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« Si l’Europe se réarme et lâche les Etats-Unis… » : la stratégie qui pourrait coûter cher à Donald Trump

« Si l’Europe se réarme et lâche les Etats-Unis… » : la stratégie qui pourrait coûter cher à Donald Trump

Il a augmenté les droits de douane, puis les a suspendus, puis drastiquement augmentés, mais contre Pékin seulement. Avant d’annoncer récemment une baisse « substantielle » pour ce qui concerne la superpuissance chinoise. Donald Trump a aussi promis de mettre fin à la guerre en Ukraine en « vingt-quatre heures », passant en un clin d’œil de la suspension de l’aide américaine à Kiev à la menace de sanctionner la Russie – qui n’est pas concernée par sa hausse des droits de douane – tout en rejetant la responsabilité du conflit sur le président ukrainien Volodymyr Zelensky. On pourrait continuer longtemps, tant depuis le retour à la Maison-Blanche de Donald Trump, de nombreux experts restent interdits face à ses apparentes « incohérences ».

Et si, contre l’évidence, la politique étrangère du président américain était… « limpide » ? C’est tout le propos de Raphael S. Cohen, directeur du programme de stratégie et de doctrine du Project Air Force de la Rand Corporation – un think tank américain travaillant pour la défense et la sécurité nationale – et directeur du programme de sécurité national de la Pardee Rand Graduate School. « Aussi imprévisible soit-il, sa politique s’est toujours concentrée sur ce qu’il considère être l’intérêt des Américains avant tout », décrit-il auprès de L’Express. La démarche de Donald Trump procéderait ainsi de la doctrine du « réalisme », qui postule que les Etats doivent agir selon leur propre intérêt, et que la puissance l’emporte sur tout le reste. A l’heure où le futur de l’Amérique et de son rôle dans le monde semble incertain, Raphael S. Cohen détaille les signaux à court et long termes qui permettront de juger de l’efficacité de la méthode Trump, qui pourrait bien se retourner contre les Etats-Unis. Le plus grand risque venant, étonnamment, de l’Europe. Entretien.

L’Express : A vos yeux, le second mandat de Donald Trump se distingue de ceux de ses prédécesseurs par des choix « réalistes ». Sur le papier, le président américain coche en effet plusieurs des critères de cette doctrine : méfiance envers les alliances internationales, obsession de la rivalité entre grandes puissances, désengagement militaire… Mais son imprévisibilité, devenue sa marque de fabrique, ne va-t-elle pas à l’encontre de la prudence chère aux réalistes ?

Raphael S. Cohen : Les réalistes aiment penser qu’ils sont prudents, mais rien dans le réalisme n’impose à tous les Etats d’être prudents. Ce que la théorie dit vraiment, c’est que les Etats agissent selon leur propre intérêt, et que la puissance prime sur tout le reste. Par ailleurs, je dirais qu’il y a plus de cohérence dans l’approche de Trump qu’on ne le dit souvent, même si ses politiques ont pu fluctuer au fil du temps.

C’est vrai, Trump nous a habitués à des revirements soudains de comportement, comme lorsqu’il a imposé de lourds droits de douane à une soixantaine de pays, avant de les ramener à 10 % pour quatre-vingt-dix jours, tandis que la Chine écopait d’une hausse sans précédent. Mais, aussi imprévisible soit-il, sa politique s’est toujours concentrée sur ce qu’il considère être l’intérêt des Américains avant tout. C’est là l’un des principes fondamentaux du réalisme. Son mantra, « America First », est du réalisme pur jus : chaque pays doit agir pour son propre bénéfice, donner la priorité à sa sécurité nationale et placer ses citoyens au-dessus de tout. Contrairement à ce que disent certains, la politique étrangère de Trump est limpide : il part du principe qu’il existe des intérêts américains économiques et de sécurité nationale, et il est prêt à utiliser tous les moyens étatiques, y compris les plus coercitifs, pour les sauvegarder. On peut ne pas aimer cette ligne, mais on ne peut pas dire qu’elle n’est pas claire.

En l’occurrence, sa politique commerciale fait craindre à de nombreux observateurs une hausse du chômage et de l’inflation. On voit mal comment cela pourrait être dans l’intérêt de l’Amérique…

Certes, mais dans son esprit, Donald Trump livre un combat pour la prospérité américaine sur le long terme, en particulier pour les travailleurs américains. Son raisonnement est le suivant : « Nous avons délocalisé des tas d’emplois, la classe ouvrière en a souffert. En plus, ces mouvements ont mis en péril la sécurité nationale et la prospérité américaine à long terme. Nous allons changer ça. » Ce faisant, il envoie un message populiste à l’ensemble de la classe ouvrière : désormais, les Américains passeront en premier, que ce soit pour le commerce ou la sécurité. C’est sans doute pour cela qu’il est si déterminé sur le dossier du Groenland, et si soucieux de conclure un accord sur les ressources naturelles avec l’Ukraine. A ses yeux, il est en train de ressusciter l’économie américaine et de sauvegarder les intérêts des Etats-Unis en matière de sécurité, même si les consommateurs doivent payer leurs produits plus cher pendant un certain temps. Nous devrons attendre pour voir s’il s’agit d’une bonne politique économique. Mais sur le plan du réalisme, c’est cohérent.

Ses prédécesseurs n’ont-ils jamais adopté une perspective réaliste ?

Historiquement, les administrations américaines ont toujours mêlé idéalisme et réalisme. D’un côté, la promotion de la démocratie, la liberté, les droits de l’homme ; de l’autre, la sauvegarde des intérêts économiques et sécuritaires fondamentaux des Etats-Unis, définis de façon étroite. Franklin Roosevelt parlait de ses « quatre libertés » [NDLR : la liberté d’expression, de religion, de vivre à l’abri du besoin et de la peur], mais il s’est aussi allié à l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale. A la fin de la guerre froide, Ronald Reagan a transformé la lutte contre l’URSS en une bataille idéaliste contre « l’empire du mal », tout en étant prêt à conclure des accords avec des régimes autocratiques assez sinistres dans le cadre de cette lutte. De même, George W. Bush a aussi souvent combiné idéalisme et réalisme : combattre le terrorisme au nom d’un « freedom agenda » tout en passant des accords avec des autocrates. En fait, même le soutien de Joe Biden à l’Ukraine comportait une part d’idéalisme : lutter pour protéger les idéaux démocratiques d’une part, mais aussi l’objectif plus réaliste de combattre un adversaire majeur d’autre part. De nombreux présidents américains ont donc intégré une part de réalisme à leur politique étrangère. La différence avec Trump, c’est qu’il a progressivement écarté l’idéalisme de la politique étrangère américaine.

La question la plus importante reste celle de l’effet à long terme sur la réputation des Etats-Unis

En ce qui concerne l’Ukraine, le maintien de l’aide américaine semble plus qu’incertain. Les Etats-Unis n’ont-ils pourtant pas intérêt à poursuivre leur soutien à Kiev, ne serait-ce que pour préserver leur réputation historique de « gendarme du monde » ?

Vous touchez là à une question centrale de la politique étrangère de Trump : quelle est la valeur monétaire du soft power et de la réputation ? Cette question irrigue toute une série de questions politiques, allant du montant que les Etats-Unis devraient investir dans l’aide extérieure à la diplomatie publique.

Soutenir l’Ukraine, bien sûr, profite aux Etats-Unis en termes de soft power, d’image et de réputation. Mais la vraie question est : cela justifie-t-il le coût pour le contribuable américain ? Les sceptiques vis-à-vis de l’Ukraine au sein de l’administration Trump disent qu’une partie de cet argent serait mieux dépensée pour des priorités qui profitent directement aux Etats-Unis, ou pour réduire la dette américaine.

En cas de défaite de l’Ukraine faute d’une aide suffisante, Vladimir Poutine pourrait s’en prendre à un pays membre de l’Otan, ce qui pourrait entraîner les Etats-Unis dans une guerre directe. Si Donald Trump renonçait à soutenir l’Ukraine, serait-ce si pragmatique et dans l’intérêt à long terme des Etats-Unis ?

Depuis le début de l’invasion russe, j’ai beaucoup écrit que le soutien à l’Ukraine était clairement dans l’intérêt de la sécurité américaine pour une multitude de raisons. La protection du flanc oriental de l’Otan étant l’une d’entre elles, mais il y en a bien d’autres. De mon point de vue, la plupart de ces raisons restent valables aujourd’hui. Donc non, personnellement, je ne considère pas l’arrêt de l’aide, l’abandon de l’Ukraine et l’invitation à attaquer un pays de l’Otan comme une politique pragmatique ou dans l’intérêt à long terme des Etats-Unis.

Mais si je devais traduire le point de vue des sceptiques vis-à-vis de l’Ukraine au sein de l’administration Trump, ils diraient qu’ils ne croient pas que la Russie attaquerait un pays de l’Otan et que l’Ukraine, pour toute une série de raisons historiques, est un cas à part. Ensuite, ils feraient valoir que le niveau de soutien apporté à Kiev ces dernières années n’est pas tenable financièrement. Enfin, ils ajouteraient que si la sécurité de l’Europe est menacée, ce n’est pas à cause de la politique américaine, mais parce que l’Europe a systématiquement sous-investi dans sa défense pendant des décennies.

Quels sont les indicateurs à surveiller pour juger de l’efficacité de la politique étrangère de Donald Trump au cours des quatre prochaines années ?

A court terme, il y a plusieurs signaux : les déséquilibres commerciaux avec la Chine et l’Europe pointés du doigt par le président américain ont-ils été résolus ? Le duel sino-américain a-t-il produit de véritables changements dans la politique commerciale qui conviennent et profitent aux Etats-Unis ? Les pressions exercées sur l’Iran ont-elles permis d’éviter une percée nucléaire ? La guerre en Ukraine a-t-elle pris fin ?

Mais la question la plus importante reste celle de l’effet à long terme sur la réputation des Etats-Unis. Je ne pense pas que nous le saurons totalement aujourd’hui, ni même dans quatre ans, mais plutôt dans dix ans ou plus. Ce que nous saurons, en revanche, c’est si les alliés des Etats-Unis ont adopté une approche plus sceptique à l’égard de l’Amérique qu’ils ne le faisaient avant l’entrée en fonction de Trump. Il s’agit là d’un risque majeur. Imaginons que les Etats-Unis doivent combattre la Chine dans les prochaines années : si leurs alliés perdaient confiance entretemps, il serait très difficile de rassembler une coalition de pays pour contrer la menace…

Où se situe le plus grand risque de la politique de Donald Trump ?

En Europe. Bien sûr, Trump n’est pas le premier président américain à demander à l’Europe de dépenser plus pour sa défense et d’assumer une plus grande part de sa sécurité, pour que les Etats-Unis puissent redéployer leurs actifs vers d’autres parties du monde où ils sont plus nécessaires, comme dans la région indopacifique. Mais la rhétorique de l’administration Trump et les actions qu’elle pourrait entreprendre sont plus tranchantes et potentiellement plus importantes que celles de ses pairs, si l’administration réduit considérablement la présence américaine en Europe. C’est un pari risqué. Si l’Europe se réarme complètement, elle n’aura peut-être plus besoin des garanties américaines. Elle pourrait alors cesser de suivre l’exemple de Washington sur d’autres dossiers. Ce qui pourrait s’avérer contraire aux intérêts américains.

Selon le théoricien du soft power, Joseph Nye, interrogé par L’Express, « un vrai réaliste ferait la différence entre son ego et l’intérêt de son pays, entre les conséquences à court terme pour lui et les effets à long terme pour la réputation de la nation ». Au contraire, celui-ci décrivait Donald Trump comme un « individualiste » n’ayant pas d’idéologie, jugeant chaque dossier selon « l’impact sur son ego, son image et sa capacité à dominer ».

Le problème avec les réalistes universitaires, c’est qu’ils répétaient la même chose depuis des décennies sans pouvoir vérifier si leur théorie tenait la route dans la réalité. De nombreux réalistes écrivent depuis des années sur la façon dont les Etats-Unis devraient abandonner ces « valeurs gênantes » comme la promotion de la démocratie, se concentrer davantage sur les intérêts américains fondamentaux et adopter un point de vue plus modéré sur les conflits étrangers – y compris la guerre d’Ukraine. Je me souviens des nombreux articles d’éminents réalistes qui affirmaient que la guerre d’Ukraine était la faute de l’Occident et que les Etats-Unis devaient se tenir à l’écart. Maintenant qu’ils disposent d’une étude de cas pour vérifier leur point de vue, ils refusent de s’y intéresser. Bien sûr, les politiques de Donald Trump ne cadrent pas parfaitement avec la théorie réaliste. Mais est-ce toujours le cas avec la théorie ? On peut ne pas aimer Donald Trump, mais il met en œuvre une grande partie de ce que les réalistes attendaient…



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Author : Alix L’Hospital

Publish date : 2025-04-25 14:00:00

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