Son nom ne vous dit peut-être rien. Mais de l’autre côté de l’Atlantique, Mario J. Rizzo fait figure d’autorité. Professeur à la prestigieuse New York University, cet économiste reconnu a consacré une partie de sa carrière à l’étude et à la critique du « paternalisme doux », une forme moderne d’interventionnisme basée sur le constat de l’irrationalité des individus. De passage en France à l’occasion de l’université d’été d’Aix-en-Provence, organisée par l’Institute for Economic Studies Europe, Mario J. Rizzo nous a accordé un entretien dans lequel il analyse les mutations de l’Amérique de Donald Trump. Oubliez les discours convenus. Ce libéral, mélancolique de l’époque où le Parti républicain était dominé par l’influence de Ronald Reagan, a beau être un universitaire respecté, il n’a pas sa langue dans sa poche.
L’Express : Vous êtes l’un des rares économistes à vous être, dès 2016, opposé à la fois aux programmes économiques de Donald Trump et de Hillary Clinton. Pourquoi ?
Mario J. Rizzo : J’estimais que leurs programmes économiques allaient tous deux à l’encontre de mes convictions libérales. Le premier prônait un nationalisme économique fondé sur de sévères restrictions migratoires et une hausse des tarifs douaniers, tandis que la candidate démocrate défendait des politiques progressistes impliquant une augmentation des dépenses publiques et de l’interventionnisme étatique. Depuis, républicains comme démocrates ont malheureusement maintenu ces orientations qui sont incompatibles avec les principes du libéralisme économique.
Cela signifie-t-il qu’il n’y a plus d’authentiques libéraux aux Etats-Unis ?
Sur la scène politique, les libéraux authentiques sont devenus très rares. C’est même une espèce en voie de disparition ! Les élus – sénateurs ou membres de la Chambre des représentants – qui penchaient, ces dernières années, vers le libéralisme, ont préféré ne pas se représenter ou se retirer, estimant que le Parti républicain évoluait vers un nationalisme interventionniste dans lequel ils ne se reconnaissaient pas.
Malheureusement, ils ne s’y retrouvent pas davantage dans le Parti démocrate. Quant au Parti libertarien [NDLR : très marginal], il a été noyauté par des fous extrémistes, dont certains soutiennent Trump, ce qui me dépasse complètement. Résultat, les libéraux ont quasiment disparu du champ politique et se retrouvent orphelins. C’est d’autant plus dommage que dans le monde intellectuel, en économie ou en science politique, par exemple, ils restent très nombreux !
Comment expliquez-vous cette évolution ?
C’est étrange, mais cela doit s’expliquer par le bipartisme du système politique américain. S’il existait une troisième force crédible, elle pourrait peut-être se positionner sur une ligne plus favorable au libéralisme économique, pour toucher ces 25 à 30 % d’Américains qui partagent ces convictions.
Elon Musk a fait part de sa volonté de créer un troisième parti…
Certes, mais je pense qu’il échouera car il s’est mis à dos trop de monde, notamment à cause de sa brouille récente avec Trump. Et son bilan à la tête du Doge est loin de jouer en sa faveur. Ses coupes budgétaires étaient absurdes et arbitraires. Certaines ont même été d’une grande brutalité, notamment sur l’aide internationale, qui représentait seulement 0,3 % du budget fédéral alors qu’elle aidait à financer des traitements contre le VIH ou des campagnes de vaccination dans les pays pauvres. C’était justement l’un des rares programmes dont le rapport coût-efficacité était très positif, tandis que l’on continue de verser des milliards en subventions agricoles, dont plus de 70 % vont à de grandes exploitations industrielles. Voilà des dépenses qu’on aurait pu réduire de manière bien plus rationnelle.
Trump a fait de Musk l’idiot utile de son protectionnisme
En France, Elon Musk est pourtant présenté comme une figure du mouvement libertarien…
Selon ma conception de la pensée libertarienne, il ne l’est pas du tout. La confusion vient de ce qu’il emploie parfois des arguments qui peuvent s’apparenter à une forme de libertarianisme. Mais dans les faits, il a soutenu Donald Trump, sans vraiment chercher à infléchir ses positions dans un sens plus libéral. Je dirais même que ça a été l’inverse. C’est plutôt Trump qui a fait de Musk l’idiot utile de son protectionnisme.
Vous avez qualifié les libertariens de « fous », notamment en raison de leur ralliement à Donald Trump… Comment expliquez-vous ce soutien ?
Je pense que cela vient de la haine qu’éprouvent beaucoup de libertariens à l’égard du progressisme, au point où tout adversaire de cette mouvance devient un allié. Trump a su capter cette hostilité, par exemple en s’opposant aux politiques de discriminations positives, et en dénonçant un système qui, selon lui, divise artificiellement la société en groupes ethniques ou raciaux opposés les uns aux autres.
Les Etats-Unis sont loin d’être un paradis libéral
Mais les libertariens qui se sont alliés avec Trump, de fait, ont dû accepter le reste de son programme, qui n’est pas du tout libéral, comme sa politique migratoire ou son protectionnisme économique. Certains devaient espérer qu’il n’irait pas jusqu’au bout, qu’il ferait comme font tous les politiciens : ne pas tenir ses promesses électorales. Mais Donald Trump, de manière très perverse, est un homme très honnête : il fait exactement ce qu’il avait dit qu’il ferait. Ceux qui ont misé sur le fait qu’il n’était qu’un opportuniste comme les autres ont été déçus, puisqu’il fait tout pour appliquer son programme à la lettre.
Pourtant, vu de France, les Etats-Unis sont perçus comme le paradis du libéralisme…
Cette idée me fait sourire. D’abord parce que le libéralisme a des racines profondément françaises. Au XVIIIe et au XIXe siècle, nombre des grands penseurs libéraux étaient français. Ce n’est pas un hasard si l’on parle, en anglais, de « laissez-faire ». En France, on regarde souvent le libéralisme comme une « pathologie » du monde anglo-saxon, malgré l’existence de cette tradition française de la pensée libérale absolument majeure.
Ensuite, les Etats-Unis sont loin d’être un paradis libéral. Au contraire, l’économie y est fortement encadrée et réglementée, par l’Etat fédéral comme par les gouvernements des Etats. Cette image de « paradis libéral » vient certainement du fait que, contrairement aux Etats-providence de beaucoup de pays européens, nous n’avons pas de système de protection sociale aussi développé que le vôtre. Mais si on regarde le système américain dans son ensemble, alors cette réputation est infondée.
Dans quel état l’économie américaine est-elle aujourd’hui ?
Elle ne va pas très bien. Le « Big Beautifull Bill Act » de Donald Trump devrait, selon certains économistes, creuser massivement la dette publique sur la prochaine décennie, alors même que le pays fait déjà face à un risque de crise budgétaire. Pour résoudre ce problème, trois solutions existent. On peut réduire fortement les dépenses publiques, de manière brutale et sans phase d’ajustement. On peut augmenter les impôts, mais cela se heurterait à une forte opposition. Ou bien on peut laisser l’inflation éroder la valeur réelle de la dette [NDLR : l’inflation fait perdre de la valeur à l’argent, donc l’Etat rembourse sa dette avec des dollars qui valent moins qu’au moment où il a emprunté]. Cette dernière option est celle que je redoute le plus, bien qu’elle soit la plus simple à porter politiquement. Le souci avec cette troisième solution, c’est qu’elle risque de mener à une inflation significative d’ici dix ou quinze ans.
Rien ne dit que le parti républicain se détournera de l’héritage trumpiste
Enfin, nous partageons avec nos amis européens un même problème structurel : le vieillissement démographique. Une population active de moins en moins nombreuse doit financer des retraites et des dépenses de santé d’une population âgée et dépendante croissante. L’une des solutions consiste à encourager l’immigration, mais Trump refuse de le faire, comme d’autres pays européens d’ailleurs. On peut aussi réduire les aides sociales, mais c’est très impopulaire. Enfin, il y a la solution libérale traditionnelle, qui consiste à augmenter la productivité du travail. Si chaque actif devient plus productif, alors il peut soutenir un plus grand nombre de retraités. Mais pour faire cela, encore faudrait-il des politiques fiscales et économiques claires, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.
Un changement d’administration pourrait permettre de corriger le tir, mais encore faut-il que la prochaine prenne les bonnes décisions. Dans l’état actuel des choses, rien ne dit que le Parti républicain se détournera de l’héritage trumpiste. Quant aux démocrates, rien n’est garanti non plus…
Comment le parti de Reagan est-il devenu le parti de l’opposition au libre-échange ?
Jusqu’à l’arrivée de Donald Trump, le Parti républicain est resté globalement fidèle à l’héritage libéral de Reagan. Sans être exemplaire, George W. Bush s’inscrivait dans cette tradition, tout comme Paul Ryan, ex-président de la Chambre des représentants, qui cherchait à appliquer des politiques d’inspiration libérale pour corriger certains problèmes sociaux.
Mais les choses ont changé quand les républicains ont compris qu’il était possible de conquérir l’électorat ouvrier, longtemps acquis aux démocrates, notamment dans le Midwest et les grandes villes. Donald Trump, en particulier, a compris que les classes moyennes seraient séduites par un discours dénonçant l’immigration comme une menace pour l’emploi et accusant la mondialisation de détruire l’industrie américaine. C’est ce tournant stratégique qui explique l’adoption du protectionnisme par la droite américaine.
Quand Donald Trump a battu Hillary Clinton, beaucoup de républicains jusque-là perplexes face à cette ligne « nationale-populiste » ont changé d’avis car, je ne vous apprends rien, les politiques aiment avant tout gagner.
Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/trump-est-de-maniere-perverse-un-homme-tres-honnete-lanalyse-deroutante-de-leconomiste-mario-j-rizzo-EGHCUGRS2RG7VIIPUY6QMBLM6E/
Author : Baptiste Gauthey
Publish date : 2025-07-26 10:15:00
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