Le message s’affiche sur le compte WhatsApp de Matthieu Ghadiri, ce 8 août 2018. « Bonjour Monsieur Matthieu. C’est Parastou du site Iranian Personnals. J’aimerais beaucoup vous revoir. Quand comptez-vous revenir en Iran ? Je suis vraiment très impatiente de vous connaître davantage ». Le destinataire est un agent du renseignement français. Il a immédiatement compris le sous-entendu : son interlocuteur souhaite l’attirer en Iran, où il sera probablement emprisonné s’il n’accepte pas de collaborer. Il fait durer la conversation, comme il le raconte dans son autobiographie Notre agent iranien (Nouveau Monde), jusqu’à ce que « Parastou », en fait un agent recruteur, se lasse. L’opération n’ira pas plus loin, faute de faille côté français.
Ce type de messages engageants, les personnalités de secteurs français sensibles en reçoivent tous les jours. L’équivalent des arnaques au faux Brad Pitt… en version espionnage. Ce peut être un dirigeant de start-up, contacté par une femme d’affaires chinoise sur LinkedIn. Elle prétend agir pour un cabinet de consulting ou un chasseur de têtes, propose une mission. « Votre expertise et votre expérience seront rémunérées », est-il écrit dans un des messages que L’Express a pu consulter. Ce peut être une trentenaire séduisante avec laquelle un militaire engage la conversation sur Tinder, en fait un agent secret russe, un mode opératoire d’abord signalé par le renseignement allemand. « Le numérique accélère tout, jauge Bernard Squarcini, ancien dirigeant du renseignement intérieur. Avant, il fallait monter un dossier pendant des semaines. Maintenant, on peut piéger quelqu’un en quarante-huit heures ».
Des subterfuges
Pour accéder à l’information, la ruse est une arme de guerre. Plus encore dans les périodes de tensions géopolitiques extrêmes, comme aujourd’hui. Lorsqu’il n’est pas possible de convaincre une personne bien placée d’espionner de son plein gré, les services de renseignement ont recours à ces subterfuges. « La compromission est utilisée par tous les services de renseignement, mais ce qui est différent, c’est l’intensité. Dans les pays autoritaires, on se permet des méthodes un peu plus brutales », pointe Michel Guérin, ex-chef de l’inspection de la DGSI et auteur du Dictionnaire renseigné de l’espionnage (Mareuil). Les dictatures utilisent particulièrement ce levier car il leur est moins aisé de recruter des informateurs sur une base idéologique. Il s’agit de se rapprocher de la cible sous un motif fallacieux, de gagner sa confiance… et si possible de lui inspirer un comportement dont elle pourrait avoir honte, afin de la menacer de tout divulguer.
Une spécialité de la Russie de Poutine, soupçonnée d’avoir eu recours à un « kompromat » pour piéger Donald Trump, mais pas seulement. Selon nos informations, en 2024, un fonctionnaire de Bercy a été recruté par les services secrets algériens sur la base d’un chantage. Après avoir glané des informations précises sur sa situation sentimentale, sous la couverture d’une amitié, son agent recruteur s’est dévoilé et lui a intimé de rechercher les coordonnées de l’influenceur Amir Boukhors, honni du pouvoir algérien, en échange du silence. Le 29 avril 2024, Amir Boukhors était enlevé, un rapt sur lequel l’ombre de l’espionnage algérien pèse lourdement. Le fonctionnaire a depuis été mis en examen, notamment pour intelligence avec une puissance étrangère.
La manœuvre figure dans le manuel de recrutement du KGB, daté de 1969 et reproduit dans L’entretien d’embauche au KGB, de Iegor Gran : « Les services de renseignement soviétiques recrutent des agents en utilisant la menace de diffusion de documents compromettants lorsque le candidat a de grandes capacités de renseignement et qu’il n’y a pas d’autre motivation pour le recruter. » Encore faut-il nouer un lien minimal avec la cible. Pendant la phase d’approche, les services secrets adaptent leur stratégie au profil de leur objectif. « Les espions apprennent à déceler ce qu’ils appellent des vulnérabilités, des points faibles qu’ils vont pouvoir utiliser », décrit Jérôme Poirot, ex-coordonnateur-adjoint du renseignement et coauteur du Dictionnaire du renseignement (Perrin).
Ainsi, en 2019, le député Hervé Berville, d’origine rwandaise, est contacté sur Facebook par une femme ; elle se réclame de sa famille. Le parlementaire prévient le renseignement, déjà au courant, qui décèle une tentative d’approche des services secrets de Kigali. En 2024, la DGSI révèle dans un rapport « flash ingérence » qu’un cadre d’une entreprise stratégique, président d’une association sportive sur son temps libre, a été l’objet d’une opération d’entrisme rappelant l’approche des espions du film Les Patriotes, d’Eric Rochant. Plusieurs ressortissants d’un pays étranger adhèrent à son club. L’un d’entre eux, gérant d’un restaurant, invite l’équipe dans son établissement, où il met en relation plusieurs membres de l’entreprise avec des compatriotes.
Une tentative d’espionnage économique
Autre affaire détaillée dans le même document, deux gérants d’un restaurant accueillent fréquemment des salariés d’une structure de recherche sensible. Au fil du temps, ils posent des questions de plus en plus intrusives… jusqu’à prendre des photos et des vidéos de leurs clients. Après enquête, la DGSI estime qu’il s’agit d’une tentative d’espionnage économique. De la même façon, lors du Salon du Bourget 2023, un ingénieur français spécialisé dans les commandes de vol est convié à un gala dans un palace parisien. Il y rencontre le directeur du programme d’une entreprise asiatique, qui lui offre un poste… et évoque les aspirations de sa fille. Surpris d’une telle intrusion, l’ingénieur coupe court. Selon la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), le service secret du ministre des Armées, qui relate l’épisode dans un rapport d’avril 2025, le recruteur a mené cette opération séduction auprès de plusieurs autres experts.
Dans son rapport de 2024, la DGSI conseille de laisser le moins de traces possibles en ligne, y compris sur des plateformes comme LeBonCoin ou les applications de rencontres. « Plus un salarié dévoile d’informations personnelles et professionnelles, plus il sera facile à identifier et à approcher dans un contexte extraprofessionnel en s’appuyant sur des éléments trouvés en ligne », est-il indiqué. Pour faire entendre la bonne parole, le service de renseignement multiplie depuis 2022 les briefings, des formations d’une à deux heures auprès des fonctionnaires, des cadres d’entreprises sensibles et désormais aussi des étudiants de grandes écoles, parfois ciblés lors de leurs années d’échange à l’étranger. Il y est question des « signatures » de chaque pays, notamment des deux jugés les plus dangereux, la Chine et la Russie.
On détaille le recours systématique de Pékin aux faux débauchages professionnels, sous la légende plus discrète d’entreprises de conseil basées en Europe par exemple à Londres. On rappelle l’agressivité extrême des hommes de Moscou, y compris sur le territoire français, dans des lieux de vie comme les bars ou les cocktails. Leur habitude d’utiliser les hobbys de leur cible, s’il s’agit par exemple d’un collectionneur. « Vous êtes devenu une cible », préviennent les agents de la DGSI, lorsqu’ils viennent former les conseillers ministériels, comme L’Express le relevait en mai dernier.
« Attention aux hasards », martèlent les policiers, comme cet ancien camarade promotion israélien ou américain rencontré par hasard dans la rue à Paris, et qui souhaitent reprendre contact. Selon nos informations, une haut-fonctionnaire d’un ministère régalien a récemment été la cible d’un « Roméo », en fait un ami de promotion à Sciences Po, de nationalité étrangère. Trois ans après son départ, il la recontacte car il vient de d’installer en France. Ils nouent une relation intime, jusqu’à ce que la fonctionnaire découvre… qu’il prend en photo ses dossiers classifiés, qu’elle ramène chez elle. Les réseaux d' »alumnis », ces ex-étudiants de grandes écoles, sont considérés comme des viviers à espions.
Les policiers requièrent surtout la plus grande prudence lors des déplacements dans certains pays, notamment dans les chambres d’hôtel. En Russie, la DGSI les surnomme les « chambres garnies », parce qu’on y trouve des micros, et parfois aussi des prostituées. « BYOD », conseillent également les agents français, c’est-à-dire « bring your own device », amenez votre propre matériel informatique. Plusieurs cas récents de vols de données, notamment en Chine et en Russie, ont été observés.
Ils servent parfois de prétexte à un début d’intimidation, puisque la DRSD relève, dans son rapport annuel de juillet 2024, que « certains collaborateurs, dirigeants, ingénieurs ou agents commerciaux, notamment à l’occasion de déplacements professionnels à l’étranger, ont subi des tentatives de chantage reposant sur des infractions, réelles ou supposées, à la législation nationale afin d’obtenir de leur part des informations sensibles sur leur entreprise ». Il s’agit, selon nos informations, de délits allégués de corruption de mineures, la majorité sexuelle étant fixée à 21 ans dans certains pays, ou encore liés à la consommation d’alcool.
En octobre 2024, le Sunday Times a révélé qu’un parlementaire irlandais aurait été recruté par l’espionnage russe à la suite d’un kompromat successif au siphonnage de son historique Internet lors d’un voyage à l’étranger.
Source link : https://www.lexpress.fr/societe/la-dgsi-contre-les-cyber-kompromats-de-facebook-a-tinder-la-guerre-des-espions-fait-rage-66XEYBAX4VD65GAED74KZUELFY/
Author : Etienne Girard
Publish date : 2025-08-06 14:59:00
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