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Maxim Timchenko (DTEK) : « L’Ukraine est le géant endormi de l’énergie européenne »

Maxim Timchenko (DTEK) : « L’Ukraine est le géant endormi de l’énergie européenne »


Vingt ans. Une longue période en temps normal. Une éternité dans certaines circonstances. Maxim Timchenko, à la tête de DTEK depuis 2005, est un vétéran du monde de l’énergie. En deux décennies, il a transformé ce petit fournisseur privé du Donbass en un leader national – et un acteur européen qui monte. « Un long voyage fait de défis, de percées, de victoires et, malheureusement, de pertes », a écrit le dirigeant à ses équipes, début juillet, pour le 20e anniversaire de l’entreprise ukrainienne.

La guerre du Donbass dès 2014, déjà contre Moscou, fut une première épreuve douloureuse. Suivie, huit ans plus tard, de l’invasion à grande échelle. Puisqu’elle possède des infrastructures stratégiques, DTEK est une cible très régulière des missiles russes. « Aucun autre système énergétique au monde n’a été confronté à un tel niveau d’attaques », relève Maxim Timchenko, alors qu’au moins 373 employés sont morts ces trois dernières années.

L’énergie est essentielle en temps de guerre. C’est la raison pour laquelle DTEK continue inlassablement son travail de reconstruction des équipements endommagés. Et cherche, par la même occasion, à renforcer la résilience de l’ensemble du système ukrainien. Cela passera notamment, selon son patron, par une production décentralisée, davantage de renouvelables, de batteries… Et une intégration encore plus poussée au réseau européen. La parole de Maxim Timchenko est rare : il ne s’est pas exprimé dans la presse française depuis le début de l’invasion russe. Il a accepté de répondre aux questions de L’Express.

L’Express : Quelle est la situation de l’Ukraine sur le plan énergétique ?

Maxim Timchenko : Malgré les milliers d’attaques contre nos infrastructures, le système énergétique ukrainien reste résilient. Aucun autre système énergétique au monde n’a été confronté à un tel niveau d’attaques. Nous avons survécu à trois hivers pendant la guerre, et je pense que nous sommes en train de gagner cette bataille énergétique. Il y a un an, 90 % de la production d’électricité de DTEK a été détruite et la capacité hydroélectrique a chuté d’environ 45 %. En revanche, aujourd’hui, nous avons tellement bien restauré le réseau que l’Ukraine dispose de suffisamment d’électricité pour en exporter une partie. Le danger est que tous ces efforts puissent être réduits à néant par une seule attaque massive. C’est pourquoi les systèmes de défense aérienne, tels que le Patriot américain, restent essentiels à l’approche de l’hiver.

Au-delà de la nécessité immédiate de maintenir la lumière allumée, nous devons également reconstruire de manière à renforcer notre système énergétique. Cela signifie décentraliser la production en construisant davantage d’installations renouvelables et de batteries de stockage afin de disperser la capacité et de la rendre plus difficile à atteindre. Pour l’Ukraine, les énergies renouvelables ne sont pas seulement une réponse au changement climatique, mais aussi à la demande urgente de sécurité énergétique.

Dans quelle mesure DTEK a-t-elle réussi à réparer ou remplacer les capacités énergétiques détruites depuis le début de la guerre ?

Notre entreprise a été fondée dans le Donbass. Nous avons perdu beaucoup d’infrastructures lorsque la Russie a envahi l’est de l’Ukraine et la Crimée en 2014. Les attaques depuis l’invasion à grande échelle ont toutefois été d’une magnitude différente. L’an dernier, le système a subi 13 attaques massives, dont 10 de missiles visant les centrales électriques de DTEK.

Après chacune de ces attaques, la réaction de nos équipes est la même : retourner immédiatement sur place et commencer à remettre les unités de production d’électricité en état de marche le plus rapidement possible. Nous avons plus de 3 900 hommes et femmes qui se consacrent à cette tâche et avons dépensé plus de 160 millions d’euros au cours des 18 derniers mois. Grâce à leur détermination, nous passerons l’hiver si nous parvenons à protéger nos centrales électriques.

Certaines de vos installations sont-elles passées sous contrôle russe ? Quelle est la procédure à suivre dans ce cas ?

Depuis 2014, la Russie a saisi un certain nombre d’actifs renouvelables, de mines et de centrales électriques, ainsi que d’autres activités de DTEK en Crimée. Nous la poursuivons devant les tribunaux internationaux pour obtenir des réparations de guerre en compensation de ces saisies illégales. Nous avons compris depuis longtemps que la Russie n’a pas de limites lorsqu’il s’agit d’attaquer le système énergétique, et que la vie de nos travailleurs ne signifie rien pour elle. C’est pourquoi chaque centrale électrique dispose d’un plan d’évacuation détaillé, afin que nous puissions évacuer rapidement les travailleurs et leurs familles et les reloger dans d’autres installations.

Dans le cas de la centrale électrique de Kurakhivska, qui appartient à DTEK et dont la Russie a pris le contrôle à la fin de l’année dernière, nous avons eu plus de temps pour nous préparer. Alors que la ligne de front se rapprochait, nous avons mis en œuvre un plan élaboré depuis des mois pour démanteler l’ensemble de la centrale. Chaque pièce de machinerie – des énormes turbines aux plus petites bobines de câble – a été transférée vers d’autres centrales électriques de DTEK, et est désormais utilisée comme pièce de rechange au fur et à mesure que la Russie attaque ailleurs. Aujourd’hui, les équipements de Kurakhivska permettent à nos centrales électriques, et à l’Ukraine, de continuer à fonctionner.

En janvier, vous avez annoncé un investissement majeur pour construire la deuxième phase d’un parc éolien non loin de la ligne de front. Il s’agit du premier du genre construit en temps de guerre. Où en est le projet ? Comment gérez-vous la construction malgré le danger ?

En 2021, nous avons commencé à construire le parc éolien de Tyligulska, près de la mer Noire. Mais moins d’un an plus tard, nous avons dû prendre une décision difficile : poursuivre ou non, alors que les troupes russes se rapprochaient. À l’été 2022, nous avons décidé de continuer, même si la ligne de front se trouvait à moins de 100 kilomètres. La situation militaire s’était améliorée et nous étions déterminés à poursuivre. Nos ouvriers portaient des gilets pare-balles et se sont réfugiés à de multiples reprises dans des abris. Début 2023, nous avions achevé la phase 1. Nous sommes désormais bien avancés dans la phase 2 avec notre partenaire danois Vestas et, d’ici fin 2026, nous aurons fait passer la puissance de Tyligulska de 114 à 500 mégawatts (MW).

Maxim Timchenko, le PDG de l’énergéticien ukrainien DTEK, devant un parc éolien.

Ce projet est un exemple pour le monde entier de notre engagement envers l’Ukraine et de son potentiel. C’est pourquoi nous investissons dans un deuxième parc éolien encore plus grand à Poltava, et nous sommes sur le point de livrer l’un des plus grands projets de stockage par batterie en Europe de l’Est avec Fluence, le fabricant américano-allemand de batteries.

Pourquoi les éoliennes sont-elles plus difficiles à atteindre pour les Russes que les centrales thermiques ou hydroélectriques ?

Une centrale thermique est une installation centralisée de grande taille. Un seul missile russe Iskander peut détruire une centrale à charbon qui alimente en électricité 250 000 personnes. En revanche, la Russie aurait besoin d’au moins 50 missiles pour détruire la même capacité répartie sur un parc éolien. L’énergie solaire est également difficile à mettre hors service pendant une longue période. Et si les panneaux sont installés sur les toits des habitations et couplés à des batteries de stockage, il est encore plus difficile pour la Russie de nous nuire. La demande explose. Nous venons de lancer une initiative avec la société britannique Octopus Energy pour installer des milliers de panneaux solaires sur les toits d’usines, de magasins, de bureaux et de bâtiments publics à travers l’Ukraine. Nous l’avons baptisée RISE [acronyme anglais pour « énergie solaire résiliente et indépendante », NDLR].

En rassemblant tous ces éléments, vous voyez un pays en pleine transformation de son système énergétique… Avec la guerre comme catalyseur. D’autres pays se tournent vers l’Ukraine comme un exemple de ce qu’il est possible de faire.

Comment protégez-vous vos installations contre les attaques russes ?

Nous faisons tout notre possible, mais les résultats restent limités. Nous avons mis en place des défenses passives telles que des cages anti-drones et des murs de sacs de sable autour de certaines infrastructures, mais il est pratiquement impossible de défendre une centrale électrique de la taille d’un terminal d’aéroport uniquement avec celles-ci. En fin de compte, des systèmes de défense aérienne bien équipés constituent notre ligne de protection la plus efficace pour intercepter les missiles entrants.

L’exportation d’une plus grande quantité d’énergie propre vers l’Europe sera-t-elle l’un des éléments clés de l’avenir de l’Ukraine ?

L’Ukraine dispose d’un énorme potentiel pour devenir un fournisseur clef d’énergie propre pour l’Europe et renforcer la sécurité énergétique du continent. Plus de 70 % de l’électricité ukrainienne est déjà produite à partir de sources propres (nucléaire, hydraulique, éolienne et solaire). Nous avons un énorme potentiel pour devenir une véritable puissance énergétique verte, avec un espace potentiel pour déployer des énergies renouvelables presque aussi important que celui du reste de l’Europe réuni.

L’Ukraine a 70 ans d’expérience dans le domaine nucléaire et possède certaines des plus grandes centrales hydroélectriques d’Europe. Avec les deuxièmes plus grands gisements de gaz en Europe, je pense que l’Ukraine est le géant endormi de l’énergie européenne. Nous devons maintenant investir dans les interconnexions énergétiques entre l’Ukraine et l’Europe pour que ce potentiel se concrétise.

Avez-vous des échanges avec des entreprises énergétiques françaises ? Sur quels sujets ?

Absolument. La France a été l’un de nos soutiens les plus solides tout au long de la guerre, nous fournissant du matériel, des fonds et un appui diplomatique dans les moments les plus difficiles. Schneider Electric, par exemple, a été la première entreprise étrangère à répondre à l’appel à l’aide de DTEK en février 2022. En quelques semaines, elle a fourni des milliers de pièces d’équipement – des disjoncteurs aux machines de surveillance – pour nous aider à rétablir l’approvisionnement en électricité pour les personnes situées sur la ligne de front.

Le gouvernement français a également été un soutien essentiel et a investi des fonds importants. Par exemple, la France a accordé une subvention de 11 millions d’euros pour construire une sous-station numérique dans la ville de Boutcha, près de Kiev, au début de cette année, après les horreurs commises par la Russie dans les premiers mois de la guerre à grande échelle. Ce type d’engagement contribue à créer un lien toujours plus profond avec la France et constitue un tremplin pour de futurs partenariats. Nous explorons activement les opportunités en Ukraine avec plusieurs entreprises françaises, et je suis impatient de voir ce que l’avenir nous réserve.



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Author : Baptiste Langlois

Publish date : 2025-08-07 06:45:00

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