Le monde est-il entré dans une nouvelle ère depuis la décision de Donald Trump d’augmenter massivement les droits de douane ? « Ça va être légendaire » a en tout cas promis le président américain lors d’un dîner des républicains à Washington, visiblement pas ébranlé par la panique boursière mondiale qu’il a créée.
Pour Ian Goldin, professeur à Oxford de mondialisation et développement et fondateur de la Oxford Martin School, Donald Trump n’a fait qu’accélérer le basculement de la mondialisation vers l’Asie, et offert un cadeau inattendu à son principal rival, la Chine. Mais il avertit aussi contre les conséquences économiques désastreuses qu’une autre obsession de Trump, l’expulsion massive d’immigrés, pourrait provoquer. Entretien.
Les droits de douane massifs voulus par Donald Trump signifient-ils la fin de la mondialisation ? Le Premier ministre Keir Starmer a déclaré que la « mondialisation est terminée et que nous sommes entrés dans une nouvelle ère »…
Ian Goldin : C’est faux. Nous vivons certainement la fin d’une ère de la mondialisation, et entrons dans une nouvelle phase. Mais la mondialisation n’est pas remise en cause, si par mondialisation nous entendons les flux transfrontaliers de produits, de services, d’idées et de personnes. Nous sommes entrés dans la phase asiatique de la mondialisation, alors que la zone Atlantique est en recul. En Asie, les flux commerciaux sont plus forts que jamais, et ils augmenteront encore plus du fait du retrait américain.
La mondialisation n’est pas remise en cause
Par ailleurs, ce n’est pas non plus la fin des aspects plus sombres de la mondialisation. Le réchauffement climatique ne va pas ralentir à cause des droits de douane. La propagation des pandémies va augmenter, car Trump a remis en cause les institutions qui gèrent les risques épidémiologiques. Et les probabilités de conflits sont aussi en hausse, parce que le protectionnisme ne fait que renforcer les tensions entre Etats. Donc Trump ne fait qu’aggraver les aspects négatifs de la mondialisation.
A quel point Trump remet-il en cause le soft power américain, l’une des grandes forces des Etats-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale ?
Déjà, Trump affaiblit le « hard power » américain. L’économie des Etats-Unis était forte à son arrivée à la Maison-Blanche, mais ces droits de douane sont un désastre. Ensuite, les Etats-Unis ont mis 80 ans à construire leur « soft power ». Tout le monde n’apprécie pas cette influence américaine, mais il était entendu que c’était le pays le plus puissant en la matière. Là, il a fallu 70 jours pour détruire ce « soft power ». Et les effets se feront sentir à long terme, au moins sur une génération, car la confiance est quelque chose qui prend beaucoup de temps à se construire.
Aujourd’hui, plus personne ne peut faire confiance aux Etats-Unis si des accords commerciaux et de libre-échange sont déchirés du jour au lendemain. Plus un pays est plus faible, plus les droits de douane décidés par Trump sont élevés. Même le Myanmar, qui sort d’un séisme, se voit imposer un tarif de 76 %. Les pays du « Sud global » ne peuvent donc que s’éloigner des Etats-Unis, alors que cela renforce le poids de la Chine, de l’Inde ou de la Russie.
Trump a-t-il fait un cadeau à la Chine, son principal rival ?
La Chine rêve de devenir la première puissance mondiale d’ici 2050. Tandis que Trump pénalise l’économie américaine, les Chinois vont renforcer leurs échanges commerciaux avec le reste du monde. Le Chips Act de Joe Biden a tenté de ralentir la Chine, mais on a vu à quelle vitesse ils ont développé des véhicules électriques ou leur IA DeepSeek.
En Europe, nous sommes très tournés vers l’Atlantique. Mais nous avons vu à quel point les Etats-Unis sont un partenaire peu fiable. Il est également clair que l’avenir de l’économie mondiale se déplace vers l’est, avec un centre de gravité qui se trouve aujourd’hui dans l’océan Indien, et non plus dans l’océan Atlantique. Si elle se montre stratégique, l’Europe approfondira ses relations avec l’ensemble de l’Asie, Inde, Indonésie, Vietnam, mais aussi la Chine. Elle ne peut plus se contenter de suivre la ligne des Etats-Unis. L’Allemagne ou le Royaume-Uni ont par exemple suivi les Américains dans l’interdiction des puces Huawei. Cela n’arrivera sans doute plus à l’avenir.
En France, tous les partis politiques étaient opposés à un accord entre l’Union européenne et le Mercosur. Cette guerre commerciale décidée par Trump va-t-elle changer les perceptions sur le libre-échange ?
Oui. C’est assez ironique : l’augmentation des droits de douane par Trump fait prendre conscience au reste du monde de l’importance du commerce international. Alors même que les Etats-Unis ont longtemps été les champions du libre-échange. J’ai participé en tant qu’économiste à des négociations de l’Union européenne au début des années 1990. La France était alors extrêmement réticente à l’idée de baisser les droits de douane. C’était le grand pays européen le plus opposé au libre-échange, et il y avait une forte inquiétude chez les Français sur le fait que la mondialisation ne dilue leur identité. Ils craignaient alors que tout le monde mange chez McDonald’s, porter des Levi’s et parle anglais.
L’Europe a une grande responsabilité pour garantir la stabilité internationale.
Mais que s’est-il passé trente-cinq plus tard ? La mondialisation n’est pas un jeu à somme nulle, contrairement à ce que croit Donald Trump. La France a su en tirer des bénéfices. La moitié de vos produits de luxe sont désormais vendus en Chine. Il est difficile de prétendre que cette mondialisation n’a pas avantagé les vins français ou le tourisme en France. De plus, vous n’avez pas perdu votre identité culturelle dans le processus. La France est un cas fascinant, et j’espère qu’elle ne reculera pas aujourd’hui. Car désormais, l’Europe a une grande responsabilité pour garantir la stabilité internationale.
Votre dernier livre, « The Shortest History of Migration », traite de l’immigration, un sujet devenu très clivant. Après les droits de douane, Donald Trump va-t-il appliquer une autre mesure choc de son programme, à savoir des expulsions massives d’immigrés ?
J’avais annoncé que l’élévation des droits de douane allait conduire à une panique boursière. De la même manière, les expulsions massives pourraient être désastreuses sur le plan économique pour les Etats-Unis. Tout dépend bien sûr de l’ampleur de ces expulsions, mais on estime que cela se situerait entre 11 et 13 millions de personnes. Or ces travailleurs sont essentiels dans l’agriculture, le bâtiment, la garde d’enfants et de nombreux autres secteurs. Lors de précédentes expulsions massives, on a observé une forte inflation et un impact sur la croissance économique. En 1954, l’opération Wetback a conduit à l’expulsion de 1,3 million de migrants mexicains sans papiers. La pénurie de main-d’œuvre qui en a résulté a provoqué un tollé de la part des entreprises, ce qui a incité le gouvernement à autoriser les travailleurs mexicains à entrer légalement aux États-Unis.
Trump est toujours à la recherche de coups sur le court terme. Il a beaucoup parlé d’immigration durant sa campagne, et ces expulsions promises pourraient donc bien avoir lieu, même si le Mexique et le Canada ont tenté de calmer le jeu en répondant à ses exigences dans la lutte contre le fentanyl. Dans le secteur universitaire et celui de la recherche, on a aussi observé un ralentissement de la délivrance de visas. Déjà, des scientifiques quittent les Etats-Unis. Cela ne fera que ralentir l’innovation américaine et réduire les avantages technologiques acquis grâce à l’immigration. Les Etats-Unis étaient cet incroyable aimant à talents pour les gens brillants du monde entier.
Sur le plan économique et démographique, l’immigration était pourtant un point fort des Etats-Unis comparé à la Chine, dont la population décline déjà…
Exactement. Le taux de fécondité chinois est de 1,3, bien en dessous du seuil de remplacement des générations. Les Etats-Unis sont à un peu plus de 1,6, mais ils font face au déclin de leur population active grâce à l’immigration. Les immigrés ont des taux de fécondité plus élevés que les autochtones, du moins pendant une ou deux générations. Donc oui, c’est très ironique, comme pour les droits de douane. Les Etats-Unis ont connu, dans la période de l’après-guerre, un succès éclatant grâce à la mondialisation et grâce à l’immigration. Trump sape ainsi deux fondements essentiels de la croissance américaine.
Trump prétend qu’en contrepartie d’un moment un peu douloureux à passer avec ses droits de douane, il va réindustrialiser les Etats-Unis. Qu’en pensez-vous ?
C’est un fantasme. Il a déclaré qu’il fallait « parfois prendre un médicament pour aller mieux ». Mais c’est un poison qu’il fait avaler aux Américains ! Les emplois et les usines d’avant ne reviendront pas. D’abord, réindustrialiser prend très longtemps, cela ne se fait pas en un jour ou une semaine. Construire une usine peut prendre dix ans. Et ces usines font toute partie intégrante de chaînes d’approvisionnement mondiales. Il faut avoir des investissements, qui viennent souvent de l’étranger. Ces usines ne servent pas que le marché américain, mais les marchés mondiaux. Or si le reste du monde est en guerre commerciale avec les Etats-Unis, cela crée beaucoup d’incertitudes pour les entrepreneurs.
Trump sape deux fondements essentiels de la croissance américaine : la mondialisation et l’immigration
Surtout, si des usines reviennent sur le territoire américain, elles n’emploieront plus les mêmes personnes qui ont perdu leurs emplois dans les années 1980 et 1990 du fait de délocalisations. Avant, il y avait de nombreuses personnes sur les chaînes de production et dans les bureaux qui faisaient des activités répétitives. Maintenant, tout est automatisé. Les nouveaux investissements dans le secteur industriel se concentrent sur les machines, pas les personnes. Les Etats-Unis ont des capitaux bon marché et une main-d’œuvre qualifiée. Mais les créations d’usines ne vont pas offrir d’emplois aux personnes qui votent pour Trump.
Les dirigeants devraient plutôt se focaliser sur les emplois du futur qui échapperont à l’automatisation, comme les industries créatives, les soins aux personnes âgées ou le tourisme. Ces emplois ne se trouvent en tout cas pas dans les chaînes de production de voiture ou dans des centres d’appels. Parce que tout ce qui est répétitif et basé sur des process, tout ce qui ne nécessite pas de dextérité ou d’empathie sera remplacé par des machines. Alors oui, des usines se réimplanteront peut-être sur le territoire américain, mais ce ne sont pas celles que les personnes imaginent…
Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/ian-goldin-oxford-apres-les-droits-de-douane-de-trump-un-nouveau-desastre-attend-les-etats-unis-N43PKWACHNFGHBCRXPESB2BDAA/
Author : Thomas Mahler
Publish date : 2025-04-09 16:00:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.