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Mort de « Jean Pormanove » sur Kick : la souffrance de l’autre, un spectacle vieux comme Rome

Mort de « Jean Pormanove » sur Kick : la souffrance de l’autre, un spectacle vieux comme Rome

Des centaines d’heures durant, un quadragénaire, crâne légèrement dégarni, silhouette émaciée et visage taillé au couteau habillé de lunettes rectangulaires, s’est fait rouer de coups, ligoter à une chaise – lorsqu’on ne le frappait pas avec – jeter à terre, étrangler, ou encore insulter de « sale pédé ». Cela – et bien plus – sous les regards encourageants d’utilisateurs de Kick, une plateforme de streaming concurrente de Twitch. Alors, depuis l’annonce mardi 19 août de la mort en direct de Raphaël Graven, alias Jean Pormanove ou « JP », deux questions reviennent inlassablement. Comment des milliers d’internautes ont-ils pu prendre du plaisir à visionner ces images ? Internet aurait-il accouché d’une fascination pour le sadisme ? La première est légitime ; Sénèque se la posait déjà au Ier siècle de notre ère. En revanche, ânonner qu’Internet aurait érigé la violence en divertissement, c’est avoir une vue bien courte de notre Histoire, ou oublier que des foules entières se massaient dans les rues pour assister aux exécutions.

Sous l’Antiquité déjà, la soumission du vulnérable à la cruauté et les mises à mort publiques faisaient le sel de la vie à la Cité. C’est d’ailleurs bien dans l’une des sept merveilles du monde que des milliers de personnes se pressaient pour venir assister à de la violence-spectacle. Qu’il s’agisse de duels ou de venationes – combats entre ou contre des animaux – le Colisée a été le théâtre de la brutalité dans tout ce qu’elle a de plus spectaculaire. Certaines sources laissent même entendre que l’amphithéâtre construit sous la dynastie des Flaviens aurait accueilli le martyre des premiers chrétiens, représenté de la plus théâtrale façon par le peintre russe Constantin Flavitski en plein Risorgimento. Les damnatio ad bestias (en français, condamnation aux bêtes) qui consistent à livrer des condamnés sans défense à des fauves dans l’arène, drainaient eux aussi des milliers de spectateurs.

De façon générale, les Romains raffolaient des combats à mort. Et s’il arrivait qu’ils soient empêchés de se rendre à l’arène, on les imagine gagnés par le « FOMO », locution chérie de la Gen Z pour exprimer la crainte de manquer un moment de cohésion sociale. Ainsi, sous la République, il était courant pour un candidat à une élection cherchant à doper sa popularité, d’organiser des combats de gladiateurs. Le fossoyeur de la Res publica Romana, Jules César, en était coutumier. Des opérations de séduction qui ne semblaient pas gêner Cicéron. Dans son Pro Murena, le philosophe admet que le peuple « ne doit pas être privé du plaisir qu’il tire des jeux, des spectacles de gladiateurs et des banquets, et que les candidats ne doivent pas être empêchés d’exprimer leur liberalitas (générosité) par de tels spectacles ». Organiser un combat de gladiateurs en temps de campagne était donc presque aussi naturel que donner un meeting aujourd’hui.

« Jean Pormanove », rémanence des gladiateurs romains ?

Mais à l’époque classique déjà, plusieurs auteurs s’interrogent sur le plaisir trouble du public à assister à ces scènes de massacre. Sénèque décrit ces événements comme « une boucherie », Tertullien fustige l’ivresse de sang de l’amphithéâtre et désigne les condamnés à mort ou les gladiateurs comme des « victimes du plaisir du public ». Et pour cause, à l’image des adeptes de lives Kick qui encourageaient en commentaires « Safin » et « Naruto » à maltraiter « JP », les spectateurs de combats de gladiateurs – qui pouvaient se comporter comme de véritables supporters – appelaient depuis les gradins à toujours plus de violence à l’encontre de l’adversaire. S’il condamne, à l’instar de ses pairs, l’extrême agressivité des combats, Cicéron se montre néanmoins admiratif à l’endroit des gladiateurs en ce qu’ils parviennent à endurer comme douleurs. Certainement, l’aurait-il été tout autant de « JP », qui pendant plus de trois cents heures, a su résister à la brutalité de ses « camarades ».

En regardant d’un peu plus près, le cas de Jean Pormanove, dont les éléments biographiques laissent entendre qu’il était issu d’un milieu modeste, n’est d’ailleurs pas si éloigné de celui d’un gladiateur de la Rome antique. Au temps de la République romaine, la plupart des gladiateurs appartenaient aux marges de la société ; ils étaient esclaves, prisonniers de guerre, condamnés, chacun réduit à un rôle de bête de foire dont la souffrance importe infiniment moins que le divertissement qu’elle procure. Lorsque l’un d’entre eux se distinguait, la victoire s’accompagnait d’argent sonnant, de présents jetés par la foule, et de contrats plus lucratifs.

Le lanista qui l’avait formé touchait sa part, et l’instigateur des jeux capitalisait sur la ferveur populaire. Autrement dit, la souffrance était profitable aussi bien pour le combattant que pour celui qui l’exhibait, exactement comme… aujourd’hui. Si le streamer Raphaël Graven se rapprochait davantage du souffre-douleur que du duelliste, le sadisme dont il a été victime s’est, lui aussi, converti en flux de revenus – dons, abonnements, visibilité algorithmique, etc. L’enquête de Mediapart publiée en décembre dernier établissait notamment un lien direct entre les humiliations subies par « JP » et les dons versés par les internautes. Aucun doute, un millénaire plus tard, la violence débridée et la souffrance de l’autre sont encore bankable.



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Author : Ambre Xerri

Publish date : 2025-08-22 14:44:00

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