Un tel rassemblement n’avait jamais eu lieu. A Paris, trente-sept chefs d’état-major (Cema, ou leurs représentants) se sont retrouvés le 11 mars pour échanger sur la sécurité du continent et le soutien à l’Ukraine, à l’invitation des généraux à la tête des armées française et britannique, Thierry Burkhard et Tony Radakin. Un moment d’autant plus historique que l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Japon, le Canada et l’Ukraine étaient présents, aux côtés des nations membres de l’Alliance atlantique. Seul absent, et non des moindres : les Etats-Unis.
Cet événement a jalonné une semaine inédite d’échanges autour de la défense européenne, avec la France au centre du jeu. Au moment où les généraux les plus étoilés s’asseyaient à la même table, les tensions se trouvaient à leur paroxysme entre le continent et le « grand frère » américain. Celui-ci venait de couper brutalement, quelques jours plus tôt, son aide militaire aux Ukrainiens, stoppant net les livraisons d’armes et lui fermant le robinet des renseignements militaires.
Comment avancer sans Washington ? Les autorités françaises ont su tirer profit des hasards du calendrier. Car les chefs d’état-major se sont opportunément réunis à l’occasion de la deuxième édition du « Paris Defence and Strategy Forum », organisé dans l’enceinte de l’Ecole militaire, près du Champ de Mars, du 11 au 13 mars. En ouverture de leurs travaux, Emmanuel Macron leur a proposé de passer « du concept au plan pour définir des garanties de sécurité crédibles, afin qu’une paix solide et durable soit possible en Ukraine », car « c’est le moment où l’Europe doit peser de tout son poids, pour l’Ukraine et pour elle-même ».
« Cette séquence avec les Cema, dans la suite des réunions tenues à Paris mi-février autour du président de la République, est au cœur de la question des garanties de sécurité en Ukraine, car il faut savoir, au niveau militaire, quelle présence pourrait être suffisamment dissuasive sur le sol ukrainien sans être trop proche du front, et avec quelle composante aérienne, confie une source au cœur des événements des derniers jours. Sur le plan politique, cela permet de préparer les opinions publiques au déploiement possible de troupes. C’est pour cela que le président s’est adressé aux Français et qu’il y a eu un débat à l’Assemblée nationale. » Le 12 mars, celle-ci a adopté une résolution pour renforcer le soutien à l’Ukraine, appelant à une saisie des avoirs russes gelés, à laquelle s’oppose le gouvernement. Le lendemain, le Premier ministre, François Bayrou, recevait les chefs de groupes parlementaires avec le ministre des Armées, Sébastien Lecornu. Cette réunion d’information sur le dossier ukrainien et les conséquences sur la défense nationale s’est tenue au siège des armées, dans le sud-est de Paris, à Balard, avec l’état-major et les services de renseignement. Le soir même, le ministre poursuivait sa tournée médiatique en participant à une émission spéciale sur France 2, en prime time : « La France face aux menaces. »
Une « quinzaine » de pays partant
Il n’y a pas détaillé la forme que pourrait prendre un déploiement de militaires européens en Ukraine. Il faudra probablement du temps pour aboutir à un plan solide, alors que la plupart des alliés réclament un « filet de sécurité » américain pour toute présence sur le territoire ukrainien. Combien de pays se montrent intéressés ? « Une quinzaine », a révélé le ministre de la Défense, Sébastien Lecornu, à l’issue de la réunion mercredi en format « E5 » avec ses homologues britannique, allemand, italien et polonais, au Val-de-Grâce, pour évoquer justement l’aide à l’Ukraine et la défense européenne. Le prochain rendez-vous pour cette « quinzaine » de nations volontaires devrait être organisé « d’ici à 15 jours ».
Des changements de programme pourraient survenir d’ici-là. Déjà, au moment où s’achevait la réunion « E5 », les Etats-Unis levaient la suspension de leur aide à l’Ukraine. Les discussions tenues dans la ville saoudienne de Djeddah entre le secrétaire d’Etat Marco Rubio et Volodymyr Zelensky ont en effet abouti à l’acceptation du principe d’un cessez-le-feu par le président ukrainien. Reste, pour Washington, à obtenir l’accord de la Russie. Or celle-ci se trouve en phase de reconquête de son pan de territoire pris par Kiev, dans la région de Koursk. La ville de Soudja, entre autres localités, pourrait être rapidement reconquise. Vladimir Poutine attend d’avoir récupéré tout l’oblast et joue la montre : il a repoussé, sans l’exclure, une trêve de trente jours.
Le président russe capitalise sur l’approche conciliante, à son égard, de Donald Trump. Au cœur des discussions du Paris Defence and Strategy Forum, on retrouve la menace russe et la brutalité américaine vis-à-vis de ses alliés. Il y est notamment question de l’avenir de l’Alliance atlantique, face au dédain affiché par Donald Trump. « Le destin de l’Ukraine et celui de l’Otan sont liés. Si l’Ukraine sort affaiblie, les alliés vont devoir en faire beaucoup plus que prévu pour renforcer leur défense [face aux Russes] », a expliqué un diplomate, inquiet d’un désengagement américain. Si cela devait arriver, il appelle à « européaniser l’Otan, qui sait faire militairement des choses dont l’Union européenne n’est pas capable ». Ce départ n’est pas impossible : le milliardaire Elon Musk et d’autres proches de Donald Trump l’appellent de leurs vœux.
Dans tous les cas, une hausse des dépenses de défense est inéluctable. « Avec 2 % [de dépenses par an du PIB], on arrive à peine à corriger les lacunes capacitaires du passé, relève un haut responsable de l’Otan. On en revient donc logiquement à des défenses entre 3 et 5 %, comme du temps de la guerre froide. » Et de rappeler qu’il manque aux Européens – qui sont restés dans « des logiques de niches » quand ils n’ont pas « abandonné certaines capacités » – des défenses antimissiles et anti-aériennes de toutes portées, des moyens dans le domaine du renseignement et de la reconnaissance des cibles ennemies et des capacités de guerre électromagnétique et de commandement.
Fabriquer ou acheter sur étagère, le dilemme européen
Vaut-il mieux, pour l’Europe, fabriquer elle-même ces armements de tous types, ou en passer, par souci de rapidité d’acquisition, par des achats sur étagère auprès des Etats-Unis ? « On nage en plein dilemme, tous les participants aux récents forums admettent qu’il faut plus d’autonomie stratégique de l’Europe, plus d’européanisation de sa défense, mais sans s’éloigner des Etats-Unis, estime Guillaume Lasconjarias, directeur des études à l’IHEDN. On se trouve en pleine rupture amoureuse avec Washington, mais on hésite à passer à la phase de deuil. »
Comme l’ont pointé, au PDSF, de nombreux praticiens des questions de défense, la mobilisation industrielle est au cœur du défi de la remontée en puissance militaire des Européens. « Les industries de défense de l’Ukraine produisaient pour un montant d’un milliard d’euros en 2022 et sont passées à 30 milliards en 2024 », a insisté le commissaire européen à la Défense, Andrius Kubilius. « Nous pouvons donc le faire au niveau européen », a-t-il plaidé, en rappelant que le plan « réarmer l’Europe » envisageait des facilités et des aides pour 800 milliards d’euros dans les années à venir.
Ces nouveaux outils, dont un emprunt commun, devraient être utilisés à plein par la France. Mais ils ne suffiront pas. Le budget de la Défense atteint actuellement une cinquantaine de milliards d’euros, soit le double de ce qu’il était en 2017. La loi de programmation militaire a donné un objectif de 67 milliards d’euros en 2030. L’accélération des menaces a mené Sébastien Lecornu de le porter plutôt jusqu’à une centaine de milliards. Emmanuel Macron a sommé le gouvernement d’exclure toute hausse d’impôt et toute aggravation du déficit, alors que les finances du pays sont en souffrance. Du côté de Bercy, on propose plutôt de « mobiliser » l’épargne privée.
Dans cette optique, Emmanuel Macron recevait ce 14 mars, à l’Elysée, les grands industriels de la défense français (MBDA, Dassault, Thalès, Naval Group, KNDS, Safran, Airbus). Il leur a demandé d’accélérer encore leur production, alors même que ces derniers ont du mal à résoudre leurs goulets d’étranglements (Dassault n’a sorti qu’une vingtaine de Rafale en 2024, alors qu’il comptait monter à plus d’une trentaine). « Le temps industriel ne peut pas être raccourci », rappelle Guillaume Lasconjarias. Les entreprises civiles pourraient être sollicitées : en Allemagne, il est déjà question d’utiliser des lignes de production de Volkswagen, entreprise emblématique actuellement en difficulté, pour construire des blindés.
Mais cela ne suffira pas à résoudre l’un des problèmes majeurs des Européens : la fragmentation du marché de leurs équipements – plus d’une dizaine de chars différents. Une harmonisation, comme c’est le cas pour l’armée américaine, permettrait, à terme, de faciliter le maintien en condition opérationnelle de tous ces armements – et de réduire leur coût initial. Les Ukrainiens font l’expérience de cette difficulté au quotidien : ils utilisent une dizaine de modèles de canons différents, avec des pièces détachées tout aussi différentes… « Les grands industriels n’ont pas une énorme appétence pour la coopération », a rappelé un spécialiste dans l’une des nombreuses tables rondes. Sans une pression politique forte, cela ne changera pas.
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Author : Clément Daniez
Publish date : 2025-03-15 07:30:00
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