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Bébé soigné par Crispr : « Communiquer après sept semaines de recul, cela déroge à toutes les règles scientifiques »

Bébé soigné par Crispr : « Communiquer après sept semaines de recul, cela déroge à toutes les règles scientifiques »

Une équipe américaine a fait le buzz ces derniers jours en annonçant avoir traité un nourrisson atteint d’une maladie ultra-rare avec Crispr, ces ciseaux moléculaires qui permettent de modifier le génome. Une première mondiale. KJ Muldoon souffre d’un trouble du cycle de l’urée causé par une mutation qui le prive d’une enzyme du foie et l’empêche d’évacuer les déchets toxiques produits par son organisme, comme l’ammoniac. Avec ses grands yeux bleus, son petit pansement sur la joue et son sourire, le visage du bébé a fait le tour du monde, contribuant à l’enthousiasme autour de cette nouvelle technologie porteuse d’espoirs. Un certain nombre de spécialistes, dont le Pr Alain Fischer, pionnier des thérapies géniques, ancien président de l’Académie des sciences et chroniqueur à l’Express, appellent toutefois à la prudence. Décryptage.

L’Express : L’annonce du traitement d’un nourrisson de neuf mois atteint d’une maladie ultra-rare avec les ciseaux moléculaires Crispr, qui permettent de modifier le génome, a fait le tour du monde. Que pensez-vous de cette prouesse ?

Pr Alain Fischer : Sur l’aspect strictement scientifique, les résultats présentés semblent potentiellement intéressants. L’équipe médicale a utilisé la technique de « base editing« , ou « édition de base » en français. Il s’agit d’une version améliorée du système Crispr-Cas9, qui a valu un Prix Nobel à la Française Emmanuelle Charpentier et à l’Américaine Jennifer Doudna. Cette nouvelle technologie d’édition du génome a été inventée au Massachusetts Institute of Technology, à côté de Boston (Etats-Unis), par le scientifique David Liu. Elle réduit les risques que l’enzyme Cas-9 coupe de façon anormale le génome et provoque des lésions qui pourraient s’avérer nocives, en induisant la perte de cellules ou des cancers.

Avec l’édition de base, la protéine Cas-9 est en partie inactivée : elle ne casse plus les deux brins de l’ADN mais seulement l’un des deux, et elle apporte une enzyme qui va venir modifier un seul nucléotide (NDLR : les nucléotides sont les briques de base de l’ADN, comme les lettres dans un texte). Cela a déjà été utilisé expérimentalement et chez l’Homme, pour inactiver des gènes. Ici, c’est la première fois que cela permet d’aller corriger une mutation génétique in vivo.

Les résultats montrent une correction au moins partielle de la maladie dont souffre ce bébé, puisque ses traitements ont pu être allégés. Mais l’énorme problème avec cette publication, c’est qu’elle porte seulement sur sept semaines de traitement. C’est vraiment très peu.

Quels sont les standards en la matière ?

En général, on attend un minimum de six mois, voire un an, pour voir ce qu’il se passe en termes d’efficacité et d’effets secondaires. Il y a des chances que tout aille bien, mais il est absolument impossible de l’affirmer aujourd’hui. On déroge ici à toutes les règles de la communication médicale et scientifique. Je suis très surpris que le New England journal of medicine, qui se veut un journal très sérieux, ait accepté une publication avec aussi peu de recul. C’est du jamais-vu, à ma connaissance. Surtout avec un essai sur un seul patient : c’est logique au vu de la rareté de la pathologie, mais cela rend d’autant plus nécessaire de suivre l’évolution du malade sur une plus longue durée.

Pour quelles raisons l’efficacité pourrait-elle diminuer dans le temps ?

On ne connaît ni la proportion ni la nature des cellules qui ont été corrigées par le traitement car il n’y a pas eu de biopsie du foie de l’enfant. Pour maximiser les chances que l’effet soit stable dans la durée, il faut réussir à modifier en priorité les cellules souches hépatiques, qui vont elles-mêmes donner naissance à de nouvelles cellules modifiées. Les hépatocytes matures, elles, ont une longue durée de vie, mais qui n’est pas infinie non plus. Et par ailleurs, avec un aussi petit enfant, le foie, comme les autres organes, va grossir au fil du temps : l’effet peut donc se trouver dilué si les nouvelles cellules ne sont pas corrigées.

Le point positif c’est que cette équipe a utilisé comme vecteur des nanoparticules lipidiques qui ne semblent pas provoquer de réaction immunitaire. Cela signifie que s’ils ont besoin de traiter à nouveau l’enfant dans le futur, cela sera possible. Ce n’est généralement pas le cas avec les autres techniques de thérapie génique.

Si le succès se confirme, peut-on imaginer traiter de nombreuses maladies rares de la même façon ?

Cette technique ne peut s’appliquer que dans des cas bien précis d’anomalies génétiques. Mais l’enjeu sera avant tout économique à mon avis. Développer un traitement personnalisé pour un seul malade, cela représente un coût non négligeable. Cela va nécessairement relancer les discussions complexes autour du financement de la recherche et de l’accès aux traitements de thérapie génique.

Cette nouvelle forme de thérapie génique, basée sur Crispr, va-t-elle supplanter les autres techniques développées jusqu’ici ?

Elle va bien sûr être utilisée pour d’autres maladies génétiques – des essais cliniques sont d’ailleurs déjà en cours. Mais elle présente aussi des limites, car elle ne peut toucher que des mutations ponctuelles, où un seul nucléotide est muté, à condition qu’il soit dans une position accessible sur le génome. Cela n’enlève rien aux thérapies géniques « classiques » qui utilisent les vecteurs viraux pour importer dans la cellule un gène complet ou pour inactiver un gène. Plus la panoplie de techniques disponibles est large, plus nous avons de chances de réussir.

A ce jour, plus d’une vingtaine de maladies rares ont bénéficié de ces avancées, en plus des car-t cells, qui sont aussi une forme de thérapie génique, développée contre le cancer et maintenant contre les maladies autoimmunes, Nous disposerons bientôt d’une autre technique dérivée de Crispr, le prime editing, qui permettra de modifier plusieurs nucléotides, au lieu d’un seul avec le base editing. Pour l’instant, il n’est pas encore tout à fait au point. Mais par rapport aux thérapies classiques, qui n’apportent pas le gène thérapeutique au bon endroit, ces nouvelles technologies permettent d’agir directement sur le gène muté. Cela s’avère très utile pour les pathologies où le gène a besoin d’être très finement régulé, notamment quand son expression n’est pas continue. A l’avenir, toutes les techniques auront donc leur utilité.



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Author : Stéphanie Benz

Publish date : 2025-05-21 16:00:00

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