Chine a fait de la science et de l’innovation technologique des objectifs centraux. C’est inscrit dans ses plans stratégiques quinquennaux. De son côté, l’Amérique dissuade ses chercheurs de faire de la science. Les scientifiques sont encouragés à mettre leurs compétences au service d’autres pays où la science est plus appréciée. Je ne vois pas comment on peut combattre la Chine en les laissant gagner sur le plan scientifique.

Vous appelez à l’unification des acteurs scientifiques américains pour absorber le choc à venir. Qu’entendez-vous par là ?

La réponse des scientifiques est par nature dispersée. Certains ont choisi de manifester vendredi dernier, dans une grande marche pour les sciences. D’autres écrivent des lettres ouvertes ou attaquent le gouvernement en justice. J’entends, ici et là, des critiques sur les actions des uns et des autres. La science est une grande entreprise diversifiée et bruyante qui compte des millions de personnes dans le monde entier, avec chacun leurs contraintes. Je ne pense pas qu’on puisse reprocher aux cadres des institutions, par exemple, d’appliquer les directives gouvernementales : ils sont obligés de le faire. La priorité, ce n’est pas de critiquer les actions des autres, mais de travailler, chacun dans son sillon, à défendre la science américaine.

Est-ce qu’il faut créer une union officielle, élire un porte-parole ?

Non. Il n’y a aucune chance qu’une seule voix émerge comme porte-parole. Cela n’arrivera pas. S’unir ne veut pas dire faire disparaître les individualités, simplement faire en sorte que les actions des uns servent celles des autres, dans le but commun de faire entendre notre message.

Les scientifiques français ont manifesté pour leurs confrères américains. Avez-vous un message à leur faire passer ?

D’abord, et je le répète, ceux qui publient avec nous doivent s’attendre à ce que nous fassions les choses comme nous les avons toujours faites. Nous ne changerons pas nos politiques éditoriales. Plus largement, je dirais que le plus important est l’entraide. Je pense que la priorité des chercheurs, qu’ils soient américains ou venant de France ou d’ailleurs, est de s’assurer que leurs collaborateurs aux Etats-Unis puissent travailler, de leur apporter leur soutien si nécessaire, pour que la science menée à l’échelle internationale se poursuive de la meilleure façon possible dans ces circonstances difficiles.

Quitte à ce qu’ils partent en France ? Beaucoup de chercheurs sollicitent les institutions françaises pour savoir dans quelles conditions ils seraient reçus…

Cela ne m’étonne pas. Il existe d’excellentes institutions en France, et je suis sûr qu’il y a beaucoup de chercheurs aux Etats-Unis qui aimeraient s’y installer. C’est une excellente opportunité d’embauche pour la France. C’est triste à dire, mais c’est le cas.



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Author : Antoine Beau

Publish date : 2025-03-09 16:30:00

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