Il y a tout juste cinq ans, les Français étaient confinés, les commerces non-essentiels fermés, et Frédéric Mitterrand, ancien ministre de la Culture, se fendait d’une critique à l’encontre du président de la République. « Il se prend pour le roi de France ! » Lequel ? Philippe Auguste ? François Ier ? Henri IV ? Louis XVI ? Qu’importe. D’après nos confrères helvètes du Temps, Emmanuel Macron serait devenu, avec la réforme des retraites deux ans plus tard, « l’aboutissement de la ‘monarchie républicaine' ».
Un mot valise qui n’aurait, d’après l’historien et professeur à Sciences Po Paris Baptiste Roger-Lacan, rien d’un oxymore, mais tout du poncif réducteur. « Il n’y a pas un président de la Ve République qui n’ait pas été comparé à la figure du roi », sourit l’auteur de l’ouvrage Le roi : une autre histoire de la droite (Passés composés, 2025). Mais cette rémanence monarchique ne s’exprime pas seulement sous la forme de critiques. De Bruno Retailleau à Eric Zemmour en passant par Stéphane Bern, elle prendrait corps dans une nostalgie pour le temps des princes et des princesses. Entretien.
L’Express : Bien que le royalisme ait disparu du paysage politique, vous affirmez que l’héritage monarchique imprègne encore nos institutions. En quoi cette influence persiste-t-elle ?
Baptiste Roger-Lacan : Depuis 1958, on assiste à un renforcement constant des pouvoirs de l’exécutif, souvent justifié par l’idée que la culture politique française serait fondamentalement incompatible avec un parlementarisme plus libéral, tel qu’on le trouve dans la plupart des pays européens. Cette perception est largement nourrie par l’héritage de la figure du roi, qui a été instrumentalisée et façonnée par divers courants, principalement issus de la droite. Cet héritage continue de produire des effets aujourd’hui. Dans mon livre, j’évoque notamment une interview d’Emmanuel Macron en 2015 qui avait marqué les esprits : il y affirmait que le roi était le « grand absent » de la vie démocratique française. Cette idée repose sur un mythe persistant : les Français ne se seraient jamais remis de l’exécution de Louis XVI et de la chute de la monarchie. Un discours qui est renforcé par des idées reçues sur la IIIe et la IVe République, souvent présentées de manière caricaturale : instabilité, « valse des ministres », etc. Pourtant, on oublie que la IIIe République a été le régime républicain le plus durable avant la Ve. J’ai donc cherché à déconstruire cette idée paresseuse que la culture politique française serait en réalité monarchiste. Pour cela, j’ai voulu comprendre comment l’idée du roi avait pu persister dans un pays où la République est installée depuis cent cinquante ans.
A partir des années 1880, elle s’ancre profondément dans des espaces comme les musées – notamment celui de Versailles – et des institutions prestigieuses telles que l’Académie française. Elle s’exprime aussi à travers la littérature et l’édition, donnant naissance à une production foisonnante qui façonne une vision idéalisée de l’Ancien Régime et de la monarchie. Ce faisant, elle empêche la Révolution française de devenir l’objet d’un consensus au moment où les élites républicaines cherchent à enraciner le régime dans la mémoire révolutionnaire. C’est du reste une constante jusqu’à aujourd’hui. La Révolution reste, encore aujourd’hui, un point de clivage fort, constamment investi politiquement et historiquement. On aurait pu penser qu’avec le temps, elle deviendrait un objet d’étude plus distant et moins passionné, mais les faits montrent le contraire. Le succès du parc du Puy du Fou en est un exemple : une partie de l’opinion est profondément mal à l’aise avec la Révolution. Cet événement reste un marqueur identitaire et politique et un point de clivage puissant dans la société française.
Vous évoquez dans votre livre des figures contemporaines comme Eric Zemmour et Philippe de Villiers, dont le succès, tant en librairies qu’à travers des projets comme le Puy du Fou, témoigne d’un attrait durable pour cette vision idéalisée du passé. Comment expliquez-vous la persistance de cette nostalgie monarchique aujourd’hui ?
Que ce soit chez Eric Zemmour ou Philippe de Villiers, la figure du roi occupe une place importante, mais je pense que cela s’inscrit plus largement dans la persistance de l’imaginaire contre-révolutionnaire. Des figures comme Philippe de Villiers ont su s’inscrire dans cette dynamique. Il se positionne lui-même comme un écrivain contre-révolutionnaire, consacrant une partie de son œuvre à proposer un récit alternatif à celui d’une Révolution fondatrice et émancipatrice. Dans sa vision, la Révolution française est avant tout un événement d’une violence extrême, sombre et destructeur, qu’il présente comme la matrice de tous les totalitarismes du XXe siècle. Il entretient aussi une nostalgie de la société de l’Ancien régime, ces jours heureux qui auraient été détruits par la Révolution. Il ne s’agit pas d’un simple regret du passé : cette nostalgie constitue une critique implicite de la République, présentée comme un régime empêché, mal ajusté au désir profond de la société française.
Si ces discours persistent, c’est aussi parce que ceux qui les portent sont particulièrement habiles dans leur manière de raconter l’histoire. Philippe de Villiers, par exemple, est un excellent narrateur. Dans un article coécrit avec Gilles Gressani pour le Grand Continent, nous avions démontré combien sa capacité à captiver le public reposait sur un véritable talent de conteur. Les contre-récits qu’il développe sont construits de manière à séduire, à convaincre, et à entraîner les lecteurs dans une vision alternative de l’Histoire. Et ce n’est pas nouveau.
Pourquoi oppose-t-on toujours en France parlementarisme et monarchisme ? Les exemples anglais, espagnol ou encore néerlandais montrent pourtant que ces deux systèmes ne sont pas nécessairement incompatibles.
En France, à partir de l’échec des projets de restauration des années 1870, le royalisme et le parlementarisme deviennent antinomiques. Au début du XXe siècle, l’Action française, notamment, va donner corps à une critique, très répandue à droite, de l’organisation de la IIIe République, caractérisée par un exécutif très faible et un Parlement omnipotent.
Dans ce contexte, la figure du roi devient une figure de l’absence. La France de la IIIe République avait en mémoire le précédent de la Seconde République et la dérive autoritaire de Louis-Napoléon Bonaparte, qui avait conduit au coup d’Etat de 1851 et à l’instauration du Second Empire. Par précaution, ils ont donc élaboré une pratique présidentielle essentiellement symbolique, privée de réels leviers de pouvoir. Toutefois, cette conception du pouvoir exécutif a toujours été contestée par la droite, qui voyait dans cette faiblesse institutionnelle une aberration. Selon elle, un régime parlementaire ne pouvait fonctionner que si l’exécutif disposait d’une réelle autorité. De cette tension naît l’idée qu’un exécutif fort et un Parlement puissant sont nécessairement incompatibles en France.
Hormis l’absence d’hérédité et le caractère électif, qu’est-ce qui distingue le président de la République d’un roi ?
Aujourd’hui, si l’on excepte peut-être la Thaïlande ou le Bhoutan, les monarques disposant de véritables pouvoirs sont extrêmement rares. Presque toutes les monarchies existantes sont constitutionnelles : le souverain exerce un rôle essentiellement symbolique sans réel pouvoir de gouvernement. Le modèle monarchique moderne repose sur une séparation stricte entre l’incarnation de la souveraineté et l’exercice du pouvoir politique. Bref, on est très loin du président de la République, qui exerce des pouvoirs étendus. De ce point de vue, il est très différent des monarques constitutionnels. S’il fallait expliquer la différence entre la Ve République et une monarchie, je dirais que c’est un peu comme le Canada Dry et l’alcool : en apparence, il y a des ressemblances mais en réalité, cela n’a pas le même goût, ni le même effet.
Vous expliquez dans votre ouvrage que les conséquences de la récente dissolution illustrent cruellement combien la France s’est rendue dépendante de sa « monarchie républicaine ». Que voulez-vous dire par là ?
Après la dissolution, j’ai eu l’impression qu’il y avait une véritable sidération face à ce retour du pouvoir parlementaire. Avec l’instauration du quinquennat, l’Assemblée nationale s’était retrouvée largement cantonnée à un rôle de chambre d’enregistrement du président de la République. Aujourd’hui, nous assistons donc à une redécouverte du fonctionnement normal des institutions démocratiques. Mais après des décennies où l’Assemblée nationale a été largement vidée de sa substance, ce réapprentissage s’avère complexe.
En révélant les excès du présidentialisme, cette crise politique pourrait-elle ouvrir la voie à un régime plus parlementaire, ou reviendrons-nous au présidentialisme dès la prochaine élection, en 2027 ?
Tant que les institutions ne seront pas modifiées – qu’il s’agisse de limiter les pouvoirs du président, de changer son mode d’élection ou de découpler le calendrier présidentiel du calendrier parlementaire – la logique présidentialiste continuera de dominer. Il n’y a aucune raison que le prochain président ou la prochaine présidente se comporte différemment de ses prédécesseurs si les règles du jeu restent inchangées puisque les partis politiques resteront profondément ancrés dans une logique présidentielle. Ce phénomène n’est pas tant lié à une prétendue « culture politique française » qu’à la structuration même du système partisan, entièrement tourné vers cette échéance électorale.
La seule situation qui pourrait véritablement rebattre les cartes serait que le prochain président se retrouve avec une Assemblée nationale similaire à celle que nous avons en ce moment, avec trois forces politiques de poids équivalent qui s’opposent. Ce scénario, inédit sous la Ve République, obligerait à repenser la place du Parlement et à rééquilibrer les pouvoirs.
Dans un entretien accordé à L’Express, l’ancien conseiller de George W. Bush, David Frum, compare Donald Trump à Louis XIV, une analogie souvent utilisée également pour parler d’Emmanuel Macron. Cette lecture est-elle pertinente ?
C’est un poncif qui revient régulièrement, notamment parce qu’il s’agit d’une analogie facile. Lorsqu’un président exerce un pouvoir fort, on le compare volontiers à un roi ou à un empereur ; lorsqu’il apparaît plus faible, on évoque l’image des « rois fainéants » – ce fut le cas pour Jacques Chirac. Cette grille de lecture est particulièrement récurrente dans l’analyse de la Ve République, où l’on présente souvent le président comme un monarque sans couronne. Dans le cas de Trump, j’imagine que la comparaison avec Louis XIV est censée exprimer l’idée d’un pouvoir débarrassé de tout contrôle… Il me semble que ces analogies révèlent surtout notre besoin de ramener l’inconnu, comme la deuxième présidence Trump, à quelque chose de connu, ou que l’on croit connaître, comme Louis XIV. C’est un réflexe humain.
Emmanuel Macron est-il le président le plus monarchique de la Ve République ?
Ils l’ont tous été ! (rires) Bref, je ne crois pas. Mais peut-être qu’Emmanuel Macron a été plus explicite dans l’entretien où il évoquait l’idée que le roi était le « grand absent » de toute démocratie. Dans les faits, il ne fait que prolonger une conception du pouvoir largement partagée par ceux qui l’ont précédée.
A l’exception des Etats-Unis, rares sont les démocraties qui mettent autant en scène la fonction présidentielle. Néanmoins, qualifier la Ve République de « monarchie présidentielle » me semble réducteur. Il s’agit avant tout d’un régime présidentialiste. Plutôt que de chercher des parallèles avec la monarchie, il serait plus pertinent de l’analyser tel qu’il est, avec ses propres dynamiques et ses nombreux dysfonctionnements.
La cérémonie des Jeux olympiques de Paris 2024 a mis en scène Marie-Antoinette décapitée. Ce tableau a suscité un tollé à droite, mais également auprès de Jean-Luc Mélenchon notamment. Pourquoi cette image choque-t-elle encore autant aujourd’hui ?
La contre-révolution a souvent cherché à réduire la Révolution française à l’exécution de Louis XVI, voire à une longue série de mises à mort. Il est compréhensible que cette scène suscite des réactions, notamment à droite où subsiste un rapport complexe, voire hostile, à l’héritage révolutionnaire. Ceci dit, je pense que ce tableau a particulièrement choqué parce que cette scène a détourné une pratique récurrente de l’imaginaire contre-révolutionnaire : le « gore révolutionnaire », dont je décris les origines dans mon livre, qui consiste à mettre en scène une révolution aussi sanglante que terrifiante pour susciter un sentiment de répulsion, et entretenir la mémoire de la Révolution comme une catastrophe.
Ce qui est frappant, c’est que cette mise en scène a permis à certains d’instruire pour la millième fois le « procès » de la République, présentée comme l’héritière d’un crime monstrueux qu’aurait été la Révolution française. Ce type de discours ne relève pas simplement d’une critique historique : il s’inscrit dans une vision idéologique où la Révolution est perçue non comme un moment fondateur, mais comme une tragédie dont la République porterait encore la culpabilité.
Le mythe royaliste structure-t-il encore le paysage politique français ?
Ces références réapparaissent sous forme d’analogies et de généalogies historiques qui cherchent à donner du sens à notre époque. Ces comparaisons sont souvent mobilisées pour dénoncer un pouvoir perçu comme autoritaire et déconnecté. On l’a vu, par exemple, avec les gilets jaunes, lorsque François Ruffin a comparé Emmanuel Macron à Marie-Antoinette pour illustrer son mépris supposé envers le peuple.
Mais cette rémanence monarchique ne s’exprime pas uniquement sous forme de critique. A droite, elle peut également traduire une forme de nostalgie, l’idée que la monarchie incarnait un ordre plus stable. L’Ancien Régime est parfois idéalisé : on retient Versailles, en oubliant le reste. Cette vision est particulièrement présente dans certains usages de l’Histoire portés par des figures politiques comme Bruno Retailleau, dont le discours laisse transparaître une certaine défiance vis-à-vis de la Révolution française et des régimes qui en ont découlé.
Cet imaginaire se retrouve aussi dans la culture populaire. Un exemple révélateur est celui de Stéphane Bern, qui a souvent dû répondre aux critiques sur sa prédilection pour les récits de princes et de reines dans l’émission télévisée Secrets d’Histoire. Lui-même observe que l’audience de l’émission chute de moitié lorsqu’un épisode s’éloigne de ces figures royales. Dans ce cas précis, cette demande de monarchie s’apparente à une forme d’exotisme culturel et dans un pays républicain, on regarde vers ce que l’on n’a pas – ou ce que l’on n’a plus : les princes et les princesses. Mais ce que je montre aussi dans mon livre, c’est que cet exotisme n’est pas neutre. Il a un soubassement politique. Il est le fruit de l’instrumentalisation d’un ensemble de récits contre-révolutionnaires depuis la Révolution et, surtout, depuis la IIIe République.
En quoi les vestiges de la monarchie, à l’instar de Versailles où Emmanuel Macron a reçu en 2017 Vladimir Poutine, sont-ils des outils diplomatiques ?
Versailles est un outil diplomatique, quel que soit le régime en place. Dans Le Roi, je montre que sous la IIIe République, le lieu a été l’un des instruments de la diplomatie d’un régime isolé sur la scène diplomatique européenne, où la France était l’une des rares républiques. Utiliser Versailles revenait aussi à montrer que la République avait su s’approprier et « domestiquer » l’héritage monarchique. Loin de nier ce passé, comme pouvaient l’écrire les opposants à la IIIe République, elle le réinvestissait pour asseoir son influence sur la scène internationale.
Aujourd’hui, j’imagine que le cérémonial républicain peut impressionner certains dirigeants étrangers, comme Donald Trump, marqué par le défilé du 14-Juillet en 2017. Mais une symbolique sans appui concret – diplomatique, économique ou stratégique – n’a guère de poids. Ce n’est pas le prestige culturel de la France qui donne au président son assise diplomatique, mais des atouts plus concrets : son influence économique ou encore son statut de puissance nucléaire.
*Le roi : une autre histoire de la droite (Passés composés, 2025)
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Author : Ambre Xerri
Publish date : 2025-03-18 18:30:00
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