Il n’y a pas de palmiers à Ragsved, cette banlieue modeste dans le sud de Stockholm. Juste un alignement de barres d’immeubles qui se fondent dans l’horizon ardoise. Un terrain de foot pelé. Une vaste place circulaire abrite un petit centre commercial ; quelques arbres ondulent au milieu. La Silicon Valley est loin. La lumière dorée de la Californie aussi. C’est là, au mitan des années 2000, dans sa chambre d’adolescent où il s’est réfugié, que Daniel Ek s’est rêvé en sauveur de l’industrie musicale mondiale. Il a tout juste une vingtaine d’années et la bouille encore ronde. Une dépression rampante, des millions plein les poches, succès facile d’une première aventure entrepreneuriale revendue à prix d’or. Daniel Ek s’ennuie malgré la Ferrari et les soirées jet-set. Ce qu’il aime, c’est coder et écouter de la musique. Pourquoi ne pas marier les deux ?
Deux décennies plus tard, le fondateur de Spotify pourrait goûter le succès. Son entreprise est devenue la première entreprise tech européenne grand public à s’imposer dans le monde entier. Mieux, pour la première fois de sa courte histoire, Spotify est enfin parvenu à être rentable en 2024, avec un bénéfice de 1,1 milliard d’euros, pour 15,6 milliards de chiffre d’affaires. Fort de 696 millions d’utilisateurs actifs mensuels, le groupe court loin devant ses challengers Apple Music, Amazon Music ou le français Deezer. Aux derniers résultats, sa marge brute a encore bondi de 31 % sur douze mois, et le nombre total d’abonnés de 12 %. De quoi justifier un envol de 57 % de sa valorisation boursière depuis le début de l’année.
« Engagement et exigence »
Mais Daniel Ek est un intranquille. Dans le club des gourous de la tech, il y a deux familles. Ceux qui affichent une gloire tapageuse. Mariage vénitien à la Jeff Bezos, ou rêve martien à la Elon Musk. Et les autres. Boule à zéro, regard aussi glacial que les eaux de la Baltique, le quadragénaire suédois boxe dans la catégorie des taiseux. A Stockholm, dans le quartier de Södermalm, le siège de Spotify est à l’image de son fondateur. Discret. Des agents de sécurité à chaque étage. Roulés à la cannelle et café allongé à disposition. Les codes de la start-up conquérante sont parfaitement cochés. Salles de ping-pong, de médidation, de curling, de jeux vidéo, de karaoké… Toutes désertes. Chez Spotify, on a la « possibilité de ». Et ça suffit. Le reste du temps, on bosse. « J’ai rarement vu un tel niveau d’engagement et d’exigence », reconnaît un Français fraîchement embauché.
A une poignée de journalistes européens invités à visiter l’antre du géant mondial de la musique, Daniel Ek confie être « focus sur sa mission ». Il vient à peine de fêter les 100 millions d’abonnés payants en Europe qu’il s’est donné une nouvelle cible : le milliard d’utilisateurs dans le monde. A quel horizon ? « Je ne me fixe plus de calendrier. Mais on doit tous être alignés sur cet objectif. » Adolescent, il visait la Lune. Il ne l’a pas encore décrochée, du moins le pense-t-il. « Je n’abandonne jamais », soufflait-il dans l’une des rares interviews données jadis au magazine Forbes. On le croit volontiers. Des nerfs en titane, une pointe de revanche agrafée au cœur. « Allez-vous faire foutre ! », avait-il répondu à Google, après avoir vu sa candidature sèchement retoquée il y a vingt ans.
Le fondateur et PDG de Spotify, ici le 3 octobre 2023 à New York.
L’abonnement remplace l’achat
L’irrésistible ascension de Spotify est indissociable de la révolution technologique du streaming. Au tournant des années 2000, l’ère du CD est à son apogée. Mais la décennie qui suit prend des allures de Vallée de la mort. Le piratage se généralise et devient la norme chez les plus jeunes, gros consommateurs de musique. Entre 2002 et 2015, le chiffre d’affaires mondial de la musique enregistrée dégringole de quasiment 60 %. Les majors sont étranglées, les fabricants de CD rayés de la carte. Un premier virage est pris par Apple, qui voit dans le téléchargement la solution idoine pour vendre ses iPod. Mais la logique économique reste la même : la vente numérique d’un album a remplacé la vente physique. Le big bang du streaming chamboule tous les standards : on passe d’une logique d’achat à une logique d’abonnement. Pour à peine 10 euros par mois, c’est-à-dire moins que le prix d’un seul CD, les fans de musique ont accès à tous les catalogues du monde entier. « Avec les effets de réseaux de l’économie numérique, le streaming se répand comme une trainée de poudre et redonne un prix à la musique, qui n’en avait plus avec le piratage », explique Cécile Rap-Veber, la directrice générale de la Sacem.
La façon dont ils se sont déployés dans le monde est phénoménale
A Stockholm, Daniel Ek sent souffler ce vent nouveau. Associé à Martin Lorentzon avec lequel il a déjà fait fortune dans la publicité en ligne, il crée Spotify en avril 2006. Sur la planète, ils ne sont pas les seuls à avoir l’idée. En France aussi, deux jeunes, Daniel Maherly et Jonathan Benassaya, se lancent dans l’aventure et fondent quelques mois plus tard Deezer. Les majors se pincent le nez au début puis signent assez rapidement des contrats sur la totalité de leurs catalogues. Le coup de force de Spotify par rapport à ses concurrents ? Avoir vu grand dès le début. La Suède est un petit pays et Daniel Ek déploie immédiatement l’application dans plusieurs pays européens en même temps. Dans la foulée, il part à la conquête des Etats-Unis. Un post de Mark Zuckerberg lui offre le rêve américain sur un plateau : « Spotify is so good », écrit le fondateur de Facebook sur son réseau social. Avec une telle bénédiction, les fonds de capital-risque américains ouvrent grand leur chéquier. De l’argent frais bien utile pour gagner la course aux abonnés.
Des emplettes en France
A la différence des plateformes de streaming vidéo comme Netflix ou Amazon Prime qui se singularisent par les séries qu’elles produisent, celles de musique proposent quasiment toutes les mêmes catalogues. Ce qui fait la différence, c’est le marketing, la capacité à développer une application et des fonctionnalités plus « smart ». A ce jeu-là, Spotify sera, au moins au début, le plus inventif et le plus rapide. Dès 2014, le big boss sent que la révolution de l’intelligence artificielle va démultiplier la gamme de services qu’il peut offrir à ses abonnés. Mais il faut aller vite. Il rachète alors The Echo Nest, une start-up américaine née dans les laboratoires du prestigieux MIT à Boston. L’entreprise propose des outils permettant d’analyser la consommation des internautes et d’améliorer ainsi la recommandation de musique en ligne.
Dans les années qui suivent, le géant suédois ne cessera de faire ses emplettes partout sur la planète, notamment en France, pour garder un temps d’avance. En 2017, Niland, un outil de préconisation reposant sur l’IA, développé à l’Ircam, tombe dans son escarcelle. Rebelote en 2022 avec Sonantic, une pépite qui utilise, là aussi, l’IA pour produire des voix hyperréalistes. Spotify sera le premier à proposer l’écoute hors ligne, le premier à créer à grande échelle des playlists personnalisées, le premier encore, en 2023, à lancer « AI DJ », un assistant virtuel qui recommande des titres en fonction des goûts de l’auditeur…
« La façon dont ils se sont déployés dans le monde est phénoménale », reconnaît Stephan Bourdoiseau, le PDG de Wagram Music, un label indépendant. Introduction en Bourse en 2018, course toujours plus rapide à de nouvelles offres : podcast, audiobook… Certes, la sortie du Covid est rude, il faut resserrer les boulons. Spotify perd des millions d’euros. Sans ciller, le patron sabre dans les effectifs tout en continuant d’investir à tout va. La recette est gagnante. « Le chiffre d’affaires de la musique enregistrée a progressé de 66 % en une dizaine d’années. Le streaming en représente désormais les trois-quarts et dans ce gâteau, Spotify en croque la moitié au niveau mondial », décortique Yannick Cabrol, directeur chez EY.
Le « syndrome de la boîte de nuit »
Pourtant, même sur l’Olympe, les dieux de la tech sont vulnérables. Et les attaques visant le suédois fusent à intervalles réguliers. Taylor Swift a longtemps ferraillé avec la plateforme, avant de faire la paix. Neil Young s’en est retiré avec fracas, outré de voir Spotify faire un pont d’or au podcasteur Joe Rogan, connu pour ses propos complotistes. Et nombre d’artistes n’ont pas digéré que Daniel Ek leur explique que sortir une nouveauté « tous les trois ou quatre ans » n’est plus « suffisant ». La polémique a culminé en janvier dernier avec la parution de Mood Machine, le livre brûlot d’une journaliste américaine, Liz Pelly.
24 janvier 2025 : pochette de l’album de Taylor Swift sur Spotify, lecture de « Fortnight » depuis un téléphone fixé sur un support de voiture, avec Post Malone
Le partage du butin, voilà la question qui fâche. Si quelque 1 500 artistes ont généré plus de 1 million de dollars de royalties sur Spotify l’an passé, ils sont bien plus nombreux à vivoter dans la catégorie touchant « plus de 1 000 euros ». Sont-ils moins bien lotis qu’avant ? Le monde de la musique a toujours été impitoyable. « C’est le syndrome de la boîte de nuit, sourit Antoine Monin, le directeur France et Benelux de Spotify. Avant, peu de personnes avaient le droit d’entrer. Aujourd’hui, les portes sont grandes ouvertes… Mais il faut partager la piste de danse. »
La prime aux artistes cultes
Avec le streaming, les gagnants et les perdants ne sont plus tout à fait les mêmes. Sur le papier, le mode de partage des revenus adopté par Spotify est simple. Primo, 70 % des revenus de la plateforme sont reversés aux ayants droit : auteurs-compositeurs, interprètes, labels… Deuzio, leur part est proportionnelle au nombre d’écoutes. Si un artiste totalise 1 % des écoutes mondiales, lui est ses ayants droit toucheront 1 % du total reversé. Ce qui change plus de choses qu’il n’y paraît.
« Avant, tout se jouait dans les douze à dix-huit mois suivant la sortie d’un album », explique Jean-Baptiste Gourdin, le président du Conseil national de la musique. Dans le monde du CD, Daft Punk ou Tracy Chapman, qui ont cessé de produire, auraient vu leurs revenus se tarir, même s’ils restent des artistes cultes. A l’heure du streaming, c’est tout l’inverse : leur popularité persistante se traduit chaque mois en argent sonnant et trébuchant. Les artistes émergents, et ceux qui les accompagnent, mettent en revanche plus de temps à amortir leurs investissements. « Il faut désormais compter trois ou quatre ans. Pour les labels, cela nécessite d’avoir les reins solides en termes de trésorerie », confie Jean-Baptiste Gourdin.
Après des années de baisse des ventes de CD, le streaming est venu redonner un certain dynamisme à une industrie en souffrance sur le plan économique.
Le modèle Spotify comporte en outre un gros biais : il favorise les préférences de ceux qui écoutent beaucoup de musique par rapport à ceux qui en écoutent peu. Imaginons que Rihanna et Hélène Grimaud aient exactement le même nombre de fans dans le monde. Si les adeptes de la première écoutent en boucle ses titres, tandis que ceux de la seconde les savourent à petite dose, la star du RnB touchera bien plus que la pianiste classique. Conséquence : la musique urbaine prospère sur Spotify. Non seulement le hip-hop attire un public toujours plus large, mais celui-ci, souvent jeune, est boulimique d’écoutes. Cette prime aux auditeurs intensifs peut pousser les labels et les producteurs vers les genres dominants, au risque d’uniformiser l’offre musicale.
« Market centric » ou « user centric » ?
Face à ces déséquilibres, certains rêvent d’un changement de paradigme : faire en sorte que les goûts de chacun pèsent autant, quelle que soit leur fréquence d’écoute. Prenons un exemple fictif avec deux abonnés. Une ado écoute 900 morceaux de Jul et 900 de Taylor Swift. Un quinquagénaire n’écoute que 100 chansons des Beatles et autant de Jacques Brel. Dans le modèle actuel, dit « market centric », Jul et Swift, qui totalisent chacun 45 % des écoutes, récupèrent l’un et l’autre 45 % des revenus. Les ayants droit de Brel et des Beatles ne reçoivent, eux, que 5 % chacun. Le modèle alternatif, ou « user centric », fonctionnerait autrement. Les revenus de chaque abonnement seraient répartis selon les écoutes de l’utilisateur. L’ado verrait donc ses 10 € d’abonnement, moins les 3 euros que garde Spotify, partagés entre les ayants droit de Jul et de Swift. Le quinqua, entre ceux de Brel et des Beatles. Chaque artiste toucherait in fine un quart du gâteau.
Assainir le modèle de revenus devient d’autant plus pressant qu’un nouveau séisme se profile : l’intelligence artificielle. L’émoi suscité en juillet par The Velvet Sundown le montre. Cheveux longs soyeux, regards doux, guitares acoustiques… La bande a tous les attributs d’un groupe de rock folk aux sonorités seventies. Ses deux albums ont attiré plus d’un million d’auditeurs. Le hic ? Ces artistes n’existent pas. Leurs émouvantes ballades ont été entièrement composées par l’IA.
Le cas est loin d’être isolé. Déjà en 2023, un tube prétendument attribué à Drake et The Weeknd s’est révélé être une pure création des machines. Or ces mystifications vont se multiplier avec l’essor d’une foultitude d’outils gratuits qui permettent de créer un morceau sans jamais avoir touché un instrument, ni composé le moindre texte. Sur l’un des plus célèbres, Suno, il suffit de décrire en deux mots le son recherché – « un rock qui donne la pêche », « une bossa-nova sur une rupture amoureuse » – et d’appuyer sur un bouton pour obtenir, quelques secondes plus tard, une composition bluffante. La technologie est si perfectionnée que l’Etat du Tennessee a voté l’an passé le Elvis Act pour lutter contre le clonage de voix, notamment celle du célèbre crooner.
Le fléau des faux titres
Les artistes observent cette révolution avec intérêt et méfiance. Intérêt, car l’IA leur offre un nouveau moyen de jouer avec le son, de donner corps à leur vision. Méfiance, car ils sont concurrencés, depuis quelques années, par des escrocs qui détournent une part du magot en publiant de faux titres – bruits blancs, enregistrements incohérents… – qu’ils font écouter en boucle sur les plateformes par des programmes informatiques malveillants. Deezer estime que 7 à 9 % des « streams » seraient frauduleux.
Spotify a déjà pris quelques mesures pour lutter contre ce fléau en démonétisant les titres qui font moins de 1 000 écoutes. Mais beaucoup attendent des réactions plus fermes. Deezer a pris les devants. « Nous avons créé un outil capable de détecter à 99 % les musiques intégralement générées par IA », fait valoir son DG, Alexis Lanternier, qui précise que ces titres artificiels représentent déjà 18 % des nouveaux morceaux mis quotidiennement sur la plateforme. Une fois repérés, ils ne sont pas supprimés mais exclus des recommandations. L’auditeur est également prévenu qu’il écoute une œuvre synthétique. Enfin, Deezer a démonétisé les populaires musiques d’ambiance – bruits de vagues, sons relaxants -, afin de concentrer le flux d’argent sur la création artistique réelle.
Les musiques francophones sont de plus en plus populaires sur la plateforme.
Des concurrents aux moyens illimités
Dans cette industrie où le marketing fait la loi, la contre-offensive du français est habile, même si le roi Spotify continue de trôner en majesté. Le suédois doit toutefois rester sur ses gardes, d’autant que ses autres concurrents sont des poids lourds aux moyens financiers illimités. En particulier Apple qui, après s’être contenté de prendre au service de streaming sa traditionnelle commission de 30 % sur les achats et abonnements dans l’App Store, a décidé en 2015 de lancer un service rival. « Spotify a porté plainte en 2019 auprès de la Commission européenne, dénonçant les pratiques d’Apple comme anticoncurrentielles », rappelle Mahasti Razavi, avocate spécialiste du numérique au cabinet August Debouzy. Cinq ans plus tard, la marque à la pomme, qui a fait appel, a été condamnée à 1,84 milliard d’euros pour abus de position dominante. Mais les Gafam, qui jouent la complémentarité entre leurs services là où Spotify mise sur l’hyperspécialisation, restent puissants. Apple Music compte 95 millions d’abonnés, Amazon Music, 82 millions, et Youtube Music, 83 millions, selon Midia Research.
Alors, Daniel Ek est obligé d’étendre sa toile, et vite. Afrique, Thaïlande, Vietnam et surtout Inde… Une diversification géographique impérieuse alors même qu’il a fait une croix sur le vaste marché russe après l’invasion de l’Ukraine et que la Turquie lui reproche de diffuser des musiques « provocatrices ».
Une diversification aussi des contenus. Le podcast est déjà un succès. Et les livres audio – 200 000 sont déjà disponibles – vont coûter de moins en moins cher à produire maintenant que l’IA peut transcrire avec rapidité et naturel n’importe quel texte. De nouveaux formats qui aideront Spotify à conquérir et fidéliser ses utilisateurs, et peut-être à leur faire accepter de futures hausses de prix. Un passage obligé pour l’industrie du streaming audio qui a nettement moins relevé ses tarifs au cours des dernières années que les plateformes de vidéos.
Daniel Ek ajoute enfin d’autres crins à son archet. Hors de la musique cette fois, mais toujours sur la scène européenne dont il vante l’inventivité et le dynamisme. En janvier, il a levé 260 millions d’euros pour faire grandir l’un de ses bébés, Neko Health, spécialisé dans la santé prédictive. Et son fonds Prima Materia vient de boucler un tour de table de 600 millions d’euros pour la start-up allemande Helsing, spécialiste de l’IA de défense. L’objectif de cette pépite ? « Protéger nos démocraties », peut-on lire sur son site. Chez les gourous de la tech, le messianisme n’est jamais très loin.
Source link : https://www.lexpress.fr/economie/entreprises/spotify-les-secrets-dun-empire-enquete-sur-le-geant-de-la-musique-en-ligne-44HWRWZ3RNGTPOL3GSMVHAUNWY/
Author : Béatrice Mathieu, Anne Cagan
Publish date : 2025-08-24 15:00:00
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